jeudi 16 mai 2019

Guénon – Orient et Occident : Entente et non fusion 1/4


Cette série est issue du livre de René Guénon - ORIENT et OCCIDENT et se rapporte à la partie II : "Les possibilités de rapprochement".

Le livre en pdf :



Cette série se composera comme suit :

CHAPITRE I - TENTATIVES INFRUCTUEUSES
partie 1,

partie 2,
partie 3
CHAPITRE II - L’ACCORD SUR LES PRINCIPES
partie 1
partie 2
partie 3
CHAPITRE III - CONSTITUTION ET RÔLE DE L’ELITE
partie 1
partie 2,
partie 3
CHAPITRE IV - ENTENTE ET NON FUSION
partie1
partie 2
partie 3
partie 4




CHAPITRE IV : ENTENTE ET NON FUSION

Partie 1/4 :

Toutes les civilisations orientales, malgré la très grande différence des formes qu’elles revêtent, sont comparables entre elles, parce qu’elles ont toutes un caractère essentiellement traditionnel ; chaque tradition a son expression et ses modalités propres, mais, partout où il y a tradition, au sens vrai et profond de ce mot, il y a nécessairement accord sur les principes. Les différences résident uniquement dans les formes extérieures, dans les applications contingentes, qui sont naturellement conditionnées par les circonstances, spécialement par les caractères ethniques, et qui, pour une civilisation donnée, peuvent même varier dans certaines limites, puisque c’est là le domaine laissé à l’adaptation.

Mais, là où il ne subsiste plus que des formes extérieures qui ne traduisent rien d’un ordre plus profond, il ne peut plus guère y avoir que des différences par rapport aux autres civilisations ; il n’y a plus d’accord possible, des lors qu’il n’y a plus de principes ; et c’est pourquoi le défaut de rattachement effectif à une tradition nous apparaît comme la racine même de la déviation occidentale.

Aussi déclarons-nous formellement que le but essentiel que l’élite intellectuelle, si elle arrive à se constituer un jour, devra assigner à son activité, c’est le retour de l’Occident à une civilisation traditionnelle ; et nous ajoutons que, s’il y a jamais eu un développement proprement occidental en ce sens, c’est le moyen âge qui nous en offre l’exemple, de sorte qu’il s’agirait en somme, non de copier ou de reconstituer purement et simplement ce qui exista à cette époque (chose manifestement impossible, car, quoi qu’en prétendent certains, l’histoire ne se répète pas, et il n’y a dans le monde que des choses analogues non des choses identiques), mais bien de s’en inspirer pour l’adaptation nécessitée par les circonstances.

C’est là, textuellement, ce que nous avons toujours dit, et c’est avec intention que nous le reproduisons dans les termes mêmes dont nous nous sommes déjà servi (1) ; cela nous paraît assez net pour ne laisser place à aucune équivoque. Pourtant, il en est qui s’y sont mépris de la façon la plus singulière, et qui ont cru pouvoir nous attribuer les intentions les plus fantaisistes, par exemple celle de vouloir restaurer quelque chose de comparable au « syncrétisme » alexandrin ; nous y reviendrons tout à l’heure, mais précisons d’abord que, quand nous parlons du moyen âge, nous avons surtout en vue la période qui s’étend du règne de Charlemagne au début du XIVe siècle ; c’est assez loin d’Alexandrie !


Il est vraiment curieux que, lorsque nous affirmons l’unité fondamentale de toutes les doctrines traditionnelles, on puisse comprendre qu’il s’agit d’opérer une « fusion » entre des traditions différentes, et qu’on ne se rende pas compte que l’accord sur les principes ne suppose aucunement l’uniformité ; cela ne viendrait-il pas encore de ce défaut très occidental qu’est l’incapacité d’aller plus loin que les apparences extérieures ?

1 Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, Conclusion.

Quoi qu’il en soit, il ne nous paraît pas inutile de revenir sur cette question et d’y insister davantage, de manière à ce que nos intentions ne soient plus dénaturées pareillement ; et d’ailleurs, même en dehors de cette considération, la chose n’est pas sans intérêt.

En raison de l’universalité des principes, comme nous l’avons dit, toutes les doctrines traditionnelles sont d’essence identique ; il n’y a et il ne peut y avoir qu’une métaphysique, quelles que soient les façons diverses dont on l’exprime, dans la mesure où elle est exprimable, suivant le langage qu’on a à sa disposition, et qui n’a d’ailleurs jamais qu’un rôle de symbole ; et, s’il en est ainsi, c’est tout simplement parce que la vérité est une, et parce que, étant en soi absolument indépendante de nos conceptions, elle s’impose pareillement à tous ceux qui la comprennent.
Donc, deux traditions véritables ne peuvent en aucun cas s’opposer comme contradictoires ; s’il est des doctrines qui sont incomplètes (qu’elles l’aient toujours été ou qu’une partie s’en soit perdue) et qui vont plus ou moins loin, il n’en est pas moins vrai que, jusqu’au point où ces doctrines s’arrêtent, l’accord avec les autres subsiste, quand même leurs représentants actuels n’en auraient pas conscience ; pour tout ce qui est au delà, il ne saurait être question d’accord ni de désaccord, mais seul l’esprit de système pourrait faire contester l’existence de cet « au-delà », et, sauf cette négation de parti pris qui ressemble un peu trop à celles qui sont coutumières à l’esprit moderne, tout ce que peut faire la doctrine qui est incomplète, c’est de s’avouer incompétente à l’égard de ce qui la dépasse.

En tout cas, si l’on trouvait une contradiction apparente entre deux traditions, il faudrait en conclure, non point que l’une est vraie et que l’autre est fausse, mais qu’il y en a au moins une qu’on ne comprend qu’imparfaitement ; et, en examinant les choses de plus près, on s’apercevrait qu’il y avait effectivement une de ces erreurs d’interprétation auxquelles les différences d’expression peuvent donner lieu très facilement quand on y est insuffisamment habitué.

Quant à nous, d’ailleurs, nous devons dire que, en fait, nous ne trouvons pas de telles contradictions, tandis que, par contre, nous voyons apparaître fort clairement, sous les formes les plus diverses, l’unité doctrinale essentielle ; ce qui nous étonne, c’est que ceux qui posent en principe l’existence d’une « tradition primordiale » unique, commune à toute l’humanité à ses origines, ne voient pas les conséquences qui sont impliquées dans cette affirmation ou ne sachent pas les en tirer, et qu’ils soient parfois tout aussi acharnés que d’autres à découvrir des oppositions qui sont purement imaginaires.
Nous ne parlons, bien entendu, que des doctrines qui sont véritablement traditionnelles, « orthodoxes » si l’on veut ; il y a des moyens pour reconnaître, sans aucune erreur possible, ces doctrines parmi toutes les autres, comme il y en a aussi pour déterminer le degré exact de compréhension auquel correspond une doctrine quelconque ; mais ce n’est pas là ce dont il s’agit présentement. Pour résumer notre pensée en quelques mots, nous pouvons dire ceci : toute vérité est exclusive de l’erreur, non d’une autre vérité (ou, pour mieux nous exprimer, d’un autre aspect de la vérité) ; et, nous le répétons, tout autre exclusivisme que celui-là n’est qu’esprit de système, incompatible avec la compréhension des principes universels.


L’accord, portant essentiellement sur les principes, ne peut être vraiment conscient que pour les doctrines qui renferment au moins une part de métaphysique ou d’intellectualité pure ; il ne l’est pas pour celles qui sont limitées strictement à une forme particulière, par exemple à la forme religieuse. Cependant, cet accord n’en existe pas moins réellement en pareil cas, en ce sens que les vérités théologiques peuvent être regardées comme une traduction, à un point de vue spécial, de certaines vérités métaphysiques; mais, pour faire apparaître cet accord, il faut alors effectuer la transposition qui restitue à ces vérités leur sens le plus profond, et le métaphysicien seul peut le faire, parce qu’il se place au delà de toutes les formes particulières et de tous les points de vue spéciaux.

Métaphysique et religion ne sont pas et ne seront jamais sur le même plan ; il résulte de là, d’ailleurs, qu’une doctrine purement métaphysique et une doctrine religieuse ne peuvent ni se faire concurrence ni entrer en conflit, puisque leurs domaines sont nettement différents. Mais, d’autre part, il en résulte aussi que l’existence d’une doctrine uniquement religieuse est insuffisante pour permettre d’établir une entente profonde comme celle que nous avons en vue quand nous parlons du rapprochement intellectuel de l’Orient et de l’Occident ; c’est pourquoi nous avons insisté sur la nécessité d’accomplir en premier lieu un travail d’ordre métaphysique, et ce n’est qu’ensuite que la tradition religieuse de l’Occident, revivifiée et restaurée dans sa plénitude, pourrait devenir utilisable à cette fin, grâce à l’adjonction de l’élément intérieur qui lui fait actuellement défaut, mais qui peut fort bien venir s’y superposer sans que rien soit changé extérieurement.

Si une entente est possible entre les représentants des différentes traditions, et nous savons que rien ne s’y oppose en principe, cette entente ne pourra se faire que par en haut, de telle façon que chaque tradition gardera toujours son entière indépendance, avec les formes qui lui sont propres ; et la masse, tout en participant aux bénéfices de cette entente, n’en aura pas directement conscience, car c’est là une chose qui ne concerne que l’élite, et même « l’élite de l’élite », suivant l’expression qu’emploient certaines écoles islamiques.


A suivre... 




Aucun commentaire: