Cette série est issue du livre de René Guénon - ORIENT et OCCIDENT et se rapporte à la partie II : "Les possibilités de rapprochement".
Le livre en pdf :
Cette série se composera comme suit :
CHAPITRE I - TENTATIVES INFRUCTUEUSES
partie 1, partie 2, partie 3
CHAPITRE II - L’ACCORD SUR LES PRINCIPES
partie 1, partie 2, partie 3
partie 1, partie 2, partie 3
CHAPITRE II - L’ACCORD SUR LES PRINCIPES
partie 1, partie 2, partie 3
CHAPITRE III - CONSTITUTION ET RÔLE DE L’ELITE
CHAPITRE IV - ENTENTE ET NON FUSION
CONCLUSION
L’ACCORD SUR LES PRINCIPES
Partie 1
Quand on veut parler de principes à nos contemporains, on ne doit pas
espérer se faire comprendre sans difficulté, car la plupart d’entre eux
ignorent totalement ce que cela peut être, et ne se doutent même pas que cela
puisse exister ; assurément, ils parlent bien de principes, eux aussi, ils en
parlent même beaucoup trop, mais toujours pour appliquer ce mot à tout ce à
quoi il ne saurait convenir.
C’est ainsi que, à notre époque, on appelle « principes » des lois
scientifiques un peu plus générales que les autres, qui sont exactement le
contraire en réalité, puisqu’elles sont des conclusions et des résultats
inductifs, quand elles ne sont pas de simples hypothèses. C’est ainsi que, plus
communément encore, on accorde ce nom à des conceptions morales, qui ne sont
même pas des idées, mais l’expression de quelques aspirations sentimentales, ou
à des théories politiques, souvent à base sentimentale également, comme le trop
fameux « principe des nationalités », qui a contribué au désordre de l’Europe
au delà de tout ce qu’on peut imaginer ; ne va-t-on pas jusqu’à parler
couramment de « principes révolutionnaires », comme si ce n’était pas là une
contradiction dans les termes ?
Quand on abuse d’un mot à tel point, c’est qu’on en a entièrement
oublié la vraie signification ; ce cas est tout à fait semblable à celui du mot
de « tradition », appliqué, comme nous le faisions remarquer précédemment, à
n’importe quelle coutume purement extérieure, si banale et si insignifiante
qu’elle soit ; et, pour prendre encore un autre exemple, si les Occidentaux
avaient conservé le sens religieux de leurs ancêtres, n’éviteraient-ils pas
d’employer à tout propos des expressions comme celles de « religion de la
patrie », de « religion de la science », de « religion du devoir », et autres
du même genre ?
Ce sont là, non des négligences de langage sans grande portée, mais
des symptômes de cette confusion qui est partout dans le monde moderne : on ne
sait plus faire la distinction entre les points de vue et les domaines les plus
différents, entre ceux qui devraient demeurer le plus complètement séparés ; on
met une chose à la place d’une autre avec laquelle elle n’a aucun rapport ; et
le langage ne fait en somme que représenter fidèlement l’état des esprits.
Comme il y a d’ailleurs correspondance entre la mentalité et les institutions,
les raisons de cette confusion sont aussi les raisons pour lesquelles on
s’imagine que n’importe qui peut remplir indifféremment n’importe quelle
fonction ; l’égalitarisme démocratique n’est que la conséquence et la
manifestation, dans l’ordre social, de l’anarchie intellectuelle ; les
Occidentaux d’aujourd’hui sont véritablement, à tous égards, des hommes « sans
caste », comme disent les Hindous, et même « sans famille », au sens où
l’entendent les Chinois ; ils n’ont plus rien de ce qui fait le fond et
l’essence des autres civilisations.
Ces considérations nous ramènent précisément à notre point de départ :
la civilisation moderne souffre d’un manque de principes, et elle en souffre
dans tous les domaines ; par une prodigieuse anomalie, elle est, seule entre
toutes les autres, une civilisation qui n’a pas de principes, ou qui n’en a que
de négatifs, ce qui revient au même. C’est comme un organisme décapité qui
continuerait à vivre d’une vie tout à la fois intense et désordonnée ; les
sociologues, qui aiment tant à assimiler les collectivités aux organismes (et
souvent d’une façon tout à fait injustifiée), devraient bien réfléchir un peu
sur cette comparaison.
L’intellectualité pure étant supprimée, chaque domaine spécial et
contingent est regardé comme indépendant ; l’un empiète sur l’autre, tout se
mêle et se confond dans un chaos inextricable ; les rapports naturels sont
intervertis, ce qui devrait être subordonné s’affirme autonome, toute
hiérarchie est abolie au nom de la chimérique égalité, dans l’ordre mental
comme dans l’ordre social ; et, comme l’égalité est malgré tout impossible en
fait, il se crée de fausses hiérarchies, dans lesquelles on met au premier rang
n’importe quoi : science, industrie, morale, politique ou finance, faute
d’avoir la seule chose à laquelle puisse et doive normalement revenir la
suprématie, c’est-à-dire, encore une fois, faute de principes vrais.
Que l’on ne se hâte pas de crier à l’exagération devant un tel tableau
; que l’on prenne plutôt la peine d’examiner sincèrement l’état des choses, et,
si l’on n’est pas aveuglé par les préjugés, on se rendra compte qu’il est bien
tel que nous le décrivons.
Qu’il y ait dans le désordre des degrés et des
étapes, nous ne le contestons aucunement ; on n’en est pas arrivé là d’un seul
coup, mais on devait y arriver fatalement, étant donné l’absence de principes
qui, si l’on peut dire, domine le monde moderne et le constitue ce qu’il est ;
et, au point où nous en sommes aujourd’hui, les résultats sont déjà assez
apparents pour que quelques-uns commencent à s inquiéter et à pressentir la
menace d’une dissolution finale. Il y a des choses qu’on ne peut véritablement
définir que par une négation : l’anarchie, dans quelque ordre que ce soit, ce
n’est que la négation de la hiérarchie, et ce n’est rien de positif ;
civilisation anarchique ou sans principes, voilà ce qu’est au fond la
civilisation occidentale actuelle, et c’est exactement la même chose que nous
exprimons en d’autres termes lorsque nous disons que, contrairement aux
civilisations orientales, elle n’est pas une civilisation traditionnelle.
Ce que nous appelons une civilisation traditionnelle, c’est une
civilisation qui repose sur des principes au vrai sens de ce mot, c’est-à-dire
où l’ordre intellectuel domine tous les autres, où tout en procède directement
ou indirectement et, qu’il s’agisse de sciences ou d’institutions sociales,
n’est en définitive qu’applications contingentes, secondaires et subordonnées
des vérités purement intellectuelles. Ainsi, retour à la tradition ou retour
aux principes, ce n’est réellement qu’une seule et même chose ; mais il faut
évidemment commencer par restaurer la connaissance des principes, là où elle
est perdue, avant de songer à les appliquer ; il ne saurait être question de
reconstituer une civilisation traditionnelle dans son ensemble si l’on ne
possède tout d’abord les données premières et fondamentales qui doivent y
présider.
Vouloir procéder autrement, c’est encore réintroduire la confusion là
où on se propose de la faire disparaître, et c’est ne pas comprendre ce qu’est
la tradition dans son essence ; c’est le cas de tous les inventeurs de
pseudo-traditions auxquels nous avons fait allusion plus haut ; et, si nous
insistons sur des choses aussi évidentes, c’est que l’état de la mentalité
moderne nous y oblige, car nous ne savons que trop combien il est difficile
d’obtenir qu’elle ne renverse pas les rapports normaux.
Les gens les mieux intentionnés, s’ils ont quelque-chose de cette
mentalité, même malgré eux et tout en s’en déclarant les adversaires,
pourraient fort bien être tentés de commencer par la fin, quand ce ne serait
que pour céder à ce singulier vertige de la vitesse qui s’est emparé de tout
l’Occident, ou pour arriver tout de suite à ces résultats visibles et tangibles
qui sont tout pour les modernes, tellement leur esprit, à force de se tourner
vers l’extérieur, est devenu inapte à saisir autre chose.
C’est pourquoi nous répétons si souvent, au risque de paraître
ennuyeux, qu’il faut avant tout se placer dans le domaine de l’intellectualité
pure, qu’on ne fera jamais rien de valable si l’on ne commence par là ; et tout
ce qui se rapporte à ce domaine, bien que ne tombant pas sous les sens, a des
conséquences autrement formidables que ce qui ne relève que d’un ordre
contingent ; cela est peut-être difficile à concevoir pour ceux qui n’y sont
pas habitués, mais c’est pourtant ainsi.
Seulement, il faut bien se garder de
confondre l’intellectuel pur avec le rationnel, l’universel avec le général, la
connaissance métaphysique avec la connaissance scientifique ; sur ce sujet,
nous renverrons aux explications que nous avons données ailleurs (1), et nous
ne pensons pas avoir à nous en excuser, car il ne saurait être question de
reproduire indéfiniment et sans nécessité les mêmes considérations.
Quand nous
parlons de principes d’une façon absolue et sans aucune spécification, ou de
vérités purement intellectuelles, c’est toujours de l’ordre universel qu’il
s’agit exclusivement ; c’est là le domaine de la connaissance métaphysique,
connaissance supra-individuelle et supra-rationnelle en soi, intuitive et non
plus discursive, indépendante de toute relativité ; et il faut encore ajouter
que l’intuition intellectuelle par laquelle s’obtient une telle connaissance
n’a absolument rien de commun avec ces intuitions infra-rationnelles, qu’elles
soient d’ordre sentimental, instinctif ou purement sensible, qui sont les
seules qu’envisage la philosophie contemporaine.
Naturellement, la conception des vérités métaphysiques doit être
distinguée de leur formulation, où la raison discursive peut intervenir
secondairement (à la condition qu’elle reçoive un reflet direct de l’intellect
pur et transcendant) pour exprimer, dans la mesure du possible, ces vérités qui
dépassent immensément son domaine et sa portée, et dont, à cause de leur
universalité, toute forme symbolique ou verbale ne peut jamais donner qu’une
traduction incomplète, imparfaite et inadéquate, plutôt propre à fournir un «
support » à la conception qu’à rendre effectivement ce qui est de soi, pour la
plus grande partie, inexprimable et incommunicable, ce qui ne peut être qu’«
assenti » directement et personnellement.
Rappelons enfin que, si nous tenons à
ce terme de « métaphysique », c’est uniquement parce qu’il est le mieux
approprié de tous ceux que les langues occidentales mettent à notre disposition
; si les philosophes en sont venus à l’appliquer à tout autre chose, la
confusion est de leur fait, non du notre, puisque le sens où nous l’entendons
est seul conforme à sa dérivation étymologique, et cette confusion, due à leur
totale ignorance de la métaphysique vraie, est tout à fait analogue à celles
que nous signalions plus haut.
1
Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, 2ème partie, ch. V.
Nous n’estimons point avoir à tenir compte de ces abus de langage, et
il suffit de mettre en garde contre les erreurs auxquelles ils pourraient
donner lieu ; dès lors que nous prenons toutes les précautions voulues à cet
égard, nous ne voyons aucun inconvénient sérieux à nous servir d’un mot comme
celui-là, et nous n’aimons point à recourir à des néologismes lorsque ce n’est
pas strictement nécessaire ; du reste, c’est là une peine qu’on s’éviterait
bien souvent si l’on avait soin de fixer avec toute la netteté désirable le
sens des termes qu’on emploie, ce qui vaudrait mieux, très certainement, que
d’inventer une terminologie compliquée et embrouillée à plaisir, suivant la
coutume des philosophes, qui, il est vrai, se donnent ainsi le luxe d’une
originalité à bon compte.
Nous continuerons donc purement et simplement à parler de la
métaphysique comme nous l’avons toujours fait ; mais nous espérons qu’on ne
regardera pas comme une digression inutile les explications que nous impose le
souci d’être toujours aussi clair que possible, et qui, d’ailleurs, ne nous
éloignent qu’en apparence du sujet que nous nous sommes proposé de traiter.
A suivre...
A suivre...
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