jeudi 28 février 2019

Guénon – Orient et Occident : l'accord sur les principes 1/3


Cette série est issue du livre de René Guénon - ORIENT et OCCIDENT et se rapporte à la partie II : "Les possibilités de rapprochement".




Le livre en pdf :


Cette série se composera comme suit :

CHAPITRE I - TENTATIVES INFRUCTUEUSES
partie 1,
 partie 2, partie 3
CHAPITRE II - L’ACCORD SUR LES PRINCIPES
partie 1, partie 2, partie 3
CHAPITRE III - CONSTITUTION ET RÔLE DE L’ELITE
CHAPITRE IV - ENTENTE ET NON FUSION
CONCLUSION


L’ACCORD SUR LES PRINCIPES

Partie 1 

Quand on veut parler de principes à nos contemporains, on ne doit pas espérer se faire comprendre sans difficulté, car la plupart d’entre eux ignorent totalement ce que cela peut être, et ne se doutent même pas que cela puisse exister ; assurément, ils parlent bien de principes, eux aussi, ils en parlent même beaucoup trop, mais toujours pour appliquer ce mot à tout ce à quoi il ne saurait convenir.

C’est ainsi que, à notre époque, on appelle « principes » des lois scientifiques un peu plus générales que les autres, qui sont exactement le contraire en réalité, puisqu’elles sont des conclusions et des résultats inductifs, quand elles ne sont pas de simples hypothèses. C’est ainsi que, plus communément encore, on accorde ce nom à des conceptions morales, qui ne sont même pas des idées, mais l’expression de quelques aspirations sentimentales, ou à des théories politiques, souvent à base sentimentale également, comme le trop fameux « principe des nationalités », qui a contribué au désordre de l’Europe au delà de tout ce qu’on peut imaginer ; ne va-t-on pas jusqu’à parler couramment de « principes révolutionnaires », comme si ce n’était pas là une contradiction dans les termes ?


Quand on abuse d’un mot à tel point, c’est qu’on en a entièrement oublié la vraie signification ; ce cas est tout à fait semblable à celui du mot de « tradition », appliqué, comme nous le faisions remarquer précédemment, à n’importe quelle coutume purement extérieure, si banale et si insignifiante qu’elle soit ; et, pour prendre encore un autre exemple, si les Occidentaux avaient conservé le sens religieux de leurs ancêtres, n’éviteraient-ils pas d’employer à tout propos des expressions comme celles de « religion de la patrie », de « religion de la science », de « religion du devoir », et autres du même genre ?
Ce sont là, non des négligences de langage sans grande portée, mais des symptômes de cette confusion qui est partout dans le monde moderne : on ne sait plus faire la distinction entre les points de vue et les domaines les plus différents, entre ceux qui devraient demeurer le plus complètement séparés ; on met une chose à la place d’une autre avec laquelle elle n’a aucun rapport ; et le langage ne fait en somme que représenter fidèlement l’état des esprits. Comme il y a d’ailleurs correspondance entre la mentalité et les institutions, les raisons de cette confusion sont aussi les raisons pour lesquelles on s’imagine que n’importe qui peut remplir indifféremment n’importe quelle fonction ; l’égalitarisme démocratique n’est que la conséquence et la manifestation, dans l’ordre social, de l’anarchie intellectuelle ; les Occidentaux d’aujourd’hui sont véritablement, à tous égards, des hommes « sans caste », comme disent les Hindous, et même « sans famille », au sens où l’entendent les Chinois ; ils n’ont plus rien de ce qui fait le fond et l’essence des autres civilisations.

Ces considérations nous ramènent précisément à notre point de départ : la civilisation moderne souffre d’un manque de principes, et elle en souffre dans tous les domaines ; par une prodigieuse anomalie, elle est, seule entre toutes les autres, une civilisation qui n’a pas de principes, ou qui n’en a que de négatifs, ce qui revient au même. C’est comme un organisme décapité qui continuerait à vivre d’une vie tout à la fois intense et désordonnée ; les sociologues, qui aiment tant à assimiler les collectivités aux organismes (et souvent d’une façon tout à fait injustifiée), devraient bien réfléchir un peu sur cette comparaison.
L’intellectualité pure étant supprimée, chaque domaine spécial et contingent est regardé comme indépendant ; l’un empiète sur l’autre, tout se mêle et se confond dans un chaos inextricable ; les rapports naturels sont intervertis, ce qui devrait être subordonné s’affirme autonome, toute hiérarchie est abolie au nom de la chimérique égalité, dans l’ordre mental comme dans l’ordre social ; et, comme l’égalité est malgré tout impossible en fait, il se crée de fausses hiérarchies, dans lesquelles on met au premier rang n’importe quoi : science, industrie, morale, politique ou finance, faute d’avoir la seule chose à laquelle puisse et doive normalement revenir la suprématie, c’est-à-dire, encore une fois, faute de principes vrais.


Que l’on ne se hâte pas de crier à l’exagération devant un tel tableau ; que l’on prenne plutôt la peine d’examiner sincèrement l’état des choses, et, si l’on n’est pas aveuglé par les préjugés, on se rendra compte qu’il est bien tel que nous le décrivons. 
Qu’il y ait dans le désordre des degrés et des étapes, nous ne le contestons aucunement ; on n’en est pas arrivé là d’un seul coup, mais on devait y arriver fatalement, étant donné l’absence de principes qui, si l’on peut dire, domine le monde moderne et le constitue ce qu’il est ; et, au point où nous en sommes aujourd’hui, les résultats sont déjà assez apparents pour que quelques-uns commencent à s inquiéter et à pressentir la menace d’une dissolution finale. Il y a des choses qu’on ne peut véritablement définir que par une négation : l’anarchie, dans quelque ordre que ce soit, ce n’est que la négation de la hiérarchie, et ce n’est rien de positif ; civilisation anarchique ou sans principes, voilà ce qu’est au fond la civilisation occidentale actuelle, et c’est exactement la même chose que nous exprimons en d’autres termes lorsque nous disons que, contrairement aux civilisations orientales, elle n’est pas une civilisation traditionnelle.

Ce que nous appelons une civilisation traditionnelle, c’est une civilisation qui repose sur des principes au vrai sens de ce mot, c’est-à-dire où l’ordre intellectuel domine tous les autres, où tout en procède directement ou indirectement et, qu’il s’agisse de sciences ou d’institutions sociales, n’est en définitive qu’applications contingentes, secondaires et subordonnées des vérités purement intellectuelles. Ainsi, retour à la tradition ou retour aux principes, ce n’est réellement qu’une seule et même chose ; mais il faut évidemment commencer par restaurer la connaissance des principes, là où elle est perdue, avant de songer à les appliquer ; il ne saurait être question de reconstituer une civilisation traditionnelle dans son ensemble si l’on ne possède tout d’abord les données premières et fondamentales qui doivent y présider.
Vouloir procéder autrement, c’est encore réintroduire la confusion là où on se propose de la faire disparaître, et c’est ne pas comprendre ce qu’est la tradition dans son essence ; c’est le cas de tous les inventeurs de pseudo-traditions auxquels nous avons fait allusion plus haut ; et, si nous insistons sur des choses aussi évidentes, c’est que l’état de la mentalité moderne nous y oblige, car nous ne savons que trop combien il est difficile d’obtenir qu’elle ne renverse pas les rapports normaux.
Les gens les mieux intentionnés, s’ils ont quelque-chose de cette mentalité, même malgré eux et tout en s’en déclarant les adversaires, pourraient fort bien être tentés de commencer par la fin, quand ce ne serait que pour céder à ce singulier vertige de la vitesse qui s’est emparé de tout l’Occident, ou pour arriver tout de suite à ces résultats visibles et tangibles qui sont tout pour les modernes, tellement leur esprit, à force de se tourner vers l’extérieur, est devenu inapte à saisir autre chose.

C’est pourquoi nous répétons si souvent, au risque de paraître ennuyeux, qu’il faut avant tout se placer dans le domaine de l’intellectualité pure, qu’on ne fera jamais rien de valable si l’on ne commence par là ; et tout ce qui se rapporte à ce domaine, bien que ne tombant pas sous les sens, a des conséquences autrement formidables que ce qui ne relève que d’un ordre contingent ; cela est peut-être difficile à concevoir pour ceux qui n’y sont pas habitués, mais c’est pourtant ainsi. 
Seulement, il faut bien se garder de confondre l’intellectuel pur avec le rationnel, l’universel avec le général, la connaissance métaphysique avec la connaissance scientifique ; sur ce sujet, nous renverrons aux explications que nous avons données ailleurs (1), et nous ne pensons pas avoir à nous en excuser, car il ne saurait être question de reproduire indéfiniment et sans nécessité les mêmes considérations. 

Quand nous parlons de principes d’une façon absolue et sans aucune spécification, ou de vérités purement intellectuelles, c’est toujours de l’ordre universel qu’il s’agit exclusivement ; c’est là le domaine de la connaissance métaphysique, connaissance supra-individuelle et supra-rationnelle en soi, intuitive et non plus discursive, indépendante de toute relativité ; et il faut encore ajouter que l’intuition intellectuelle par laquelle s’obtient une telle connaissance n’a absolument rien de commun avec ces intuitions infra-rationnelles, qu’elles soient d’ordre sentimental, instinctif ou purement sensible, qui sont les seules qu’envisage la philosophie contemporaine.

Naturellement, la conception des vérités métaphysiques doit être distinguée de leur formulation, où la raison discursive peut intervenir secondairement (à la condition qu’elle reçoive un reflet direct de l’intellect pur et transcendant) pour exprimer, dans la mesure du possible, ces vérités qui dépassent immensément son domaine et sa portée, et dont, à cause de leur universalité, toute forme symbolique ou verbale ne peut jamais donner qu’une traduction incomplète, imparfaite et inadéquate, plutôt propre à fournir un « support » à la conception qu’à rendre effectivement ce qui est de soi, pour la plus grande partie, inexprimable et incommunicable, ce qui ne peut être qu’« assenti » directement et personnellement.


Rappelons enfin que, si nous tenons à ce terme de « métaphysique », c’est uniquement parce qu’il est le mieux approprié de tous ceux que les langues occidentales mettent à notre disposition ; si les philosophes en sont venus à l’appliquer à tout autre chose, la confusion est de leur fait, non du notre, puisque le sens où nous l’entendons est seul conforme à sa dérivation étymologique, et cette confusion, due à leur totale ignorance de la métaphysique vraie, est tout à fait analogue à celles que nous signalions plus haut.

1 Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, 2ème partie, ch. V.

Nous n’estimons point avoir à tenir compte de ces abus de langage, et il suffit de mettre en garde contre les erreurs auxquelles ils pourraient donner lieu ; dès lors que nous prenons toutes les précautions voulues à cet égard, nous ne voyons aucun inconvénient sérieux à nous servir d’un mot comme celui-là, et nous n’aimons point à recourir à des néologismes lorsque ce n’est pas strictement nécessaire ; du reste, c’est là une peine qu’on s’éviterait bien souvent si l’on avait soin de fixer avec toute la netteté désirable le sens des termes qu’on emploie, ce qui vaudrait mieux, très certainement, que d’inventer une terminologie compliquée et embrouillée à plaisir, suivant la coutume des philosophes, qui, il est vrai, se donnent ainsi le luxe d’une originalité à bon compte.

S’il en est qui trouvent gênante cette dénomination de « métaphysique », on peut dire encore que ce dont il s’agit est la « connaissance » par excellence, sans épithète, et les Hindous, en effet, n’ont point d’autre mot pour la désigner ; mais, dans les langues européennes, nous ne pensons pas que l’usage de ce mot soit de nature à écarter les malentendus, puisqu’on s’est habitué à l’appliquer aussi, et sans y apporter aucune restriction, à la science et à la philosophie.
Nous continuerons donc purement et simplement à parler de la métaphysique comme nous l’avons toujours fait ; mais nous espérons qu’on ne regardera pas comme une digression inutile les explications que nous impose le souci d’être toujours aussi clair que possible, et qui, d’ailleurs, ne nous éloignent qu’en apparence du sujet que nous nous sommes proposé de traiter.

A suivre... 




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