samedi 2 février 2019

Guénon – Orient et Occident : tentatives infructueuses part.1/3


Cette série est issue du livre de René Guénon - ORIENT et OCCIDENT et se rapporte à la partie II : "Les possibilités de rapprochement".


Le livre en pdf :

Cette série se composera comme suit :

CHAPITRE I - TENTATIVES INFRUCTUEUSES
CHAPITRE II - L’ACCORD SUR LES PRINCIPES
CHAPITRE III - CONSTITUTION ET RÔLE DE L’ELITE
CHAPITRE IV - ENTENTE ET NON FUSION
CONCLUSION


CHAPITRE PREMIER : TENTATIVES INFRUCTUEUSES

Partie 1


En formulant l’idée d’un rapprochement entre l’Orient et l’Occident, nous n’avons point la prétention d’émettre une idée nouvelle, ce qui, d’ailleurs, n’est nullement nécessaire pour qu’elle soit intéressante ; l’amour de la nouveauté, qui n’est pas autre chose que le besoin de changement, et la recherche de l’originalité, conséquence d’un individualisme intellectuel qui confine à l’anarchie, ce sont là des caractères propres à la mentalité moderne et par lesquels s’affirment les tendances anti traditionnelles.

En fait, cette idée de rapprochement a pu venir déjà à l’esprit de bien des gens en Occident, ce qui ne lui enlève rien de sa valeur ni de son importance ; mais nous devons constater qu’elle n’a produit jusqu’ici aucun résultat, que l’opposition n’a même fait qu’aller en s’accentuant toujours, ce qui était inévitable dès lors que l’Occident continuait à suivre sa ligne divergente. C’est à l’Occident seul, en effet, que doit être imputé cet éloignement, puisque l’Orient n’a jamais varié quant à l’essentiel ; et toutes les tentatives qui ne tenaient pas compte de ce fait devaient forcément échouer.

Le grand défaut de ces tentatives, c’est qu’elles ont toujours été faites en sens inverse de ce qu’il aurait fallu pour réussir : c’est à l’Occident de se rapprocher de l’Orient, puisque c’est lui qui s’en est éloigné, et c’est en vain qu’il s’efforcera de persuader à l’Orient de se rapprocher de lui, car l’Orient estime n’avoir pas plus de raisons de changer aujourd’hui qu’au cours des siècles précédents. Bien entendu, il ne s’est jamais agi, pour les Orientaux, d’exclure les adaptations qui sont compatibles avec le maintien de l’esprit traditionnel, mais, si l’on vient leur proposer un changement qui équivaut à une subversion de tout l’ordre établi, ils ne peuvent qu’y opposer une fin de non-recevoir ; et le spectacle que leur offre l’Occident est bien loin de les engager à se laisser convaincre. Même si les Orientaux se trouvent contraints d’accepter dans une certaine mesure le progrès matériel, cela ne constituera jamais pour eux un changement profond, parce que, comme nous l’avons déjà dit, ils ne s’y intéresseront pas ; ils le subiront simplement comme une nécessité, et ils n’y trouveront qu’un motif supplémentaire de ressentiment contre ceux qui les auront obligés à s’y soumettre ; loin de renoncer à ce qui est pour eux toute leur raison d’être. Ils le renfermeront en eux-mêmes plus strictement que jamais, et ils se feront encore plus distants et plus inaccessibles.

D’ailleurs, la civilisation occidentale étant de beaucoup la plus jeune de toutes, les règles de la plus élémentaire politesse, si elles étaient de mise dans les relations des peuples ou des races comme dans celles des individus, devraient suffire pour lui montrer que c’est à elle, et non aux autres qui sont ses aînées, qu’il appartient de faire les premiers pas.
Certes, c’est bien l’Occident qui est allé trouver les Orientaux, mais avec des intentions toutes contraires : non pour s’instruire auprès d’eux, comme il sied aux jeunes gens qui se rencontrent avec des vieillards, mais pour s’efforcer, tantôt brutalement, tantôt insidieusement, de les convertir à sa propre manière de voir, pour leur prêcher toutes sortes de choses dont ils n’ont que faire ou dont ils ne veulent pas entendre parler. Les Orientaux, qui tous apprécient fort la politesse, sont choqués de ce prosélytisme intempestif comme d’une grossièreté ; venant s’exercer dans leur propre pays, il constitue même, ce qui est encore plus grave à leurs yeux, un manquement aux lois de l’hospitalité ; et la politesse orientale, qu’on ne s’y trompe pas, n’est point un vain formalisme comme l’observation des coutumes tout extérieures auxquelles les Occidentaux donnent le même nom : elle repose sur des raisons autrement profondes, parce qu’elle tient à tout l’ensemble d’une civilisation traditionnelle, tandis que, en Occident, ces raisons ayant disparu avec la tradition, ce qui subsiste n’est plus que superstition à proprement parler, sans compter les innovations dues tout simplement à la « mode » et à ses caprices injustifiables, et avec lesquelles on tombe dans la parodie.



Mais, pour en revenir au prosélytisme, il n’est pour les Orientaux, toute question de politesse à part, qu’une preuve d’ignorance et d’incompréhension, le signe d’un défaut d’intellectualité, parce qu’il implique et suppose essentiellement la prédominance du sentimentalisme : on ne peut faire de propagande pour une idée que si l’on y attache un intérêt sentimental quelconque, au détriment de sa pureté ; pour ce qui est des idées pures, on se contente de les exposer pour ceux qui sont capables de les comprendre, sans jamais se préoccuper d’entraîner la conviction de qui que ce soit. Ce jugement défavorable auquel donne prise le prosélytisme, tout ce que disent et font les Occidentaux est pour le confirmer ; tout ce par quoi ils croient prouver leur supériorité, ce ne sont pour les Orientaux qu’autant de marques d’infériorité.

Si l’on se place en dehors de tout préjugé, il faut bien se résigner à admettre que l’Occident n’a rien à enseigner à l’Orient, si ce n’est dans le domaine purement matériel, auquel l’Orient, encore une fois, ne peut pas s’intéresser, parce qu’il a à sa disposition des choses auprès desquelles celles-là ne comptent guère, et qu’il n’est pas disposé à sacrifier pour de vaines et futiles contingences. Du reste, le développement industriel et économique, comme nous l’avons déjà dit, ne peut provoquer que la concurrence et la lutte entre les peuples ; ce ne saurait donc être un terrain de rapprochement, à moins qu’on ne prétende que c’est encore une manière de rapprocher les hommes que de les amener à se battre les uns contre les autres ; mais ce n’est pas ainsi que nous l’entendons, et ce ne serait là en somme qu’un fort mauvais jeu de mots.
Pour nous, quand nous parlons de rapprochement, il s’agit d’entente et non de concurrence ; d’ailleurs, la seule façon dont certains Orientaux peuvent être tentés d’admettre chez eux le développement économique, ainsi que nous l’avons expliqué, ne laisse de ce côté aucun espoir. Ce ne sont pas les facilités apportées par les inventions mécaniques aux relations extérieures entre les peuples qui donneront jamais à ceux-ci les moyens de mieux se comprendre ; il ne peut en résulter, et cela d’une façon tout à fait générale, que des heurts plus fréquents et des conflits plus étendus ; quant aux accords basés sur des intérêts purement commerciaux, on ne devrait savoir que trop quelle valeur il convient de leur attribuer.

La matière est, de sa nature, un principe de division et de séparation ; tout ce qui en procède ne saurait servir à fonder une union réelle et durable, et d’ailleurs c’est le changement incessant qui est ici la loi. Nous ne voulons pas dire qu’il ne faille aucunement se préoccuper des intérêts économiques ; mais, comme nous le répétons sans cesse, il faut mettre chaque chose à sa place, et celle qui leur revient normalement serait plutôt la dernière que la première. Ce n’est point à dire non plus qu’il faille y substituer des utopies sentimentales à la manière d’une « société des nations » quelconque ; cela est encore moins solide si c’est possible, n’ayant même pas pour fondement cette réalité brutale et grossière qu’on ne peut du moins contester aux choses de l’ordre purement sensible ; et le sentiment, en lui-même, n’est pas moins variable et inconstant que ce qui appartient au domaine proprement matériel.
Du reste, l’humanitarisme, avec toutes ses rêveries, n’est bien souvent qu’un masque des intérêts matériels, masque imposé par l’hypocrisie « moraliste » ; nous ne croyons guère au désintéressement des apôtres de la « civilisation », et d’ailleurs, à vrai dire, le désintéressement n’est pas une vertu politique. Au fond, ce n’est ni sur le terrain économique ni sur le terrain politique que les moyens d’une entente pourront jamais être trouvés, et ce n’est qu’après coup et secondairement que l’activité économique et politique sera appelée à bénéficier de cette entente ; ces moyens, s’ils existent, ne relèvent ni du domaine de la matière ni de celui du sentiment, mais d’un domaine beaucoup plus profond et plus stable, qui ne peut être que celui de l’intelligence. Seulement, nous voulons entendre ici l’intelligence au sens vrai et complet ; il ne s’agit aucunement, dans notre pensée, de ces contrefaçons d’intellectualité que l’Occident s’obstine malheureusement à présenter à l’Orient, et qui sont d’ailleurs tout ce qu’il peut lui présenter, puisqu’il ne connaît rien d’autre et que, même pour son propre usage, il n’a pas autre chose à sa disposition ; mais ce qui suffit à contenter l’Occident sous ce rapport est parfaitement impropre à donner à l’Orient la moindre satisfaction intellectuelle, dès lors qu’il y manque tout l’essentiel.


La science occidentale, même pour autant qu’elle ne se confond pas purement et simplement avec l’industrie et qu’elle est indépendante des applications pratiques, n’est encore, aux yeux des Orientaux, que ce « savoir ignorant » dont nous avons parlé, parce qu’elle ne se rattache à aucun principe d’un ordre supérieur. Limitée au monde sensible qu’elle prend pour son unique objet, elle n’a pas par elle-même une valeur proprement spéculative ; si encore elle était un moyen préparatoire pour atteindre à une connaissance d’un ordre plus élevé, les Orientaux seraient fort enclins à la respecter, tout en estimant que ce moyen est bien détourné, et surtout qu’il est peu adapté à leur propre mentalité ; mais il n’en est point ainsi.
Cette science, au contraire, est constituée de telle façon qu’elle crée fatalement un état d’esprit aboutissant à la négation de toute autre connaissance, ce que nous avons appelé le « scientisme » ; ou elle est prise pour une fin en elle-même, ou elle n’a d’issue que du côté des applications pratiques, c’est-à-dire dans l’ordre le plus inférieur, où le mot même de « connaissance », avec la plénitude de sens qu’y attachent les Orientaux, ne saurait plus être employé que par la plus abusive des extensions. Les résultats théoriques de la science analytique, si considérables qu’ils paraissent aux Occidentaux, ne sont que de bien petites choses pour les Orientaux, à qui tout cela fait l’effet d’amusements enfantins, indignes de retenir longtemps l’attention de ceux qui sont capables d’appliquer leur intelligence à d’autres objets, autant dire de ceux qui possèdent la véritable intelligence, car le reste n’en est qu’un reflet plus ou moins obscurci.

Voilà à quoi se réduit la « haute idée » que les Orientaux peuvent se faire de la science européenne, au dire des Occidentaux (qu’on se rappelle ici l’exemple de Leibnitz que nous avons cité plus haut), et cela même si on leur en présente les productions les plus authentiques et les plus complètes, non point seulement les rudiments de la « vulgarisation » ; et ce n’est point là, de leur part, incapacité de la comprendre et de l’apprécier, mais c’est au contraire parce qu’ils l’estiment à sa juste valeur, à l’aide d’un terme de comparaison qui manque aux Occidentaux.
La science européenne, en effet, parce qu’elle n’a rien de profond, parce qu’elle n’est véritablement rien de plus que ce qu’elle paraît, est facilement accessible à quiconque veut prendre la peine de l’étudier ; sans doute, toute science est spécialement appropriée à la mentalité du peuple qui l’a produite, mais il n’y a pas là le moindre équivalent des difficultés que rencontrent les Occidentaux qui veulent pénétrer les « sciences traditionnelles » de l’Orient, difficultés qui proviennent de ce que ces sciences partent de principes dont ils n’ont aucune idée, et de ce qu’elles emploient des moyens d’investigation qui leur sont totalement étrangers, parce qu’ils dépassent les cadres étroits où s’enferme l’esprit occidental. 


Le défaut d’adaptation, s’il existe des deux côtés, se traduit de façons bien différentes : pour les Occidentaux qui étudient la science orientale, c’est une incompréhension à peu près irrémédiable, quelle que soit l’application qu’ils y mettent, à part des exceptions individuelles toujours possibles, mais très peu nombreuses ; pour les Orientaux qui étudient la science occidentale, c’est seulement un manque d’intérêt qui n’empêche point la compréhension, mais qui, évidemment, dispose peu à consacrer à cette étude des forces qui peuvent être mieux employées. 
Qu’on ne compte donc pas sur la propagande scientifique, non plus que sur aucune espèce de propagande, pour arriver à un rapprochement avec l’Orient ; l’importance même que les Occidentaux attribuent à ces choses donne aux Orientaux une assez pauvre idée de leur mentalité, et, s’ils les regardent comme intellectuelles, c’est que l’intellectualité n’a pas le même sens pour eux que pour les Orientaux.

A suivre....


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