lundi 18 février 2019

Guénon : Le Saint Graal (partie 2 et fin)


Chapitre VIII du livre de René Guénon « Aperçus sur l’ésotérisme chrétien »

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Il ne nous paraît pas douteux que les origines de la légende du Graal doivent être rapportées à la transmission d’éléments traditionnels, d’ordre initiatique, du Druidisme au Christianisme ; cette transmission ayant été opérée régulièrement, et quelles qu’en aient été d’ailleurs les modalités, ces éléments firent dès lors partie intégrante de l’ésotérisme chrétien ; nous sommes d’accord avec M. Waite sur ce second point, mais nous devons dire que le premier semble lui avoir échappé. L’existence de l’ésotérisme chrétien au moyen âge est une chose absolument certaine ; les preuves de tout genre en abondent, et les dénégations dues à l’incompréhension moderne, qu’elles proviennent d’ailleurs de partisans ou d’adversaires du Christianisme, ne peuvent rien contre ce fait ; nous avons eu assez souvent l’occasion de parler de cette question pour qu’il ne soit pas nécessaire d’y insister ici.

Mais, parmi ceux mêmes qui admettent l’existence de cet ésotérisme, il en est beaucoup qui s’en font une conception plus ou moins inexacte, et tel nous paraît être aussi le cas de M. Waite, à en juger par ses conclusions; il y a, là encore, des confusions et des malentendus qu’il importe de dissiper. 

Tout d’abord, qu’on remarque bien que nous disons « ésotérisme chrétien », et non «Christianisme ésotérique » ; il ne s’agit point, en effet, d’une forme spéciale de Christianisme, il s’agit du côté « intérieur » de la tradition chrétienne ; et il est facile de comprendre qu’il y a là plus qu’une simple nuance.


En outre, lorsqu’il y a lieu de distinguer ainsi dans une forme traditionnelle deux faces, l’une exotérique et l’autre ésotérique, il doit être bien entendu qu’elles ne se rapportent pas au même domaine, si bien qu’il ne peut y avoir entre elles de conflit ou d’opposition d’aucune sorte ; en particulier, lorsque l’exotérisme revêt le caractère spécifiquement religieux, comme c’est ici le cas, l’ésotérisme correspondant, tout en y prenant sa base et son support, n’a en lui-même rien à voir avec le domaine religieux et se situe dans un ordre totalement différent. Il résulte immédiatement de là que cet ésotérisme ne peut en aucun cas être représenté par des « Églises » ou des « sectes » quelconques, qui, par définition même, sont toujours religieuses, donc exotériques; c’est là encore un point que nous avons déjà traité en d’autres circonstances, et qu’il nous suffit donc de rappeler sommairement.

Certaines « sectes » ont pu naître d’une confusion entre les deux domaines, et d’une « extériorisation » erronée de données ésotériques mal comprises et mal appliquées; mais les organisations initiatiques véritables, se maintenant strictement sur leur terrain propre, demeurent forcément étrangères à de telles déviations, et leur « < régularité » même les oblige à ne reconnaître que ce qui présente un caractère d’orthodoxie, fût-ce dans l’ordre exotérique.

On est donc assuré par là que ceux qui veulent rapporter à des « sectes » ce qui concerne l’ésotérisme ou l’initiation font fausse route et ne peuvent que s’égarer; point n’est besoin d’un plus ample examen pour écarter toute hypothèse de ce genre ; et, si l’on trouve dans quelques « sectes » des éléments qui paraissent être de nature ésotérique, il faut en conclure, non point qu’ils ont eu là leur origine, mais, tout au contraire, qu’ils y ont été détournés de leur véritable signification. 
Cela étant, certaines difficultés apparentes se trouvent aussitôt résolues, ou, pour mieux dire on s’aperçoit qu’elles sont inexistantes ainsi, il n’y a point lieu de se demander quelle peut être la situation, par rapport à l’orthodoxie chrétienne entendue au sens ordinaire, d’une ligne de transmission en dehors de la « succession apostolique », comme celle dont il est question dans certaines versions de la légende du Graal ; s’il s’agit là d’une hiérarchie initiatique, la hiérarchie religieuse ne saurait en aucune façon être affectée par son existence, que d’ailleurs elle n’a point à connaître « officiellement », si l’on peut dire, puisqu’elle-même n’exerce de juridiction légitime que dans le domaine exotérique.

De même, lorsqu’il est question d’une formule secrète en relation avec certains rites, il y a, disons-le franchement, une singulière naïveté à se demander si la perte ou l’omission de cette formule ne risque pas d’empêcher que la célébration de la messe puisse être regardée comme valable ; la messe, telle qu’elle est, est un rite religieux, et il s’agit là d’un rite initiatique ; chacun vaut dans son ordre, et, même si l’un et l’autre ont en commun un caractère « eucharistique », cela ne change rien à cette distinction essentielle, pas plus que le fait qu’un même symbole peut être interprété à la fois aux deux points de vue exotérique et ésotérique n’empêche ceux-ci d’être extrêmement distincts et de se rapporter à des domaines totalement différents; quelles que puissent être parfois les ressemblances extérieures, qui s’expliquent d’ailleurs par certaines correspondances, la portée et le but des rites initiatiques sont tout autres que ceux des rites religieux.


À plus forte raison, il n’y a pas à rechercher si la formule mystérieuse dont il s’agit ne pourrait pas être identifiée avec une formule en usage dans telle ou telle Église possédant un rituel plus ou moins spécial ; d’abord, tant qu’il s’agit d’Églises orthodoxes, les variantes du rituel sont tout à fait secondaires et ne peuvent aucunement porter sur quelque chose d’essentiel ; ensuite, ces divers rituels ne peuvent jamais être autres que religieux, et, comme tels, ils sont parfaitement équivalents, la considération de l’un ou de l’autre ne nous rapprochant pas davantage du point de vue initiatique ; que de recherches et de discussions inutiles on s’épargnerait si l’on était, avant toutes choses, bien fixé sur les principes!

Maintenant, que les écrits concernant la légende du Graal soient émanés, directement ou indirectement, d’une organisation initiatique, cela ne veut point dire qu’ils constituent un rituel d’initiation, comme certains l’ont supposé assez bizarrement ; et il est curieux de noter qu’on n’a jamais émis une semblable hypothèse, à notre connaissance du moins, pour des œuvres qui pourtant décrivent beaucoup plus manifestement un processus initiatique, comme la Divine Comédie ou le Roman de la Rose ; il est bien évident que tous les écrits qui présentent un caractère ésotérique ne sont pas pour cela des rituels. 

M. Waite, qui rejette avec juste raison cette supposition, en fait ressortir des invraisemblances: tel est, notamment, le fait que le prétendu récipiendaire aurait une question à poser, au lieu d’avoir au contraire à répondre aux questions de l’initiateur, ainsi que cela a lieu généralement ; et nous pourrions ajouter que les divergences qui existent entre les différentes versions sont incompatibles avec le caractère d’un rituel, qui a nécessairement une forme fixe et bien définie ; mais en quoi tout cela empêche-t-il que la légende se rattache, à quelque autre titre, à ce que M. Waite appelle Instituted Mysteries, et que nous appelons plus simplement les organisations initiatiques ?

C’est qu’il se fait de celles-ci une idée beaucoup trop étroite, et inexacte par plus d’un côté : d’une part, il semble les concevoir comme quelque chose de presque exclusivement « cérémoniel », ce qui, remarquons-le en passant, est une façon de voir assez typiquement anglo-saxonne ; d’autre part, suivant une erreur très répandue et sur laquelle nous avons déjà bien souvent insisté, il se les représente comme étant plus ou moins des « sociétés », alors que, si quelques-unes d’entre elles en sont arrivées à prendre une telle forme, ce n’est là que l’effet d’une sorte de dégénérescence toute moderne. Il a sans doute connu, par expérience directe, un bon nombre de ces associations pseudo-initiatiques qui pullulent de nos jours en Occident, et, s’il paraît en avoir été plutôt déçu, il n’en est pas moins demeuré, en un certain sens, influencé par ce qu’il y a vu : nous voulons dire que faute de percevoir nettement la différence de l’initiation authentique et de la pseudo-initiation, il attribue à tort aux véritables organisations initiatiques des caractères comparables a ceux des contrefaçons avec lesquelles il s’est trouvé en contact ; et cette méprise entraîne encore d’autres conséquences, affectant directement, comme nous allons le voir, les conclusions positives de son étude.


Il est évident, en effet, que tout ce qui est d’ordre initiatique ne saurait en aucune façon rentrer dans un cadre aussi étroit que le serait celui de « sociétés » constituées à la manière moderne ; mais précisément, là où M. Waite ne retrouve plus rien qui ressemble de près ou de loin à ses « sociétés » il se perd, et il en arrive à admettre la supposition fantastique d’une initiation pouvant exister en dehors de toute organisation et de toute transmission régulière ; nous ne pouvons mieux faire ici que de renvoyer aux articles que nous avons consacrés précédemment à cette question (1). C’est que, en dehors des dites « sociétés », il ne voit apparemment pas d’autre possibilité que celle d’une chose vague et indéfinie qu’il appelle «Église secrète » ou «Église intérieure », suivant des expressions empruntées à des mystiques tels qu’Eckartshausen et Lopoukine, et dans lesquelles le mot même d’«Église » indique qu’on se trouve, en réalité, ramené purement et simplement au point de vue religieux, fût-ce par quelqu’une de ces variétés plus ou moins aberrantes en lesquelles le mysticisme tend spontanément à se développer dès qu’il échappe au contrôle d’une orthodoxie rigoureuse.

1 — Cf. Aperçus sur l’Initiation, Paris, 1953, 2e éd. (Note des Éditeurs)

Effectivement, M. Waite est encore de ceux, malheureusement si nombreux aujourd’hui, qui, pour des raisons diverses, confondent mysticisme et initiation ; et il en arrive à parler en quelque sorte indifféremment de l’une ou de l’autre de ces deux choses, incompatibles entre elles, comme si elles étaient à peu près synonymes.

Ce qu’il croit être l’initiation se résout, en définitive, en une simple « expérience mystique » ; et nous nous demandons même si, au fond, il ne conçoit pas cette « expérience » comme quelque chose de « psychologique », ce qui nous ramènerait encore à un niveau inférieur à celui du mysticisme entendu dans son sens propre, car les véritables états mystiques échappent déjà entièrement au domaine de la psychologie, en dépit de toutes les théories modernes du genre de celles dont le représentant le plus connu est William James.


Quant aux états intérieurs dont la réalisation relève de l’ordre initiatique, ils ne sont ni des états psychologiques ni même des états mystiques; ils sont quelque chose de beaucoup plus profond, et, en même temps, ils ne sont point de ces choses dont on ne peut dire ni d’où elles viennent ni ce qu’elles sont au juste mais ils impliquent au contraire une connaissance exacte et une technique précise ; la sentimentalité et l’imagination n’ont plus ici la moindre part. Transposer les vérités de l’ordre religieux dans l’ordre initiatique, ce n’est point les dissoudre dans les nuées d’un « idéal » quelconque ; c’est au contraire en pénétrer le sens le plus profond et le plus « positif » tout à la fois, en écartant toutes les nuées qui arrêtent et bornent la vue intellectuelle de l’humanité ordinaire.

À vrai dire, dans une conception comme celle de M. Waite, ce n’est pas de transposition qu’il s’agit, mais tout au plus, si l’on veut, d’une sorte de prolongement ou d’extension dans le sens « horizontal », puisque tout ce qui est mysticisme est inclus dans le domaine religieux et ne va pas au-delà ; et, pour aller effectivement au-delà, il faut autre chose que l’agrégation à une «Église » qualifiée d’« intérieure » surtout, à ce qu’il semble, parce qu’elle n’a qu’une existence simplement « idéale », ce qui, traduit en termes plus nets, revient à dire qu’elle n’est en fait, qu’une organisation de rêve.

Là ne saurait être véritablement le « secret du Saint Graal », non plus d’ailleurs qu’aucun autre secret initiatique réel ; si l’on veut savoir où se trouve ce secret, il faut se reporter à la constitution très « positive » des centres spirituels, ainsi que nous l’avons indiqué assez explicitement dans notre étude sur Le Roi du Monde.
Nous nous bornerons, à cet égard, à remarquer que M. Waite touche parfois à des choses dont la portée semble lui échapper: c’est ainsi qu’il lui arrive de parler, à diverses reprises, de choses « substituées », qui peuvent être des paroles ou des objets symboliques ; or ceci peut se référer, soit aux divers centres secondaires en tant qu’ils sont des images ou des reflets du Centre suprême, soit aux phases successives de l’« obscuration » qui se produit graduellement, en conformité avec les lois cycliques, dans la manifestation de ces mêmes centres par rapport au monde extérieur.

D’ailleurs, le premier de ces deux cas rentre d’une certaine façon dans le second, car la constitution même des centres secondaires, correspondant aux formes traditionnelles particulières, quelles qu’elles soient, marque déjà un premier degré d’obscuration vis-à-vis de la Tradition primordiale ; en effet, le Centre suprême, dès lors, n’est plus en contact direct avec l’extérieur, et le lien n’est maintenu que par l’intermédiaire des centres secondaires.
D’autre part, si l’un de ceux-ci vient à disparaître, on peut dire qu’il est en quelque sorte résorbé dans le Centre suprême, dont il n’était qu’une émanation ; ici encore, du reste, il y a des degrés à observer: il peut se faire qu’un tel centre devienne seulement plus caché et plus fermé, et ce fait peut être représenté par le même symbolisme que sa disparition complète, tout éloignement de l’extérieur étant en même temps, et dans une mesure équivalente, un retour vers le Principe. Nous voulons ici faire allusion au symbolisme de la disparition finale du Graal : que celui-ci ait été enlevé au Ciel, suivant certaines versions, ou qu’il ait été transporté dans le «Royaume du Prêtre Jean », suivant certaines autres, cela signifie exactement la même chose, ce dont M. Waite ne semble guère se douter (1).

Il s’agit toujours là de ce même retrait de l’extérieur vers l’intérieur, en raison de l’état du monde à une certaine époque, ou, pour parler plus exactement, de cette portion du monde qui est en rapport avec la forme traditionnelle considérée ; ce retrait ne s’applique d’ailleurs ici qu’au côté ésotérique de la tradition, le côté exotérique étant, dans le cas du Christianisme, demeuré sans changement apparent ; mais c’est précisément par le côté ésotérique que sont établis et maintenus les liens effectifs et conscients avec le Centre suprême.


Que quelque chose en subsiste cependant, mais en quelque sorte invisiblement, tant que cette forme traditionnelle demeure vivante, cela doit être nécessairement ; s’il en était autrement, cela reviendrait à dire que l’« esprit » s’en est entièrement retiré et qu’il ne reste plus qu’un corps mort. 
Il est dit que le Graal ne fut plus vu comme auparavant, mais il n’est pas dit que personne ne le vit plus; assurément, en principe, tout au moins, il est toujours présent pour ceux qui sont « qualifiés » ; mais, en fait, ceux-là sont devenus de plus en plus rares, au point de ne plus constituer qu’une infime exception ; et, depuis l’époque où l’on dit que les Rose-Croix se retirèrent en Asie, qu’on l’entende d’ailleurs littéralement ou symboliquement, quelles possibilités de parvenir à l’initiation effective peuvent-ils encore trouver ouvertes devant eux dans le monde occidental ?

1 — De ce qu’une lettre attribuée au Prêtre Jean est manifestement apocryphe, M Waite prétend conclure à son inexistence, ce qui est une argumentation pour le moins singulière ; la question des rapports de la légende du Graal avec l’Ordre du Temple est traitée par lui d’une façon qui n’est guère moins sommaire ; il semble qu’il ait, inconsciemment sans doute, une certaine hâte d’écarter ces choses trop significatives et inconciliables avec son « mysticisme » ; et, d’une façon générale, les versions allemandes de la légende nous paraissent mériter plus de considération qu’il ne leur en accorde.


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