Cette série est issue du livre de René Guénon - ORIENT et OCCIDENT et se rapporte à la partie II : "Les possibilités de rapprochement".
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Cette série se composera comme suit :
CHAPITRE I - TENTATIVES INFRUCTUEUSES
partie 1, partie 2, partie 3
CHAPITRE II - L’ACCORD SUR LES PRINCIPES
partie 1, partie 2, partie 3
CHAPITRE II - L’ACCORD SUR LES PRINCIPES
CHAPITRE III - CONSTITUTION ET RÔLE DE L’ELITE
CHAPITRE IV - ENTENTE ET NON FUSION
CONCLUSION
Parmi les préjugés qui contribuent à entretenir un tel état d’esprit,
il en est un que nous avons appelé le « préjugé classique », et auquel nous
avons déjà fait allusion à propos de la croyance à la « civilisation » unique
et absolue, dont ce n’est en somme qu’une forme particulière : parce que la
civilisation occidentale moderne se considère comme l’héritière de la
civilisation gréco-romaine (ce qui n’est vrai que jusqu’à un certain point), on
ne veut rien connaître en dehors de celle-ci (1), on se persuade que tout le reste
n’est pas intéressant ou ne peut être que l’objet d’une sorte d’intérêt
archéologique ; on décrète qu’il ne peut se trouver ailleurs aucune idée
valable, ou que du moins, s’il s’en rencontre par hasard, elles devaient
exister aussi dans l’antiquité gréco-romaine ; c’est encore bien beau quand on
ne va pas jusqu’à affirmer que ce ne peuvent être que des emprunts faits à
cette dernière.
1
Dans un discours prononcé à la Chambre des Députés par M. Bracks, au cours du
débat sur la réforme de l’enseignement, nous avons relevé ce passage très
caractéristique : « Nous vivions dans la civilisation gréco-romaine. Pour nous,
il n’y en a pas d’autre. La civilisation gréco-romaine est, pour nous, la
civilisation tout court. » Ces paroles, et surtout les applaudissements
unanimes qui les accueillirent, justifient pleinement tout ce que nous avons
dit ailleurs sur le « préjugé classique ».
Ceux mêmes qui ne pensent pas expressément ainsi n’en subissent pas
moins l’influence de ce préjugé : il en est qui, tout en affichant une certaine
sympathie pour les conceptions orientales, veulent à toute force les faire
entrer dans les cadres de la pensée occidentale, ce qui revient à les dénaturer
totalement, et ce qui prouve qu’au fond ils n’y comprennent rien ; certains, par
exemple, ne veulent voir en Orient que religion et philosophie, c’est-à-dire
tout ce qui ne s’y trouve pas, et ils ne voient rien de ce qui y existe en
réalité.
Personne n’a jamais poussé plus loin ces fausses assimilations que les
orientalistes allemands, qui sont précisément ceux dont les prétentions sont
les plus grandes, et qui en sont arrivés à monopoliser presque entièrement
l’interprétation des doctrines orientales : avec leur tournure d’esprit
étroitement systématique, ils en font, non seulement de la philosophie, mais
quelque chose de tout à fait semblable à leur propre philosophie, alors qu’il
s’agit de choses qui n’ont aucun rapport avec de telles conceptions ;
évidemment, ils ne peuvent se résigner à ne pas comprendre, ni s’empêcher de
tout ramener à la mesure de leur mentalité, tout en croyant faire grand honneur
à ceux à qui ils attribuent ces idées « bonnes pour des enfants de huit ans ».
Du reste, en Allemagne, les philosophes eux-mêmes s’en sont mêlés directement,
et Schopenhauer, en particulier, a certainement une bonne part de
responsabilité dans la façon dont l’Orient y est interprété ; et combien de
gens, même en dehors d’Allemagne, s’en vont répétant, après lui et son disciple
von Hartmann, des phrases toutes faites sur le « pessimisme bouddhique »,
qu’ils supposent même volontiers faire le fond des doctrines hindoues !
Il y a
bon nombre d’Européens qui s’imaginent d’ailleurs que l’Inde est bouddhiste,
tant est grande leur ignorance, et, comme il arrive toujours en pareil cas,
ceux-là ne se font pas faute de parler à tort et à travers ; du reste, si le
public accorde aux formes déviées du Bouddhisme une importance démesurée, la
faute en est à la quantité incroyable d’orientalistes qui s’y sont spécialisés,
et qui ont encore trouvé moyen de déformer jusqu’à ces déviations de l’esprit
oriental.
La vérité est que nulle conception orientale n’est « pessimiste », et
que le Bouddhisme même ne l’est pas ; il est vrai que l’on n’y trouve pas
davantage d’« optimisme », mais cela prouve tout simplement que ces étiquettes
et ces classifications ne s’y appliquent pas, non plus que toutes celles qui
sont faites pareillement pour la philosophie européenne, et que ce n’est pas de
cette façon que les questions se posent pour les Orientaux ; pour envisager les
choses en termes d’« optimisme » ou de « pessimisme », il faut le
sentimentalisme occidental (ce même sentimentalisme qui poussait Schopenhauer à
chercher des « consolations » dans les Upanishads), et la sérénité profonde que
donne aux Hindous la pure contemplation intellectuelle est bien au delà de ces
contingences.
Nous n’en finirions pas si nous voulions relever toutes les
erreurs du même genre, erreurs dont une seule suffit à prouver
l’incompréhension totale ; notre intention n’est point de donner ici un
catalogue des échecs, germaniques et autres, auxquels a abouti l’étude de
l’Orient entreprise sur des bases fautives et en dehors de tout principe vrai.
Nous n’avons mentionné Schopenhauer que parce qu’il est un exemple très «
représentatif » ; parmi les orientalistes proprement dits, nous avons déjà cité
précédemment Deussen, interprétant l’Inde en fonction des conceptions de ce
même Schopenhauer ; nous rappellerons encore Max Müller, s’efforçant de
découvrir « les germes du Bouddhisme », c’est-à-dire, du moins suivant la
conception qu’il s’en faisait, de l’hétérodoxie, jusque dans les textes
védiques, qui sont les fondement essentiels de l’orthodoxie traditionnelle
hindoue.
Nous pourrions continuer ainsi presque indéfiniment, même en ne notant
qu’un ou deux traits pour chacun ; mais nous nous bornerons à ajouter un
dernier exemple, parce qu’il fait apparaître nettement certain parti pris tout
à fait caractéristique : c’est celui d’Oldenberg, écartant a priori tous les
textes où sont rapportés des faits qui paraissent miraculeux et affirmant qu’il
ne faut y voir que des adjonctions tardives, non seulement au nom de la «
critique historique », mais sous prétexte que les « indo-germains » (sic)
n’admettent pas le miracle ; qu’il parle, s’il veut, au nom des Allemands
modernes, qui ne sont pas pour rien les inventeurs de la prétendue « science
des religions » ; mais qu’il ait la prétention d’associer les Hindous à ses
négations, qui sont celles de l’esprit antitraditionnel, voilà qui dépasse
toute mesure.
Nous avons dit ailleurs ce qu’il faut penser de l’hypothèse de l’«
indo-germanisme », qui n’a guère qu’une raison d’être politique :
l’orientalisme des Allemands, comme leur philosophie, est devenue un instrument
au service de leur ambition nationale, ce qui, d’ailleurs, ne veut point dire
que ses représentants soient nécessairement de mauvaise foi ; il n’est pas
facile de savoir jusqu’où peut aller l’aveuglement qui a pour cause l’intrusion
du sentiment dans les domaines qui devraient être réservés à l’intelligence.
Quant à l’esprit antitraditionnel qui est au fond de la « critique
historique » et de tout ce qui s’y rattache plus ou moins directement, il est
purement occidental et, en Occident même, purement moderne ; nous n’y
insisterons jamais trop, parce que c’est là ce qui répugne le plus profondément
aux Orientaux, qui sont essentiellement traditionalistes et qui ne seraient
plus rien s’ils ne l’étaient pas, puisque tout ce qui constitue leurs
civilisations est strictement traditionnel ; c’est donc de cet esprit qu’il
importe de se débarrasser avant tout si l’on veut avoir quelque espoir de
s’entendre avec eux.
En dehors des orientalistes plus ou moins « officiels », qui ont au
moins pour eux, à défaut d’autres qualités plus intellectuelles, une bonne foi
généralement incontestable, il n’y a, comme présentation occidentale des
doctrines de l’Orient, que les rêveries et les divagations des théosophistes,
qui ne sont qu’un tissu d’erreurs grossières, aggravées encore par les procédés
du plus bas charlatanisme.
Nous avons consacré à ce sujet toute une étude spéciale (2), où, pour
faire entièrement justice de toutes les prétentions de ces gens et pour montrer
qu’ils n’ont aucun titre à se recommander de l’Orient, bien au contraire, nous
n’avons eu qu’à faire appel aux faits historiques les plus rigoureusement
établis ; nous ne voulons donc pas y revenir, mais nous ne pouvions nous
dispenser ici d’en rappeler au moins l’existence, puisqu’une de leurs
prétentions est précisément d’effectuer à leur manière le rapprochement de
l’Orient et de l’Occident. Là encore, sans même parler des dessous politiques
qui y jouent un rôle considérable, c’est l’esprit antitraditionnel qui, sous le
couvert d’une pseudo-tradition de fantaisie, se donne libre cours dans ces
théories inconsistantes dont la trame est formée par une conception
évolutionniste ; sous les lambeaux empruntés aux doctrines les plus variées, et
derrière la terminologie sanscrite employée presque toujours à contresens, il
n’y a que des idées toutes occidentales.
2 Le
Théosophisme, histoire d’une pseudo-religion. Ŕ Voir aussi Introduction
générale à l’étude des doctrines hindoues, 4ème partie, ch. III.
S’il pouvait y avoir là les éléments d’un rapprochement, c’est en
somme l’Orient qui en ferait tous les frais : on lui ferait des concessions sur
les mots, mais on lui demanderait d’abandonner toutes ses idées essentielles,
et aussi toutes les institutions auxquelles il est attaché ; seulement, les
Orientaux, surtout les Hindous qui sont visés plus spécialement, ne sont point
dupes et savent parfaitement à quoi s’en tenir sur les véritables tendances
d’un mouvement de ce genre ; ce n’est pas en leur offrant une grossière
caricature de leurs doctrines qu’on peut se flatter de les séduire, quand bien
même ils n’auraient pas d’autres motifs de se méfier et de se tenir à l’écart.
Quant aux Occidentaux qui, même à défaut d’intelligence vraie, ont simplement
quelque bon sens, ils ne s’attardent guère à ces extravagances, mais le malheur
est qu’ils se laissent trop facilement persuader qu’elles sont orientales,
alors qu’il n’en est rien ; en outre, le bon sens même se raréfie
singulièrement aujourd’hui en Occident, le déséquilibre mental y gagne de plus
en plus, et c’est ce qui fait le succès actuel du théosophisme et de toutes les
autres entreprises plus ou moins analogues, que nous réunissons sous la
dénomination générique de « néospiritualisme ».
S’il n’y a pas trace de «
tradition orientale » chez les théosophistes, il n’y a pas davantage de «
tradition occidentale » authentique chez les occultistes ; encore une fois, il
n’y a rien de sérieux dans tout cela, il n’y a qu’un « syncrétisme » confus et
plutôt incohérent, dans lequel les conceptions anciennes sont interprétées de
la façon la plus fausse et la plus arbitraire, et qui semble n’être là que pour
servir de déguisement au « modernisme » le plus prononcé ; s’il y a quelque «
archaïsme » là-dedans, il n’est que dans les formes extérieures, et les
conceptions de l’antiquité et du moyen âge occidentaux y sont à peu près aussi
complètement incomprises que celles de l’Orient le sont dans le théosophisme.
Assurément, ce n’est pas par là que l’Occident pourra jamais retrouver
sa propre tradition, pas plus qu’il ne pourra rejoindre l’intellectualité
orientale, et pour les mêmes raisons ; ici encore, ces deux choses sont
étroitement liées, quoi qu’en puissent penser certains, qui voient des
oppositions et des antagonismes là où il n’en saurait exister ; parmi les
occultistes précisément, il en est qui se croient obligés de ne parler de
l’Orient, dont ils ignorent tout, qu’avec des épithètes injurieuses qui
trahissent une véritable haine, et probablement aussi le dépit de sentir qu’il
y a là des connaissances qu’ils ne parviendront jamais à pénétrer. Nous ne
reprochons point aux théosophistes ou aux occultistes une insuffisance de
compréhension dont, après tout, ils ne sont pas responsables ; mais, si l’on
est occidental (nous l’entendons au point de vue intellectuel), qu’on le
reconnaisse franchement, et qu’on ne prenne pas un masque oriental ; si l’on a
l’esprit moderne, qu’on ose du moins l’avouer (il en est tant qui s’en font
gloire!), et qu’on n’aille pas invoquer une tradition qu’on ne possède pas.
En dénonçant de telles hypocrisies, nous ne pensons naturellement
qu’aux chefs des mouvements dont il s’agit, non à leurs dupes ; encore faut-il
dire que l’inconscience s’allie souvent à la mauvaise foi, et qu’il peut être
difficile de déterminer exactement la part de l’une et de l’autre ;
l’hypocrisie « moraliste » aussi n’est-elle pas inconsciente chez le plus grand
nombre ?
Peu importe d’ailleurs quant aux résultats, qui sont tout ce que nous
voulons retenir, et qui n’en sont pas moins déplorables : la mentalité
occidentale est de plus en plus faussée, et de multiples façons ; elle s’égare
et se disperse en tous sens, parmi les plus troubles inquiétudes, au milieu des
plus sombres fantasmagories d’une imagination en délire ; serait-ce vraiment «
le commencement de la fin » pour la civilisation moderne ? Nous ne voulons
faire aucune supposition hasardeuse, mais, tout au moins, bien des indices
doivent donner à réfléchir à ceux qui en sont encore capables ; l’Occident
parviendra-t-il à se ressaisir à temps ?
Pour nous en tenir à ce qui peut être constaté présentement, et sans
anticiper sur l’avenir, nous dirons ceci : toutes les tentatives qui ont été
faites jusqu’ici pour rapprocher l’Orient de l’Occident ont été entreprises au
profit de l’esprit occidental, et c’est pour cela qu’elles ont échoué. Cela est
vrai, non seulement pour tout ce qui est propagande ouvertement occidentale (et
c’est en somme le cas le plus habituel), mais tout aussi bien pour les essais
qui prétendent se baser sur une étude de l’Orient : on cherche beaucoup moins à
comprendre les doctrines orientales en elles-mêmes qu’à les réduire aux
conceptions occidentales, ce qui revient à les dénaturer totalement.
Même si l’on n’a pas un parti pris conscient et avoué de déprécier
l’Orient, on n’en suppose pas moins implicitement que tout ce que l’Orient
possède, l’Occident doit le posséder aussi ; or cela est complètement faux,
surtout en ce qui concerne l’Occident actuel. Ainsi, par une incapacité de
comprendre qui est due pour une bonne part à leurs préjugés (car s’il en est
qui ont naturellement cette incapacité, il en est d’autres qui l’acquièrent
seulement à force d’idées préconçues), les Occidentaux n’atteignent rien de
l’intellectualité orientale ; lors même qu’ils s’imaginent la saisir et en
traduire l’expression, ils ne font que la caricaturer, et, dans les textes ou dans
les symboles qu’ils croient expliquer, ils ne retrouvent que ce qu’ils y ont
mis eux-mêmes, c’est-à-dire des idées occidentales : c’est que la lettre n’est
rien par elle-même, et que l’esprit leur échappe. Dans ces conditions,
l’Occident ne peut sortir des limites où il s’est enfermé ; et comme, à
l’intérieur de ces limites au delà desquelles il n’y a véritablement plus rien
pour lui, il continue sans cesse à s’enfoncer dans les voies matérielles et
sentimentales à la fois qui l’éloignent toujours plus de l’intellectualité, il
est évident que sa divergence avec l’Orient ne peut que s’accentuer.
Nous venons de voir pourquoi les tentatives orientalistes et pseudo-orientales
y contribuent elles-mêmes ; encore une fois, c’est l’Occident qui doit prendre
l’initiative, mais pour aller vraiment vers l’Orient, non pour essayer de tirer
l’Orient à lui comme il l’a fait jusqu’ici.
Cette initiative, l’Orient n’a aucune raison de la prendre, même si
les conditions du monde occidental n’étaient pas telles qu’elles rendent
inutile tout effort dans ce sens ; mais d’ailleurs, si une tentative sérieuse
et bien comprise était faite du côté de l’Occident, les représentants autorisés
de toutes les civilisations orientales ne pourraient que s’y montrer éminemment
favorables. Il nous reste maintenant à indiquer comment une telle tentative
peut être envisagée, après avoir vu dans ce chapitre la confirmation et
l’application de toutes les considérations que nous avons développées au cours
de la première partie de notre exposé, car ce que nous y avons montré, c’est en
somme que ce sont les tendances propres de l’esprit occidental moderne qui font
l’impossibilité de toute relation intellectuelle avec l’Orient ; et, tant qu’on
n’aura pas commencé par s’entendre sur ce terrain intellectuel, tout le reste
sera parfaitement inutile et vain.
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