jeudi 21 février 2019

Guénon – Orient et Occident : tentatives infructueuses part.3/3


Cette série est issue du livre de René Guénon - ORIENT et OCCIDENT et se rapporte à la partie II : "Les possibilités de rapprochement".


Le livre en pdf :

Cette série se composera comme suit :

CHAPITRE I - TENTATIVES INFRUCTUEUSES
partie 1,
 partie 2, partie 3
CHAPITRE II - L’ACCORD SUR LES PRINCIPES
CHAPITRE III - CONSTITUTION ET RÔLE DE L’ELITE
CHAPITRE IV - ENTENTE ET NON FUSION
CONCLUSION




Parmi les préjugés qui contribuent à entretenir un tel état d’esprit, il en est un que nous avons appelé le « préjugé classique », et auquel nous avons déjà fait allusion à propos de la croyance à la « civilisation » unique et absolue, dont ce n’est en somme qu’une forme particulière : parce que la civilisation occidentale moderne se considère comme l’héritière de la civilisation gréco-romaine (ce qui n’est vrai que jusqu’à un certain point), on ne veut rien connaître en dehors de celle-ci (1), on se persuade que tout le reste n’est pas intéressant ou ne peut être que l’objet d’une sorte d’intérêt archéologique ; on décrète qu’il ne peut se trouver ailleurs aucune idée valable, ou que du moins, s’il s’en rencontre par hasard, elles devaient exister aussi dans l’antiquité gréco-romaine ; c’est encore bien beau quand on ne va pas jusqu’à affirmer que ce ne peuvent être que des emprunts faits à cette dernière.

1 Dans un discours prononcé à la Chambre des Députés par M. Bracks, au cours du débat sur la réforme de l’enseignement, nous avons relevé ce passage très caractéristique : « Nous vivions dans la civilisation gréco-romaine. Pour nous, il n’y en a pas d’autre. La civilisation gréco-romaine est, pour nous, la civilisation tout court. » Ces paroles, et surtout les applaudissements unanimes qui les accueillirent, justifient pleinement tout ce que nous avons dit ailleurs sur le « préjugé classique ».



Ceux mêmes qui ne pensent pas expressément ainsi n’en subissent pas moins l’influence de ce préjugé : il en est qui, tout en affichant une certaine sympathie pour les conceptions orientales, veulent à toute force les faire entrer dans les cadres de la pensée occidentale, ce qui revient à les dénaturer totalement, et ce qui prouve qu’au fond ils n’y comprennent rien ; certains, par exemple, ne veulent voir en Orient que religion et philosophie, c’est-à-dire tout ce qui ne s’y trouve pas, et ils ne voient rien de ce qui y existe en réalité. 
Personne n’a jamais poussé plus loin ces fausses assimilations que les orientalistes allemands, qui sont précisément ceux dont les prétentions sont les plus grandes, et qui en sont arrivés à monopoliser presque entièrement l’interprétation des doctrines orientales : avec leur tournure d’esprit étroitement systématique, ils en font, non seulement de la philosophie, mais quelque chose de tout à fait semblable à leur propre philosophie, alors qu’il s’agit de choses qui n’ont aucun rapport avec de telles conceptions ; évidemment, ils ne peuvent se résigner à ne pas comprendre, ni s’empêcher de tout ramener à la mesure de leur mentalité, tout en croyant faire grand honneur à ceux à qui ils attribuent ces idées « bonnes pour des enfants de huit ans ». 

Du reste, en Allemagne, les philosophes eux-mêmes s’en sont mêlés directement, et Schopenhauer, en particulier, a certainement une bonne part de responsabilité dans la façon dont l’Orient y est interprété ; et combien de gens, même en dehors d’Allemagne, s’en vont répétant, après lui et son disciple von Hartmann, des phrases toutes faites sur le « pessimisme bouddhique », qu’ils supposent même volontiers faire le fond des doctrines hindoues ! 

Il y a bon nombre d’Européens qui s’imaginent d’ailleurs que l’Inde est bouddhiste, tant est grande leur ignorance, et, comme il arrive toujours en pareil cas, ceux-là ne se font pas faute de parler à tort et à travers ; du reste, si le public accorde aux formes déviées du Bouddhisme une importance démesurée, la faute en est à la quantité incroyable d’orientalistes qui s’y sont spécialisés, et qui ont encore trouvé moyen de déformer jusqu’à ces déviations de l’esprit oriental. 
La vérité est que nulle conception orientale n’est « pessimiste », et que le Bouddhisme même ne l’est pas ; il est vrai que l’on n’y trouve pas davantage d’« optimisme », mais cela prouve tout simplement que ces étiquettes et ces classifications ne s’y appliquent pas, non plus que toutes celles qui sont faites pareillement pour la philosophie européenne, et que ce n’est pas de cette façon que les questions se posent pour les Orientaux ; pour envisager les choses en termes d’« optimisme » ou de « pessimisme », il faut le sentimentalisme occidental (ce même sentimentalisme qui poussait Schopenhauer à chercher des « consolations » dans les Upanishads), et la sérénité profonde que donne aux Hindous la pure contemplation intellectuelle est bien au delà de ces contingences. 


Nous n’en finirions pas si nous voulions relever toutes les erreurs du même genre, erreurs dont une seule suffit à prouver l’incompréhension totale ; notre intention n’est point de donner ici un catalogue des échecs, germaniques et autres, auxquels a abouti l’étude de l’Orient entreprise sur des bases fautives et en dehors de tout principe vrai. Nous n’avons mentionné Schopenhauer que parce qu’il est un exemple très « représentatif » ; parmi les orientalistes proprement dits, nous avons déjà cité précédemment Deussen, interprétant l’Inde en fonction des conceptions de ce même Schopenhauer ; nous rappellerons encore Max Müller, s’efforçant de découvrir « les germes du Bouddhisme », c’est-à-dire, du moins suivant la conception qu’il s’en faisait, de l’hétérodoxie, jusque dans les textes védiques, qui sont les fondement essentiels de l’orthodoxie traditionnelle hindoue. 

Nous pourrions continuer ainsi presque indéfiniment, même en ne notant qu’un ou deux traits pour chacun ; mais nous nous bornerons à ajouter un dernier exemple, parce qu’il fait apparaître nettement certain parti pris tout à fait caractéristique : c’est celui d’Oldenberg, écartant a priori tous les textes où sont rapportés des faits qui paraissent miraculeux et affirmant qu’il ne faut y voir que des adjonctions tardives, non seulement au nom de la « critique historique », mais sous prétexte que les « indo-germains » (sic) n’admettent pas le miracle ; qu’il parle, s’il veut, au nom des Allemands modernes, qui ne sont pas pour rien les inventeurs de la prétendue « science des religions » ; mais qu’il ait la prétention d’associer les Hindous à ses négations, qui sont celles de l’esprit antitraditionnel, voilà qui dépasse toute mesure.
Nous avons dit ailleurs ce qu’il faut penser de l’hypothèse de l’« indo-germanisme », qui n’a guère qu’une raison d’être politique : l’orientalisme des Allemands, comme leur philosophie, est devenue un instrument au service de leur ambition nationale, ce qui, d’ailleurs, ne veut point dire que ses représentants soient nécessairement de mauvaise foi ; il n’est pas facile de savoir jusqu’où peut aller l’aveuglement qui a pour cause l’intrusion du sentiment dans les domaines qui devraient être réservés à l’intelligence.


Quant à l’esprit antitraditionnel qui est au fond de la « critique historique » et de tout ce qui s’y rattache plus ou moins directement, il est purement occidental et, en Occident même, purement moderne ; nous n’y insisterons jamais trop, parce que c’est là ce qui répugne le plus profondément aux Orientaux, qui sont essentiellement traditionalistes et qui ne seraient plus rien s’ils ne l’étaient pas, puisque tout ce qui constitue leurs civilisations est strictement traditionnel ; c’est donc de cet esprit qu’il importe de se débarrasser avant tout si l’on veut avoir quelque espoir de s’entendre avec eux.

En dehors des orientalistes plus ou moins « officiels », qui ont au moins pour eux, à défaut d’autres qualités plus intellectuelles, une bonne foi généralement incontestable, il n’y a, comme présentation occidentale des doctrines de l’Orient, que les rêveries et les divagations des théosophistes, qui ne sont qu’un tissu d’erreurs grossières, aggravées encore par les procédés du plus bas charlatanisme.
Nous avons consacré à ce sujet toute une étude spéciale (2), où, pour faire entièrement justice de toutes les prétentions de ces gens et pour montrer qu’ils n’ont aucun titre à se recommander de l’Orient, bien au contraire, nous n’avons eu qu’à faire appel aux faits historiques les plus rigoureusement établis ; nous ne voulons donc pas y revenir, mais nous ne pouvions nous dispenser ici d’en rappeler au moins l’existence, puisqu’une de leurs prétentions est précisément d’effectuer à leur manière le rapprochement de l’Orient et de l’Occident. Là encore, sans même parler des dessous politiques qui y jouent un rôle considérable, c’est l’esprit antitraditionnel qui, sous le couvert d’une pseudo-tradition de fantaisie, se donne libre cours dans ces théories inconsistantes dont la trame est formée par une conception évolutionniste ; sous les lambeaux empruntés aux doctrines les plus variées, et derrière la terminologie sanscrite employée presque toujours à contresens, il n’y a que des idées toutes occidentales.

2 Le Théosophisme, histoire d’une pseudo-religion. Ŕ Voir aussi Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, 4ème partie, ch. III.

S’il pouvait y avoir là les éléments d’un rapprochement, c’est en somme l’Orient qui en ferait tous les frais : on lui ferait des concessions sur les mots, mais on lui demanderait d’abandonner toutes ses idées essentielles, et aussi toutes les institutions auxquelles il est attaché ; seulement, les Orientaux, surtout les Hindous qui sont visés plus spécialement, ne sont point dupes et savent parfaitement à quoi s’en tenir sur les véritables tendances d’un mouvement de ce genre ; ce n’est pas en leur offrant une grossière caricature de leurs doctrines qu’on peut se flatter de les séduire, quand bien même ils n’auraient pas d’autres motifs de se méfier et de se tenir à l’écart. 
Quant aux Occidentaux qui, même à défaut d’intelligence vraie, ont simplement quelque bon sens, ils ne s’attardent guère à ces extravagances, mais le malheur est qu’ils se laissent trop facilement persuader qu’elles sont orientales, alors qu’il n’en est rien ; en outre, le bon sens même se raréfie singulièrement aujourd’hui en Occident, le déséquilibre mental y gagne de plus en plus, et c’est ce qui fait le succès actuel du théosophisme et de toutes les autres entreprises plus ou moins analogues, que nous réunissons sous la dénomination générique de « néospiritualisme ». 


S’il n’y a pas trace de « tradition orientale » chez les théosophistes, il n’y a pas davantage de « tradition occidentale » authentique chez les occultistes ; encore une fois, il n’y a rien de sérieux dans tout cela, il n’y a qu’un « syncrétisme » confus et plutôt incohérent, dans lequel les conceptions anciennes sont interprétées de la façon la plus fausse et la plus arbitraire, et qui semble n’être là que pour servir de déguisement au « modernisme » le plus prononcé ; s’il y a quelque « archaïsme » là-dedans, il n’est que dans les formes extérieures, et les conceptions de l’antiquité et du moyen âge occidentaux y sont à peu près aussi complètement incomprises que celles de l’Orient le sont dans le théosophisme.

Assurément, ce n’est pas par là que l’Occident pourra jamais retrouver sa propre tradition, pas plus qu’il ne pourra rejoindre l’intellectualité orientale, et pour les mêmes raisons ; ici encore, ces deux choses sont étroitement liées, quoi qu’en puissent penser certains, qui voient des oppositions et des antagonismes là où il n’en saurait exister ; parmi les occultistes précisément, il en est qui se croient obligés de ne parler de l’Orient, dont ils ignorent tout, qu’avec des épithètes injurieuses qui trahissent une véritable haine, et probablement aussi le dépit de sentir qu’il y a là des connaissances qu’ils ne parviendront jamais à pénétrer. Nous ne reprochons point aux théosophistes ou aux occultistes une insuffisance de compréhension dont, après tout, ils ne sont pas responsables ; mais, si l’on est occidental (nous l’entendons au point de vue intellectuel), qu’on le reconnaisse franchement, et qu’on ne prenne pas un masque oriental ; si l’on a l’esprit moderne, qu’on ose du moins l’avouer (il en est tant qui s’en font gloire!), et qu’on n’aille pas invoquer une tradition qu’on ne possède pas.

En dénonçant de telles hypocrisies, nous ne pensons naturellement qu’aux chefs des mouvements dont il s’agit, non à leurs dupes ; encore faut-il dire que l’inconscience s’allie souvent à la mauvaise foi, et qu’il peut être difficile de déterminer exactement la part de l’une et de l’autre ; l’hypocrisie « moraliste » aussi n’est-elle pas inconsciente chez le plus grand nombre ?
Peu importe d’ailleurs quant aux résultats, qui sont tout ce que nous voulons retenir, et qui n’en sont pas moins déplorables : la mentalité occidentale est de plus en plus faussée, et de multiples façons ; elle s’égare et se disperse en tous sens, parmi les plus troubles inquiétudes, au milieu des plus sombres fantasmagories d’une imagination en délire ; serait-ce vraiment « le commencement de la fin » pour la civilisation moderne ? Nous ne voulons faire aucune supposition hasardeuse, mais, tout au moins, bien des indices doivent donner à réfléchir à ceux qui en sont encore capables ; l’Occident parviendra-t-il à se ressaisir à temps ?

Pour nous en tenir à ce qui peut être constaté présentement, et sans anticiper sur l’avenir, nous dirons ceci : toutes les tentatives qui ont été faites jusqu’ici pour rapprocher l’Orient de l’Occident ont été entreprises au profit de l’esprit occidental, et c’est pour cela qu’elles ont échoué. Cela est vrai, non seulement pour tout ce qui est propagande ouvertement occidentale (et c’est en somme le cas le plus habituel), mais tout aussi bien pour les essais qui prétendent se baser sur une étude de l’Orient : on cherche beaucoup moins à comprendre les doctrines orientales en elles-mêmes qu’à les réduire aux conceptions occidentales, ce qui revient à les dénaturer totalement.

Même si l’on n’a pas un parti pris conscient et avoué de déprécier l’Orient, on n’en suppose pas moins implicitement que tout ce que l’Orient possède, l’Occident doit le posséder aussi ; or cela est complètement faux, surtout en ce qui concerne l’Occident actuel. Ainsi, par une incapacité de comprendre qui est due pour une bonne part à leurs préjugés (car s’il en est qui ont naturellement cette incapacité, il en est d’autres qui l’acquièrent seulement à force d’idées préconçues), les Occidentaux n’atteignent rien de l’intellectualité orientale ; lors même qu’ils s’imaginent la saisir et en traduire l’expression, ils ne font que la caricaturer, et, dans les textes ou dans les symboles qu’ils croient expliquer, ils ne retrouvent que ce qu’ils y ont mis eux-mêmes, c’est-à-dire des idées occidentales : c’est que la lettre n’est rien par elle-même, et que l’esprit leur échappe. Dans ces conditions, l’Occident ne peut sortir des limites où il s’est enfermé ; et comme, à l’intérieur de ces limites au delà desquelles il n’y a véritablement plus rien pour lui, il continue sans cesse à s’enfoncer dans les voies matérielles et sentimentales à la fois qui l’éloignent toujours plus de l’intellectualité, il est évident que sa divergence avec l’Orient ne peut que s’accentuer.


Nous venons de voir pourquoi les tentatives orientalistes et pseudo-orientales y contribuent elles-mêmes ; encore une fois, c’est l’Occident qui doit prendre l’initiative, mais pour aller vraiment vers l’Orient, non pour essayer de tirer l’Orient à lui comme il l’a fait jusqu’ici.
Cette initiative, l’Orient n’a aucune raison de la prendre, même si les conditions du monde occidental n’étaient pas telles qu’elles rendent inutile tout effort dans ce sens ; mais d’ailleurs, si une tentative sérieuse et bien comprise était faite du côté de l’Occident, les représentants autorisés de toutes les civilisations orientales ne pourraient que s’y montrer éminemment favorables. Il nous reste maintenant à indiquer comment une telle tentative peut être envisagée, après avoir vu dans ce chapitre la confirmation et l’application de toutes les considérations que nous avons développées au cours de la première partie de notre exposé, car ce que nous y avons montré, c’est en somme que ce sont les tendances propres de l’esprit occidental moderne qui font l’impossibilité de toute relation intellectuelle avec l’Orient ; et, tant qu’on n’aura pas commencé par s’entendre sur ce terrain intellectuel, tout le reste sera parfaitement inutile et vain.




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