mercredi 13 mars 2019

Guénon – Orient et Occident : l'accord sur les principes 2/3


Cette série est issue du livre de René Guénon - ORIENT et OCCIDENT et se rapporte à la partie II : "Les possibilités de rapprochement".



Le livre en pdf :


Cette série se composera comme suit :

CHAPITRE I - TENTATIVES INFRUCTUEUSES
partie 1,

partie 2,
partie 3
CHAPITRE II - L’ACCORD SUR LES PRINCIPES
partie 1
partie 2, 
partie 3
CHAPITRE III - CONSTITUTION ET RÔLE DE L’ELITE
CHAPITRE IV - ENTENTE ET NON FUSION
CONCLUSION



L’ACCORD SUR LES PRINCIPES

Partie 2 :


En raison de l’universalité même des principes, c’est là que l’accord doit être le plus aisément réalisable, et cela d’une façon tout à fait immédiate : on les conçoit ou on ne les conçoit pas, mais, dès lors qu’on les conçoit, on ne peut pas faire autrement que d’être d’accord. La vérité est une et s’impose pareillement à tous ceux qui la connaissent, à condition, bien entendu, qu’ils la connaissent effectivement et avec certitude ; mais une connaissance intuitive ne peut pas être autre que certaine.

Dans ce domaine, on est en dehors et au-dessus de tous les points de vue particuliers ; les différences ne résident jamais que dans les formes plus ou moins extérieures, qui ne sont qu’une adaptation secondaire, et non dans les principes mêmes ; il s’agit ici de ce qui est essentiellement « informel ». La connaissance des principes est rigoureusement la même pour tous les hommes qui la possèdent, car les différences mentales ne peuvent affecter que ce qui est d’ordre individuel, donc contingent, et elles n’atteignent pas le domaine métaphysique pur ; sans doute, chacun exprimera à sa façon ce qu’il aura compris dans la mesure ou il pourra l’exprimer, mais celui qui aura compris vraiment saura toujours, derrière la diversité des expressions, reconnaître la vérité une, et ainsi cette diversité inévitable ne sera jamais une cause de désaccord.


Seulement, pour voir de cette manière, à travers les formes multiples, ce qu’elles voilent plus encore qu’elles ne l’expriment, il faut posséder cette intellectualité vraie qui est devenue si complètement étrangère au monde occidental ; on ne saurait croire combien paraissent alors futiles et misérables toutes les discussions philosophiques, qui portent sur les mots bien plus que sur les idées, si même les idées n’en sont pas totalement absentes.

Pour ce qui est des vérités d’ordre contingent, la multiplicité des points de vue individuels qui s’y appliquent peut donner lieu à des différences réelles, qui, d’ailleurs, ne sont point nécessairement des contradictions ; le tort des esprits systématiques est de ne reconnaître comme légitime que leur propre point de vue, et de déclarer faux tout ce qui ne s’y rapporte pas ; mais enfin, dès lors que les différences sont réelles, encore que conciliables, l’accord peut ne pas se faire immédiatement, d’autant plus que chacun éprouve naturellement quelque difficulté à se placer au point de vue des autres, sa constitution mentale ne s’y prêtant pas sans répugnance.

Dans le domaine des principes, il n’y a rien de tel, et c’est là que réside l’explication de ce paradoxe apparent, que ce qu’il y a de plus élevé dans une tradition quelconque peut être en même temps ce qu’il y a de plus facilement saisissable et assimilable, indépendamment de toute considération de race ou d’époque, et sous la seule condition d’une capacité de compréhension suffisante ; c’est, en effet, ce qui est dégagé de toutes les contingences. 

Pour tout le reste, au contraire, pour tout ce qui est « sciences traditionnelles » notamment, il faut une préparation spéciale, généralement assez pénible lorsqu’on n’est point né dans la civilisation qui a produit ces sciences ; c’est que les différences mentales interviennent ici, du seul fait qu’il s’agit de choses contingentes, et la façon dont les hommes d’une certaine race envisagent ces choses, qui est pour eux la mieux appropriée, ne convient point également à ceux des autres races. A l’intérieur d’une civilisation donnée, il peut même y avoir, dans cet ordre, des adaptations variées suivant les époques, mais ne consistant d’ailleurs que dans le développement rigoureux de ce que contenait en principe la doctrine fondamentale, et qui est ainsi rendu explicite pour répondre aux besoins d’un moment déterminé, sans qu’on puisse jamais dire qu’aucun élément nouveau soit venu s’y ajouter du dehors ; il ne saurait y avoir rien de plus ni d’autre, dès lors qu’il s’agit, comme c’est toujours le cas en Orient, d’une civilisation essentiellement traditionnelle.

Dans la civilisation occidentale moderne, au contraire, les choses contingentes seules sont envisagées, et la façon dont elles le sont est véritablement désordonnée, parce qu’il y manque la direction que peut seule donner une doctrine purement intellectuelle, et à laquelle rien ne saurait suppléer. Il ne s’agit point, cela va de soi, de contester les résultats auxquels on arrive cependant de cette façon, ni de leur dénier toute valeur relative ; et il semble même naturel qu’on en obtienne d’autant plus, dans un domaine déterminé, qu’on y limite plus étroitement son activité : si les sciences qui intéressent tant les Occidentaux n’avaient jamais acquis antérieurement un développement comparable à celui qu’ils leur ont donné, c’est qu’on n’y attachait pas une importance suffisante pour y consacrer de tels efforts. 
Mais, si les résultats sont valables lorsqu’on les prend chacun à part (ce qui concorde bien avec le caractère tout analytique de la science moderne), l’ensemble ne peut produire qu’une impression de désordre et d’anarchie ; on ne s’occupe pas de la qualité des connaissances qu’on accumule, mais seulement de leur quantité ; c’est la dispersion dans le détail indéfini.


De plus, il n’y a rien au-dessus de ces sciences analytiques : elles ne se rattachent à rien et, intellectuellement, ne conduisent à rien ; l’esprit moderne se renferme dans une relativité de plus en plus réduite, et, dans ce domaine si peu étendu en réalité, bien qu’il le trouve immense, il confond tout, assimile les objets les plus distincts, veut appliquer à l’un les méthodes qui conviennent exclusivement à l’autre, transporte dans une science les conditions qui définissent une science différente, et finalement s’y perd et ne peut plus s’y reconnaître, parce qu’il lui manque les principes directeurs.

De là le chaos des théories innombrables, des hypothèses qui se heurtent, s’entrechoquent, se contredisent, se détruisent et se remplacent les unes les autres, jusqu’à ce que, renonçant à savoir, on en arrive à déclarer qu’il ne faut chercher que pour chercher, que la vérité est inaccessible à l’homme, que peut-être même elle n’existe pas, qu’il n’y a lieu de se préoccuper que de ce qui est utile ou avantageux, et que, après tout, si l’on trouve bon de l’appeler vrai, il n’y a à cela aucun inconvénient.
L’intelligence qui nie ainsi la vérité nie sa propre raison d’être, c’est-à-dire qu’elle se nie elle-même ; le dernier mot de la science et de la philosophie occidentales, c’est le suicide de l’intelligence ; et peut-être n’est-ce là, pour certains, que le prélude de ce monstrueux suicide cosmique rêvé par quelques pessimistes qui, n’ayant rien compris à ce qu’ils ont entrevu de l’Orient, ont pris pour le néant la suprême réalité du « non-être » métaphysique, et pour l’inertie la suprême immutabilité de l’éternel « non-agir » !


L’unique cause de tout ce désordre, c’est l’ignorance des principes ; qu’on restaure la connaissance intellectuelle pure, et tout le reste pourra redevenir normal : on pourra remettre de l’ordre dans tous les domaines, établir le définitif à la place du provisoire, éliminer toutes les vaines hypothèses, éclairer par la synthèse les résultats fragmentaires de l’analyse, et, en replaçant ces résultats dans l’ensemble d’une connaissance vraiment digne de ce nom, leur donner, bien qu’ils n’y doivent occuper qu’un rang subordonné, une portée incomparablement plus haute que celle à laquelle ils peuvent prétendre actuellement. 

Pour cela, il faut d’abord chercher la métaphysique vraie où elle existe encore, c’est-à-dire en Orient ; et après, mais après seulement, tout en conservant les sciences occidentales dans ce qu’elles ont de valable et de légitime, on pourra songer à leur donner une base traditionnelle, en les rattachant aux principes de la façon qui convient à la nature de leurs objets, et en leur assignant la place qui leur appartient dans la hiérarchie des connaissances. 
Vouloir commencer par constituer en Occident quelque chose de comparable aux « sciences traditionnelles » de l’Orient, c’est proprement vouloir une impossibilité ; et, s’il est vrai que l’Occident a eu jadis, surtout au moyen âge, ses « sciences traditionnelles », il faut reconnaître qu’elles sont à peu près entièrement perdues pour la plupart, que, même dans ce qui en subsiste, on n’en a plus la clef, et qu’elles seraient tout aussi inassimilables aux Occidentaux actuels que peuvent l’être celles qui sont à l’usage des Orientaux ; les élucubrations des occultistes qui ont voulu se mêler de reconstituer de telles sciences en sont bien une preuve suffisante.

Cela ne veut pas dire que, lorsqu’on aura les données indispensables pour comprendre, c’est-à-dire lorsqu’on possédera la connaissance des principes, on ne pourra pas s’inspirer dans une certaine mesure de ces sciences anciennes, aussi bien que des sciences orientales, puiser dans les unes et dans les autres certains éléments utilisables, et surtout y trouver l’exemple de ce qu’il faut faire pour donner à d’autres sciences un caractère analogue ; mais il s’agira toujours d’adapter, et non de copier purement et simplement.


Comme nous l’avons déjà dit, les principes seuls sont rigoureusement invariables ; leur connaissance est la seule qui ne soit susceptible d’aucune modification, et d’ailleurs elle renferme en soi tout ce qui est nécessaire pour réaliser, dans tous les ordres du relatif, toutes les adaptations possibles. Aussi l’élaboration secondaire dont il s’agit pourra-t-elle s’accomplir comme d’elle-même dès que cette connaissance y présidera ; et, si cette connaissance est possédée par une élite assez puissante pour déterminer l’état d’esprit général qui convient, tout le reste se fera avec une apparence de spontanéité, comme paraissent spontanées les productions de l’esprit actuel ; ce n’est jamais qu’une apparence, car la masse est toujours influencée et dirigée à son insu, mais il est tout aussi possible de la diriger dans un sens normal que de provoquer et d’entretenir chez elle une déviation mentale. 
La tâche d’ordre purement intellectuel, qui devrait être accomplie en premier lieu, est donc bien véritablement la première sous tous les rapports, étant à la fois la plus nécessaire et la plus importante, puisque c’est de là que tout dépend et dérive ; mais, quand nous employons cette expression de « connaissance métaphysique », bien peu nombreux sont, parmi les Occidentaux d’aujourd’hui, ceux qui peuvent soupçonner, même vaguement, tout ce qui y est impliqué.

Les Orientaux (nous ne parlons que de ceux qui comptent vraiment) ne consentiront jamais à prendre en considération qu’une civilisation qui aura, comme les leurs, un caractère traditionnel ; mais il ne peut être question de donner ce caractère, du jour au lendemain, et sans préparation d’aucune sorte, à une civilisation qui en est totalement dépourvue ; les rêveries et les utopies ne sont point notre fait, et il convient de laisser aux enthousiastes irréfléchis cet incurable « optimisme » qui les rend incapables de reconnaître ce qui peut ou ne peut pas être accompli dans telles conditions déterminées.
Les Orientaux, qui n’accordent d’ailleurs au temps qu’une valeur très relative, savent bien ce qu’il en est, et ils ne commettraient point de ces méprises où les Occidentaux peuvent être entraînés par la hâte maladive qu’ils apportent à toutes leurs entreprises, et qui en compromet irrémédiablement la stabilité : quand on croit arriver au terme, tout s’écroule ; c’est comme si l’on voulait bâtir un édifice sur un terrain mouvant sans prendre la peine de commencer par établir de solides fondations, sous prétexte que les fondations ne se voient pas.

Certes, ceux qui entreprendraient une œuvre comme celle dont nous parlons ne devraient pas s’attendre à obtenir immédiatement des résultats apparents ; mais leur travail n’en serait pas moins réel et efficace, bien au contraire, et, tout en n’ayant nul espoir d’en voir jamais l’épanouissement extérieur, ils n’en recueilleraient pas moins personnellement bien d’autres satisfactions et des bénéfices inappréciables. 
Il n’y a même aucune commune mesure entre les résultats d’un travail tout intérieur, et de l’ordre le plus élevé, et tout ce qui peut être obtenu dans le domaine des contingences ; si les Occidentaux pensent autrement et renversent encore ici les rapports naturels, c’est parce qu’ils ne savent pas s’élever au-dessus des choses sensibles ; il est toujours aisé de déprécier ce qu’on ne connaît pas, et, quand on est incapable de l’atteindre, c’est même le meilleur moyen de se consoler de son impuissance, moyen qui est d’ailleurs à la portée de tout le monde.


Mais, dira-t-on peut-être, s’il en est ainsi, et si ce travail intérieur par lequel il faut commencer est en somme le seul vraiment essentiel, pourquoi se préoccuper d’autre chose ?
C’est que, si les contingences ne sont assurément que secondaires, elles existent cependant ; dès lors que nous sommes dans le monde manifesté, nous ne pouvons nous en désintéresser entièrement ; et d’ailleurs, puisque tout doit dériver des principes, le reste peut être obtenu en quelque sorte « par surcroit », et on aurait grand tort de s’interdire d’envisager cette possibilité.

Il y a encore une autre raison, plus particulière aux conditions actuelles de l’esprit occidental : cet esprit étant ce qu’il est, il y aurait peu de chances d’intéresser même l’élite possible (nous voulons dire ceux qui possèdent les aptitudes intellectuelles requises, mais non développées) à une réalisation qui devrait rester purement intérieure, ou que du moins on ne lui présenterait que sous ce seul aspect ; on peut beaucoup mieux l’y intéresser en lui montrant que cette réalisation même doit produire, ne fût-ce que lointainement, des résultats dans l’extérieur, ce qui, du reste, est la stricte vérité.

Si le but est toujours le même, il y a bien des voies différentes pour l’atteindre, ou plutôt pour en approcher, car, dès qu’on est parvenu dans le domaine transcendant de la métaphysique, toute diversité s’efface ; parmi toutes ces voies, il faut choisir celle qui convient le mieux aux esprits auxquels on s’adresse. Au début surtout, n’importe quoi, ou presque, peut servir de « support » et d’occasion ; là où nul enseignement traditionnel n’est organisé, si un développement intellectuel vient à se produire exceptionnellement, il serait parfois bien difficile de dire par quoi il a été déterminé, et les choses les plus différentes et les plus inattendues ont pu en fait lui servir de point de départ, suivant les natures individuelles, et aussi suivant les circonstances extérieures.


En tout cas, ce n’est pas parce qu’on se consacre essentiellement à la pure intellectualité qu’on est obligé de perdre de vue l’influence qu’elle peut et doit exercer dans tous les domaines, si indirectement que ce soit, et quand bien même cette influence n’aurait pas besoin d’être voulue expressément. Nous ajouterons encore, bien que ceci soit sans doute un peu plus difficile à comprendre, qu’aucune tradition n’a jamais interdit, à ceux qu’elle a conduits à certains sommets, de diriger ensuite vers les domaines inférieurs, sans rien perdre pour cela de ce qu’ils ont acquis et qui ne peut leur être enlevé, les « influences spirituelles » qu’ils ont concentrées en eux-mêmes, et qui, se répartissant graduellement dans ces divers domaines suivant leurs rapports hiérarchiques, y répandront comme un reflet et une participation de l’intelligence suprême (2).

2 Cette phrase contient une allusion précise au symbolisme thibétain d’Avalokitêshwara.

A suivre...


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