Cette série est issue du livre de René Guénon - ORIENT et OCCIDENT et se rapporte à la partie II : "Les possibilités de rapprochement".
Le livre en pdf :
Cette série se composera comme suit :
CHAPITRE I - TENTATIVES INFRUCTUEUSES
partie 1,
partie 2,
partie 3
CHAPITRE II - L’ACCORD SUR LES PRINCIPES
partie 1,
partie 2,
partie 3
partie 1,
partie 2,
partie 3
CHAPITRE II - L’ACCORD SUR LES PRINCIPES
partie 1,
partie 2,
partie 3
CHAPITRE III - CONSTITUTION ET RÔLE DE L’ELITE
CHAPITRE IV - ENTENTE ET NON FUSION
CONCLUSION
L’ACCORD SUR LES PRINCIPES
Partie 2 :
En raison de l’universalité même des principes, c’est là que l’accord
doit être le plus aisément réalisable, et cela d’une façon tout à fait
immédiate : on les conçoit ou on ne les conçoit pas, mais, dès lors qu’on les
conçoit, on ne peut pas faire autrement que d’être d’accord. La vérité est une
et s’impose pareillement à tous ceux qui la connaissent, à condition, bien
entendu, qu’ils la connaissent effectivement et avec certitude ; mais une
connaissance intuitive ne peut pas être autre que certaine.
Dans ce domaine, on est en dehors et au-dessus de tous les points de
vue particuliers ; les différences ne résident jamais que dans les formes plus
ou moins extérieures, qui ne sont qu’une adaptation secondaire, et non dans les
principes mêmes ; il s’agit ici de ce qui est essentiellement « informel ». La
connaissance des principes est rigoureusement la même pour tous les hommes qui
la possèdent, car les différences mentales ne peuvent affecter que ce qui est
d’ordre individuel, donc contingent, et elles n’atteignent pas le domaine
métaphysique pur ; sans doute, chacun exprimera à sa façon ce qu’il aura
compris dans la mesure ou il pourra l’exprimer, mais celui qui aura compris
vraiment saura toujours, derrière la diversité des expressions, reconnaître la
vérité une, et ainsi cette diversité inévitable ne sera jamais une cause de
désaccord.
Seulement, pour voir de cette manière, à travers les formes multiples,
ce qu’elles voilent plus encore qu’elles ne l’expriment, il faut posséder cette
intellectualité vraie qui est devenue si complètement étrangère au monde
occidental ; on ne saurait croire combien paraissent alors futiles et
misérables toutes les discussions philosophiques, qui portent sur les mots bien
plus que sur les idées, si même les idées n’en sont pas totalement absentes.
Pour ce qui est des vérités d’ordre contingent, la multiplicité des
points de vue individuels qui s’y appliquent peut donner lieu à des différences
réelles, qui, d’ailleurs, ne sont point nécessairement des contradictions ; le
tort des esprits systématiques est de ne reconnaître comme légitime que leur
propre point de vue, et de déclarer faux tout ce qui ne s’y rapporte pas ; mais
enfin, dès lors que les différences sont réelles, encore que conciliables,
l’accord peut ne pas se faire immédiatement, d’autant plus que chacun éprouve
naturellement quelque difficulté à se placer au point de vue des autres, sa
constitution mentale ne s’y prêtant pas sans répugnance.
Dans le domaine des principes, il n’y a rien de tel, et c’est là que
réside l’explication de ce paradoxe apparent, que ce qu’il y a de plus élevé
dans une tradition quelconque peut être en même temps ce qu’il y a de plus
facilement saisissable et assimilable, indépendamment de toute considération de
race ou d’époque, et sous la seule condition d’une capacité de compréhension
suffisante ; c’est, en effet, ce qui est dégagé de toutes les contingences.
Pour tout le reste, au contraire, pour tout ce qui est « sciences
traditionnelles » notamment, il faut une préparation spéciale, généralement
assez pénible lorsqu’on n’est point né dans la civilisation qui a produit ces
sciences ; c’est que les différences mentales interviennent ici, du seul fait
qu’il s’agit de choses contingentes, et la façon dont les hommes d’une certaine
race envisagent ces choses, qui est pour eux la mieux appropriée, ne convient
point également à ceux des autres races. A l’intérieur d’une civilisation
donnée, il peut même y avoir, dans cet ordre, des adaptations variées suivant
les époques, mais ne consistant d’ailleurs que dans le développement rigoureux
de ce que contenait en principe la doctrine fondamentale, et qui est ainsi
rendu explicite pour répondre aux besoins d’un moment déterminé, sans qu’on
puisse jamais dire qu’aucun élément nouveau soit venu s’y ajouter du dehors ;
il ne saurait y avoir rien de plus ni d’autre, dès lors qu’il s’agit, comme
c’est toujours le cas en Orient, d’une civilisation essentiellement
traditionnelle.
Dans la civilisation occidentale moderne, au contraire, les choses
contingentes seules sont envisagées, et la façon dont elles le sont est
véritablement désordonnée, parce qu’il y manque la direction que peut seule
donner une doctrine purement intellectuelle, et à laquelle rien ne saurait
suppléer. Il ne s’agit point, cela va de soi, de contester les résultats
auxquels on arrive cependant de cette façon, ni de leur dénier toute valeur
relative ; et il semble même naturel qu’on en obtienne d’autant plus, dans un
domaine déterminé, qu’on y limite plus étroitement son activité : si les
sciences qui intéressent tant les Occidentaux n’avaient jamais acquis
antérieurement un développement comparable à celui qu’ils leur ont donné, c’est
qu’on n’y attachait pas une importance suffisante pour y consacrer de tels
efforts.
Mais, si les résultats sont valables lorsqu’on les prend chacun à part
(ce qui concorde bien avec le caractère tout analytique de la science moderne),
l’ensemble ne peut produire qu’une impression de désordre et d’anarchie ; on ne
s’occupe pas de la qualité des connaissances qu’on accumule, mais seulement de
leur quantité ; c’est la dispersion dans le détail indéfini.
De plus, il n’y a rien au-dessus de ces sciences analytiques : elles
ne se rattachent à rien et, intellectuellement, ne conduisent à rien ; l’esprit
moderne se renferme dans une relativité de plus en plus réduite, et, dans ce
domaine si peu étendu en réalité, bien qu’il le trouve immense, il confond
tout, assimile les objets les plus distincts, veut appliquer à l’un les
méthodes qui conviennent exclusivement à l’autre, transporte dans une science
les conditions qui définissent une science différente, et finalement s’y perd
et ne peut plus s’y reconnaître, parce qu’il lui manque les principes
directeurs.
De là le chaos des théories innombrables, des hypothèses qui se
heurtent, s’entrechoquent, se contredisent, se détruisent et se remplacent les
unes les autres, jusqu’à ce que, renonçant à savoir, on en arrive à déclarer
qu’il ne faut chercher que pour chercher, que la vérité est inaccessible à
l’homme, que peut-être même elle n’existe pas, qu’il n’y a lieu de se
préoccuper que de ce qui est utile ou avantageux, et que, après tout, si l’on
trouve bon de l’appeler vrai, il n’y a à cela aucun inconvénient.
L’intelligence qui nie ainsi la vérité nie sa propre raison d’être,
c’est-à-dire qu’elle se nie elle-même ; le dernier mot de la science et de la
philosophie occidentales, c’est le suicide de l’intelligence ; et peut-être
n’est-ce là, pour certains, que le prélude de ce monstrueux suicide cosmique
rêvé par quelques pessimistes qui, n’ayant rien compris à ce qu’ils ont entrevu
de l’Orient, ont pris pour le néant la suprême réalité du « non-être »
métaphysique, et pour l’inertie la suprême immutabilité de l’éternel « non-agir
» !
L’unique cause de tout ce désordre, c’est l’ignorance des principes ;
qu’on restaure la connaissance intellectuelle pure, et tout le reste pourra
redevenir normal : on pourra remettre de l’ordre dans tous les domaines,
établir le définitif à la place du provisoire, éliminer toutes les vaines hypothèses,
éclairer par la synthèse les résultats fragmentaires de l’analyse, et, en
replaçant ces résultats dans l’ensemble d’une connaissance vraiment digne de ce
nom, leur donner, bien qu’ils n’y doivent occuper qu’un rang subordonné, une
portée incomparablement plus haute que celle à laquelle ils peuvent prétendre
actuellement.
Pour cela, il faut d’abord chercher la métaphysique vraie où elle
existe encore, c’est-à-dire en Orient ; et après, mais après seulement, tout en
conservant les sciences occidentales dans ce qu’elles ont de valable et de
légitime, on pourra songer à leur donner une base traditionnelle, en les
rattachant aux principes de la façon qui convient à la nature de leurs objets,
et en leur assignant la place qui leur appartient dans la hiérarchie des
connaissances.
Vouloir commencer par constituer en Occident quelque chose de
comparable aux « sciences traditionnelles » de l’Orient, c’est proprement
vouloir une impossibilité ; et, s’il est vrai que l’Occident a eu jadis,
surtout au moyen âge, ses « sciences traditionnelles », il faut reconnaître
qu’elles sont à peu près entièrement perdues pour la plupart, que, même dans ce
qui en subsiste, on n’en a plus la clef, et qu’elles seraient tout aussi
inassimilables aux Occidentaux actuels que peuvent l’être celles qui sont à
l’usage des Orientaux ; les élucubrations des occultistes qui ont voulu se
mêler de reconstituer de telles sciences en sont bien une preuve suffisante.
Cela ne veut pas dire que, lorsqu’on aura les données indispensables
pour comprendre, c’est-à-dire lorsqu’on possédera la connaissance des
principes, on ne pourra pas s’inspirer dans une certaine mesure de ces sciences
anciennes, aussi bien que des sciences orientales, puiser dans les unes et dans
les autres certains éléments utilisables, et surtout y trouver l’exemple de ce
qu’il faut faire pour donner à d’autres sciences un caractère analogue ; mais
il s’agira toujours d’adapter, et non de copier purement et simplement.
Comme nous l’avons déjà dit, les principes seuls sont rigoureusement
invariables ; leur connaissance est la seule qui ne soit susceptible d’aucune
modification, et d’ailleurs elle renferme en soi tout ce qui est nécessaire
pour réaliser, dans tous les ordres du relatif, toutes les adaptations
possibles. Aussi l’élaboration secondaire dont il s’agit pourra-t-elle
s’accomplir comme d’elle-même dès que cette connaissance y présidera ; et, si
cette connaissance est possédée par une élite assez puissante pour déterminer
l’état d’esprit général qui convient, tout le reste se fera avec une apparence
de spontanéité, comme paraissent spontanées les productions de l’esprit actuel
; ce n’est jamais qu’une apparence, car la masse est toujours influencée et
dirigée à son insu, mais il est tout aussi possible de la diriger dans un sens
normal que de provoquer et d’entretenir chez elle une déviation mentale.
La
tâche d’ordre purement intellectuel, qui devrait être accomplie en premier
lieu, est donc bien véritablement la première sous tous les rapports, étant à
la fois la plus nécessaire et la plus importante, puisque c’est de là que tout
dépend et dérive ; mais, quand nous employons cette expression de «
connaissance métaphysique », bien peu nombreux sont, parmi les Occidentaux
d’aujourd’hui, ceux qui peuvent soupçonner, même vaguement, tout ce qui y est
impliqué.
Les Orientaux (nous ne parlons que de ceux qui comptent vraiment) ne
consentiront jamais à prendre en considération qu’une civilisation qui aura,
comme les leurs, un caractère traditionnel ; mais il ne peut être question de
donner ce caractère, du jour au lendemain, et sans préparation d’aucune sorte,
à une civilisation qui en est totalement dépourvue ; les rêveries et les
utopies ne sont point notre fait, et il convient de laisser aux enthousiastes
irréfléchis cet incurable « optimisme » qui les rend incapables de reconnaître
ce qui peut ou ne peut pas être accompli dans telles conditions déterminées.
Les Orientaux, qui n’accordent d’ailleurs au temps qu’une valeur très
relative, savent bien ce qu’il en est, et ils ne commettraient point de ces
méprises où les Occidentaux peuvent être entraînés par la hâte maladive qu’ils
apportent à toutes leurs entreprises, et qui en compromet irrémédiablement la
stabilité : quand on croit arriver au terme, tout s’écroule ; c’est comme si
l’on voulait bâtir un édifice sur un terrain mouvant sans prendre la peine de
commencer par établir de solides fondations, sous prétexte que les fondations
ne se voient pas.
Certes, ceux qui entreprendraient une œuvre comme celle dont nous
parlons ne devraient pas s’attendre à obtenir immédiatement des résultats
apparents ; mais leur travail n’en serait pas moins réel et efficace, bien au
contraire, et, tout en n’ayant nul espoir d’en voir jamais l’épanouissement
extérieur, ils n’en recueilleraient pas moins personnellement bien d’autres
satisfactions et des bénéfices inappréciables.
Il n’y a même aucune commune
mesure entre les résultats d’un travail tout intérieur, et de l’ordre le plus
élevé, et tout ce qui peut être obtenu dans le domaine des contingences ; si
les Occidentaux pensent autrement et renversent encore ici les rapports
naturels, c’est parce qu’ils ne savent pas s’élever au-dessus des choses
sensibles ; il est toujours aisé de déprécier ce qu’on ne connaît pas, et,
quand on est incapable de l’atteindre, c’est même le meilleur moyen de se
consoler de son impuissance, moyen qui est d’ailleurs à la portée de tout le
monde.
Mais, dira-t-on peut-être, s’il en est ainsi, et si ce travail
intérieur par lequel il faut commencer est en somme le seul vraiment essentiel,
pourquoi se préoccuper d’autre chose ?
C’est que, si les contingences ne sont assurément que secondaires,
elles existent cependant ; dès lors que nous sommes dans le monde manifesté,
nous ne pouvons nous en désintéresser entièrement ; et d’ailleurs, puisque tout
doit dériver des principes, le reste peut être obtenu en quelque sorte « par
surcroit », et on aurait grand tort de s’interdire d’envisager cette
possibilité.
Il y a encore une autre raison, plus particulière aux conditions
actuelles de l’esprit occidental : cet esprit étant ce qu’il est, il y aurait
peu de chances d’intéresser même l’élite possible (nous voulons dire ceux qui
possèdent les aptitudes intellectuelles requises, mais non développées) à une
réalisation qui devrait rester purement intérieure, ou que du moins on ne lui
présenterait que sous ce seul aspect ; on peut beaucoup mieux l’y intéresser en
lui montrant que cette réalisation même doit produire, ne fût-ce que
lointainement, des résultats dans l’extérieur, ce qui, du reste, est la stricte
vérité.
Si le but est toujours le même, il y a bien des voies différentes pour
l’atteindre, ou plutôt pour en approcher, car, dès qu’on est parvenu dans le
domaine transcendant de la métaphysique, toute diversité s’efface ; parmi
toutes ces voies, il faut choisir celle qui convient le mieux aux esprits
auxquels on s’adresse. Au début surtout, n’importe quoi, ou presque, peut
servir de « support » et d’occasion ; là où nul enseignement traditionnel n’est
organisé, si un développement intellectuel vient à se produire
exceptionnellement, il serait parfois bien difficile de dire par quoi il a été
déterminé, et les choses les plus différentes et les plus inattendues ont pu en
fait lui servir de point de départ, suivant les natures individuelles, et aussi
suivant les circonstances extérieures.
En tout cas, ce n’est pas parce qu’on se consacre essentiellement à la
pure intellectualité qu’on est obligé de perdre de vue l’influence qu’elle peut
et doit exercer dans tous les domaines, si indirectement que ce soit, et quand
bien même cette influence n’aurait pas besoin d’être voulue expressément. Nous
ajouterons encore, bien que ceci soit sans doute un peu plus difficile à comprendre,
qu’aucune tradition n’a jamais interdit, à ceux qu’elle a conduits à certains
sommets, de diriger ensuite vers les domaines inférieurs, sans rien perdre pour
cela de ce qu’ils ont acquis et qui ne peut leur être enlevé, les « influences
spirituelles » qu’ils ont concentrées en eux-mêmes, et qui, se répartissant
graduellement dans ces divers domaines suivant leurs rapports hiérarchiques, y
répandront comme un reflet et une participation de l’intelligence suprême (2).
2
Cette phrase contient une allusion précise au symbolisme thibétain
d’Avalokitêshwara.
A suivre...
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