Extraits du livre de René Guénon :
« Introduction
générale à l’étude des doctrines hindoues » René Guénon
Consultable ici :
Chapitre IV
– Tradition et religion (partie 1)
Il semble qu’il soit assez difficile de s’entendre sur une définition
exacte et rigoureuse de la religion et de ses éléments essentiels, et
l’étymologie, souvent précieuse en pareille occurrence, ne nous est ici que
d’un assez faible secours, car l’indication qu’elle nous fournit est
extrêmement vague. La religion, d’après la dérivation de ce mot, c’est « ce qui
relie » ; mais faut-il entendre par là ce qui relie l’homme à un principe
supérieur, ou simplement ce qui relie les hommes entre eux ?
À considérer l’antiquité gréco-romaine, d’où nous est venu le mot,
sinon la chose même qu’il désigne aujourd’hui, il est à peu près certain que la
notion de religion y participait de cette double acception, et que même la
seconde y avait le plus souvent une part prépondérante. En effet, la religion,
ou du moins ce qu’on entendait alors par ce mot, faisait corps, d’une manière
indissoluble, avec l’ensemble des institutions sociales, dont la reconnaissance
des « dieux de la cité » et l’observation des formes cultuelles légalement
établies constituaient des conditions fondamentales et garantissaient la
stabilité ; et c’était là, du reste, ce qui donnait à ces institutions un
caractère vraiment traditionnel.
Seulement, il y avait dès lors, du moins à l’époque classique, quelque
chose d’incompris dans le principe même sur lequel cette tradition aurait dû
reposer intellectuellement ; on peut voir là une des premières manifestations
de l’inaptitude métaphysique commune aux Occidentaux, inaptitude qui a pour
conséquence fatale et constante une étrange confusion dans les modalités de la
pensée.
Chez les Grecs en particulier, les rites et les symboles, héritage de
traditions plus antiques et déjà oubliées, avaient vite perdu leur
signification originelle précise ; l’imagination de ce peuple éminemment
artiste, s’exprimant au gré de la fantaisie individuelle de ses poètes, les
avait recouverts d’un voile presque impénétrable, et c’est pourquoi l’on voit
des philosophes tels que Platon déclarer expressément qu’ils ne savent que
penser des plus anciens écrits qu’ils possédaient relativement à la nature des
dieux (1). Les symboles avaient ainsi dégénéré en simples allégories, et, du
fait d’une tendance invincible aux personnifications anthropomorphiques, ils
étaient devenus des « mythes », c’est-à-dire des fables dont chacun pouvait
croire ce que bon lui semblait, pour peu qu’il gardât pratiquement l’attitude
conventionnelle imposée par les prescriptions légales. Il ne pouvait guère
subsister, dans ces conditions, qu’un formalisme d’autant plus purement
extérieur qu’il était devenu plus incompréhensible à ceux-là mêmes qui étaient
chargés d’en assurer le maintien en conformité avec des règles invariables, et
la religion, pour avoir perdu sa raison d’être la plus profonde, ne pouvait
plus être qu’une affaire exclusivement sociale.
1
Lois, livre X. 44
C’est ce qui explique comment l’homme qui changeait de cité devait en
même temps changer de religion et pouvait le faire sans le moindre scrupule :
il avait à adopter les usages de ceux parmi lesquels il s’établissait, il
devait désormais obéissance à leur législation qui devenait la sienne, et, de
cette législation, la religion constituée faisait partie intégrante, exactement
au même titre que les institutions gouvernementales, juridiques, militaires ou
autres.
Cette conception de la religion comme « lien social » entre les
habitants d’une même cité, à laquelle se superposait d’ailleurs, au-dessus des
variétés locales, une autre religion plus générale, commune à tous les peuples
helléniques et formant entre eux le seul lien vraiment effectif et permanent,
cette conception, disons-nous, n’était pas celle de la « religion d’État » dans
le sens où l’on devait l’entendre beaucoup plus tard, mais elle avait déjà avec
elle des rapports évidents, et elle devait certainement contribuer pour une
part à sa formation ultérieure.
Quoi qu’il en soit, les « dieux de la cité » eurent là encore le rôle
prépondérant dans le culte public, superposé aux cultes familiaux qui
subsistèrent toujours concurremment avec lui, mais peut-être sans être beaucoup
mieux compris dans leur raison profonde ; et ces « dieux de la cité », par
suite des extensions successives que reçut leur domaine, devinrent finalement
les « dieux de l’Empire ». Il est évident qu’un culte comme celui des
empereurs, par exemple, ne pouvait avoir qu’une portée uniquement sociale ; et
l’on sait que, si le Christianisme fut persécuté, alors que tant d’éléments hétérogènes
s’incorporaient sans inconvénient à la religion romaine, c’est que lui seul
entraînait, pratiquement aussi bien que théoriquement, une méconnaissance
formelle des « dieux de l’Empire », essentiellement subversive des institutions
établies.
Cette méconnaissance n’eût pas été nécessaire, d’ailleurs, si la
portée réelle des rites simplement sociaux avait été nettement définie et
délimitée ; elle le fut, au contraire, en raison des multiples confusions qui
s’étaient produites entre les domaines les plus divers, et qui, nées des
éléments incompris que comportaient ces rites et dont certains venaient de fort
loin, leur donnaient un caractère « superstitieux » dans le sens rigoureux où
il nous est déjà arrivé d’employer ce mot.
Nous n’avons pas eu simplement pour but, par cet exposé, de montrer ce qu’était la conception de la religion dans la civilisation gréco-romaine, ce qui pourrait paraître quelque peu hors de propos ; nous avons voulu surtout faire comprendre combien cette conception diffère profondément de celle de la religion dans la civilisation occidentale actuelle, malgré l’identité du terme qui sert à désigner l’une et l’autre. On pourrait dire que le Christianisme, ou, si l’on préfère, la tradition judéo-chrétienne, en adoptant, avec la langue latine, ce mot de « religion » qui lui est emprunté, lui a imposé une signification presque entièrement nouvelle ; il y a d’ailleurs d’autres exemples de ce fait, et l’un des plus remarquables est celui qu’offre le mot de « création », dont nous parlerons plus tard.
Ce qui dominera désormais, c’est l’idée de lien avec un principe
supérieur, et non plus celle de lien social, qui subsiste encore jusqu’à un
certain point, mais amoindrie et passée au rang d’élément secondaire. Encore
ceci n’est-il, à vrai dire, qu’une première approximation ; pour déterminer
plus exactement le sens de la religion dans sa conception actuelle, qui est la
seule que nous envisagerons maintenant sous ce nom, il serait évidemment
inutile de se référer davantage à l’étymologie, dont l’usage s’est trop
grandement écarté, et ce n’est que par l’examen direct de ce qui existe
effectivement qu’il est possible d’obtenir une information précise.
Nous devons dire tout de suite que la plupart des définitions, ou
plutôt des essais de définition que l’on a proposés, en ce qui concerne la
religion, ont pour défaut commun de pouvoir s’appliquer à des choses
extrêmement différentes, et dont certaines n’ont absolument rien de religieux
en réalité. Ainsi, il est des sociologues qui prétendent, par exemple, que « ce
qui caractérise les phénomènes religieux, c’est leur force obligatoire » (2).
Il y aurait lieu de remarquer que ce caractère obligatoire est loin
d’appartenir au même degré à tout ce qui est également religieux, qu’il peut
varier d’intensité, soit pour des pratiques et des croyances diverses à
l’intérieur d’une même religion, soit généralement d’une religion à une autre ;
mais, en admettant même qu’il soit plus ou moins commun à tous les faits
religieux, il est fort loin de leur être propre, et la logique la plus
élémentaire enseigne qu’une définition doit convenir, non seulement « à tout le
défini », mais aussi « au seul défini ».
En fait, l’obligation, imposée plus ou moins strictement par une
autorité ou un pouvoir d’une nature quelconque, est un élément qui se retrouve
de façon à peu près constante dans tout ce qui est institutions sociales
proprement dites ; en particulier, y a-t-il rien qui se pose comme plus
rigoureusement obligatoire que la légalité ?
D’ailleurs, que la législation se rattache directement à la religion
comme dans l’Islam, ou qu’elle en soit au contraire entièrement séparée et
indépendante comme dans les États européens actuels, elle a tout autant ce
caractère d’obligation dans un cas que dans l’autre, et elle l’a toujours
nécessairement, tout simplement parce que c’est là une condition de possibilité
pour n’importe quelle forme d’organisation sociale ; qui donc oserait soutenir
sérieusement que les institutions juridiques de l’Europe moderne sont revêtues
d’un caractère religieux ?
Une telle supposition est manifestement ridicule, et, si nous nous y
attardons un peu plus qu’il ne conviendrait peut-être, c’est qu’il s’agit ici
de théories qui ont acquis, dans certains milieux, une influence aussi
considérable que peu justifiée.
2 É.
Durkheim, De la définition des phénomènes religieux.
Pour en finir sur ce point, ce n’est pas seulement dans les sociétés
qu’on est convenu d’appeler « primitives », à tort selon nous, que « tous les
phénomènes sociaux ont le même caractère contraignant », à un degré ou à un
autre, constatation qui oblige nos sociologues, parlant de ces sociétés
soi-disant « primitives » dont ils aiment d’autant plus à invoquer le
témoignage que le contrôle en est plus difficile, à avouer que « la religion y
est tout, à moins qu’on ne préfère dire qu’elle n’y est rien » (3) !
Il est vrai qu’ils ajoutent aussitôt, pour cette seconde alternative
qui nous semble bien être la bonne, cette restriction : « si on veut la
considérer comme une fonction spéciale » ; mais précisément, si ce n’est pas
une « fonction spéciale », ce n’est plus du tout la religion.
Mais nous n’en avons pas encore terminé avec toutes les fantaisies des
sociologues : une autre théorie qui leur est chère consiste à dire que la
religion se caractérise essentiellement par la présence d’un élément rituel ;
autrement dit, partout où l’on constate l’existence de rites quelconques, on
doit en conclure, sans autre examen, qu’on se trouve par là même en présence de
phénomènes religieux.
Certes, il se rencontre un élément rituel en toute religion, mais cet
élément n’est pas suffisant, à lui seul, pour caractériser la religion comme
telle ; ici comme tout à l’heure, la définition proposée est beaucoup trop
large, parce qu’il y a des rites qui ne sont nullement religieux, et il y en a
même de plusieurs sortes.
Il y a, en premier lieu, des rites qui ont un caractère purement et exclusivement social, civil si l’on veut : ce cas aurait dû se rencontrer dans la civilisation gréco-romaine, s’il n’y avait eu alors les confusions dont nous avons parlé ; il existe actuellement dans la civilisation chinoise, où il n’y a aucune confusion du même genre, et où les cérémonies du Confucianisme sont effectivement des rites sociaux, sans le moindre caractère religieux : ce n’est qu’à ce titre qu’elles sont l’objet d’une reconnaissance officielle, qui, en Chine, serait inconcevable dans toute autre condition. C’est ce qu’avaient fort bien compris les Jésuites établis en Chine au XVIIe siècle, qui trouvaient tout naturel de participer à ces cérémonies, et qui n’y voyaient rien d’incomparable avec le Christianisme, en quoi ils avaient grandement raison, car le Confucianisme, se plaçant entièrement en dehors du domaine religieux, et ne faisant intervenir que ce qui peut et doit normalement être admis par tous les membres du corps social sans aucune distinction, est dès lors parfaitement conciliable avec une religion quelconque, aussi bien qu’avec l’absence de toute religion.
Les sociologues contemporains commettent exactement la même méprise
que commirent jadis les adversaires des Jésuites, lorsqu’ils les accusèrent de
s’être soumis aux pratiques d’une religion étrangère au Christianisme : ayant
vu qu’il y avait là des rites, ils avaient pensé tout naturellement que ces
rites devaient, comme ceux qu’ils étaient habitués à envisager dans le milieu
européen, être de nature religieuse. La civilisation extrême-orientale nous
servira encore d’exemple pour un tout autre genre de rites non religieux : en
effet, le Taoïsme, qui est, nous l’avons dit, une doctrine purement
métaphysique, possède aussi certains rites qui lui sont propres ; c’est donc
qu’il existe, si étrange et si incompréhensible même que cela puisse sembler à
des Occidentaux, des rites qui ont un caractère et une portée essentiellement
métaphysiques.
3 É.
Doutté, Magie et religion dans l’Afrique du Nord, Introduction, p. 7.
Ne voulant pas y insister davantage pour le moment, nous ajouterons
simplement que, sans aller aussi loin que la Chine ou l’Inde, on pourrait
trouver de tels rites dans certaines branches de l’Islam, si celui-ci ne
demeurait pas à peu près aussi fermé aux Européens, et beaucoup par leur faute,
que tout le reste de l’Orient. Après tout, les sociologues sont encore
excusables de se tromper sur des choses qui leur sont complètement étrangères,
et ils pourraient, avec quelque apparence de raison, croire que tout rite est
d’essence religieuse, si du moins le monde occidental, sur lequel ils devraient
être mieux informés, ne leur en présentait vraiment que de semblables ; mais
nous nous permettrions volontiers de leur demander si, par exemple, les rites
maçonniques, dont nous n’entendons d’ailleurs point rechercher ici la véritable
nature, possèdent, par le fait même qu’ils sont bien effectivement des rites,
un caractère religieux à quelque degré que ce soit.
A suivre...
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