Je publie cet article par rapport à ce que je mentionnais chez Ror sur la tendance
actuelle à la divinisation de la « nature » sans plus voir le Principe
dont elle n’est elle-même qu’une manifestation.
Il est également reproduit dans l’ouvrage « Symboles de la Science Sacrée » (chapitre LXII) que vous pouvez consulter ici en pdf :
D’après la tradition kabbalistique, parmi ceux qui pénétrèrent dans le
Pardes (1), il en est certains qui « ravagèrent le jardin », et il est dit que
ces ravages consistèrent plus précisément à « couper les racines des plantes ».
Pour comprendre ce que cela signifie, il faut se référer avant tout au
symbolisme de l’arbre inversé, dont nous avons déjà parlé en d’autres occasions
(2) : les racines sont en haut, c’est-à-dire dans le Principe même ; couper ces
racines, c’est donc considérer les « plantes », ou les êtres qu’elles
symbolisent, comme ayant en quelque sorte une existence et une réalité
indépendantes du Principe.
Dans le cas dont il s’agit, ces êtres sont principalement les anges,
car ceci se rapporte naturellement à des degrés d’existence d’ordre supra-humain
; et il est facile de comprendre quelles peuvent en être les conséquences,
notamment pour ce qu’on est convenu d’appeler la « Kabbale pratique ».
En effet, l’invocation des anges envisagés ainsi, non comme les «
intermédiaires célestes » qu’ils sont au point de vue de l’orthodoxie
traditionnelle, mais comme de véritables puissances indépendantes, constitue
proprement l’« association » (en arabe shirk),
au sens que donne à ce mot la tradition islamique, puisque de telles puissances
apparaissent alors inévitablement comme associées à la Puissance divine
elle-même, au lieu d’être simplement dérivées de celle-ci.
Ces conséquences se retrouvent aussi, à plus forte raison, dans les
applications inférieures qui relèvent du domaine de la magie, domaine où se
trouvent d’ailleurs nécessairement enfermés tôt ou tard ceux qui commettent une
telle erreur, car, par là même, il ne saurait plus être réellement question pour
eux de « théurgie », toute communication effective avec le Principe devenant
impossible dès lors que « les racines sont coupées ».
1 Le
Pardes, figuré symboliquement comme un « jardin », doit être considéré ici
comme représentant le domaine de la connaissance supérieure et réservée : les
quatre lettres PRDS, mises en rapport avec les quatre fleuves de l’Éden,
désignent alors respectivement les différents sens contenus dans les Écritures
sacrées et auxquels correspondent autant de degrés de connaissance ; il va de
soi que ceux qui « ravagèrent le jardin » n’étaient parvenus effectivement qu’à
un degré où il demeure encore possible de s’égarer.
2
Voir notamment L’Arbre du Monde [ch. LI].
Nous ajouterons que les mêmes conséquences s’étendent jusqu’aux formes
les plus dégénérées de la magie telles que la « magie cérémonielle » ;
seulement, dans ce dernier cas, si l’erreur est toujours essentiellement la
même, les dangers effectifs en sont du moins atténués par l’insignifiance même
des résultats qui peuvent être obtenus (3).
Enfin, il convient de remarquer que ceci donne immédiatement
l’explication de l’un au moins des sens dans lesquels l’origine de semblables
déviations est parfois attribuée aux « anges déchus » ; les anges, en effet,
sont bien véritablement « déchus » lorsqu’ils sont envisagés de cette façon,
puisque c’est de leur participation au Principe qu’ils tiennent en réalité tout
ce qui constitue leur être, si bien que, quand cette participation est
méconnue, il ne reste plus qu’un aspect purement négatif qui est comme une
sorte d’ombre inversée par rapport à cet être même (4).
Suivant la conception orthodoxe, un ange, en tant qu’« intermédiaire
céleste », n’est pas autre chose au fond que l’expression même d’un attribut
divin dans l’ordre de la manifestation informelle, car c’est là seulement ce
qui permet d’établir, à travers lui, une communication réelle entre l’état
humain et le Principe même, dont il représente ainsi un aspect plus
particulièrement accessible aux êtres qui sont dans cet état humain.
C’est d’ailleurs ce que montrent très nettement les noms mêmes des
anges, qui sont toujours, en fait, la désignation de tels attributs divins ;
c’est ici surtout, en effet, que le nom correspond pleinement à la nature de
l’être et ne fait véritablement qu’un avec son essence même. Tant que cette
signification n’est pas perdue de vue, les « racines » ne peuvent donc pas être
« coupées » ; on pourrait dire, par suite, que l’erreur à cet égard, faisant
croire que le nom divin appartient en propre à l’ange comme tel et en tant
qu’être « séparé », ne devient possible que quand l’intelligence de la langue
sacrée vient à s’obscurcir, et, si l’on se rend compte de tout ce que ceci
implique en réalité, on pourra comprendre que cette remarque est susceptible
d’un sens beaucoup plus profond qu’il ne le paraît peut-être à première vue (5).
Ces considérations donnent aussi toute sa valeur à l’interprétation
kabbalistique de Malaki, « Mon ange » ou « Mon envoyé (6) », comme « l’ange
dans lequel est Mon nom », c’est à-dire, en définitive, dans lequel est Dieu
même, tout au moins sous quelqu’un de ses aspects « attributifs (7) ».
3
Sur la question de la « magie cérémonielle », cf. Aperçus sur l’initiation, ch.
XX. L’emploi des noms divins et angéliques sous leurs formes hébraïques est
sans doute une des principales raisons qui ont amené A. E. Waite à penser que
toute magie cérémonielle devait son origine aux Juifs (The Secret Tradition in
Freemasonry, pp. 397-399) ; cette opinion ne nous paraît pas entièrement
fondée, car la vérité est plutôt qu’il y a là des emprunts faits à des formes
de magie plus anciennes et plus authentiques, et que celles-ci, dans le monde
occidental, ne pouvait réellement disposer, pour leurs formules, d’aucune
langue sacrée autre que l’hébreux.
4 On
pourrait dire, et peu importe que ce soit littéralement ou symboliquement, que,
dans ces conditions, celui qui croit faire appel à un ange risque fort de voir
au contraire un démon apparaître devant lui.
5
Nous rappellerons à ce propos ce que nous avons indiqué plus haut quant à la
correspondance des différents degrés de la connaissance avec les sens plus ou
moins « intérieurs » des Écritures sacrées ; il est évident qu’il s’agit là de
quelque chose qui n’a rien de commun avec le savoir tout extérieur qui est tout
ce que peut fournir l’étude d’une langue profane, et même aussi,
ajouterons-nous, celle d’une langue sacrée par des procédés profanes tels que
ceux des linguistes modernes.
6 On
sait que la signification étymologique du mot « ange » (en grec aggelo) est
celle d’« envoyé » ou de « messager », et que le mot hébreu correspondant
maleak a aussi le même sens.
7
Cf. Le Roi du Monde, p. 33. Au point de vue principiel, c’est l’ange ou plutôt
l’attribut qu’il représente qui est en Dieu, mais le rapport apparaît comme
inversé à l’égard de la manifestation.
Cette interprétation s’applique en premier lieu et par excellence à
Metatron, l’« Ange de la Face (8) », ou à Mikaèl (dont Malaki est l’anagramme)
en tant que, dans son rôle « solaire », il s’identifie d’une certaine façon à
Metatron ; mais elle est applicable aussi à tout ange, puisqu’il est
véritablement, par rapport à la manifestation, et au sens le plus rigoureux du
mot, le « porteur » d’un nom divin, et que même, vu du côté de la « Vérité » (El-Haqq), il n’est réellement rien
d’autre que ce nom même.
Toute la différence n’est ici que celle qui résulte d’une certaine
hiérarchie qui peut être établie entre les attributs divins, suivant qu’ils
procèdent plus ou moins directement de l’Essence, de sorte que leur
manifestation pourra être regardée comme se situant à des niveaux différents,
et tel est en somme le fondement des hiérarchies angéliques ; ces attributs ou
ces aspects doivent d’ailleurs nécessairement être conçus comme étant en
multitude indéfinie dès lors qu’ils sont envisagés « distinctivement » et c’est
à quoi correspond la multitude même des anges (9).
On pourrait se demander pourquoi, en tout cela, il est question
uniquement des anges, alors que, à la vérité, tout être, quel qu’il soit et à
quelque ordre d’existence qu’il appartienne, dépend aussi entièrement du
Principe dans tout ce qu’il est, et que cette dépendance, qui est en même temps
une participation, est, pourrait-on dire, la mesure même de sa réalité ; et, au
surplus, tout être a aussi en lui-même, et plus précisément en son « centre »,
virtuellement tout au moins, un principe divin sans lequel son existence ne
serait pas même une illusion, mais bien plutôt un néant pur et simple.
Ceci correspond d’ailleurs exactement à l’enseignement kabbalistique
suivant lequel les « canaux » par lesquels les influences émanées du Principe
se communiquent aux êtres manifestés ne s’arrêtent point à un certain niveau,
mais s’étendent de proche en proche à tous les degrés de l’Existence
universelle, et jusqu’aux plus inférieurs (10), si bien que, pour reprendre le
précédent symbolisme, il ne saurait y avoir nulle part aucun être qui soit
assimilable à une « plante sans racines ».
Cependant, il est évident qu’il y a des degrés à envisager dans la
participation dont il s’agit et que ces degrés correspondent précisément à ceux
mêmes de l’Existence ; c’est pourquoi ceux-ci ont d’autant plus de réalité
qu’ils sont plus élevés, c’est-à-dire plus proches du Principe (bien qu’il n’y
ait assurément aucune commune mesure entre un état quelconque de manifestation,
fût-il le plus élevé de tous, et l’état principiel lui-même).
Il y a lieu de faire avant tout ici, comme d’ailleurs à tout autre
égard, une différence entre le cas des êtres situés dans le domaine de la
manifestation informelle ou supra-individuelle, auquel se rapportent les états
angéliques, et celui des êtres situés dans le domaine de la manifestation
formelle ou individuelle ; et ceci demande encore à être expliqué d’une façon
un peu précise.
8 Le
nom de Metatron est numériquement équivalent au Nom divin Shaddaï.
9 Il
doit être bien entendu qu’il s’agit ici d’une multitude « transcendantale », et
non pas d’une indéfinité numérique (cf. Les Principes du calcul infinitésimal,
ch. III) ; les anges ne sont aucunement « nombrables », puisqu’ils
n’appartiennent pas au domaine d’existence qui est conditionné par la quantité.
10
Le symbolisme de ces « canaux », descendant ainsi graduellement à travers tous
les états, peut aider à comprendre, en les envisageant dans le sens ascendant,
comment les êtres situés à un niveau supérieur peuvent, d’une façon générale,
jouer un rôle d’« intermédiaire » pour ceux qui sont situés à un niveau
inférieur, puisque la communication avec le Principe n’est possible pour
ceux-ci qu’en passant à travers leur domaine.
C’est seulement dans l’ordre informel qu’on peut dire qu’un être
exprime ou manifeste véritablement, et aussi intégralement qu’il est possible,
un attribut du Principe ; c’est la distinction de ces attributs qui fait ici la
distinction même des êtres, et celle-ci peut être caractérisée comme une «
distinction sans séparation » (bhêdâbhêdâ dans la terminologie hindoue (11)),
car il va de soi que, en définitive, tous les attributs sont réellement « un »
; et c’est là aussi la moindre limitation qui soit concevable dans un état qui,
étant manifesté, est encore conditionné par là même.
D’autre part, la nature de chaque être se ramenant ici en quelque
sorte tout entière à l’expression d’un attribut unique, il est évident que cet
être possède ainsi, en lui-même, une unité d’un tout autre ordre et bien
autrement réelle que l’unité toute relative, fragmentaire et « composite » à la
fois, qui appartient aux êtres individuels comme tels ; et, au fond, c’est en
raison de cette réduction de la nature angélique à un attribut défini, sans
aucune « composition » autre que le mélange d’acte et de puissance qui est
nécessairement inhérent à toute manifestation (12), que saint Thomas d’Aquin a
pu considérer les différences existant entre les anges comme comparables à des
différences spécifiques et non à des différences individuelles (13).
Collier "préhistorique"... |
Si maintenant on veut trouver, dans l’ordre de la manifestation
formelle, une correspondance ou un reflet de ce que nous venons de dire, ce
n’est point les êtres individuels pris chacun en particulier qu’il faudra
envisager (et cela résulte assez clairement de notre dernière remarque), mais
bien plutôt les « mondes » ou les états d’existence eux-mêmes, chacun d’eux,
dans son ensemble et comme « globalement », étant relié plus spécialement à un
certain attribut divin dont il sera, s’il est permis de s’exprimer ainsi, comme
la production particulière (14) ; et ceci rejoint directement la conception des
anges comme « recteur des sphères » et les considérations que nous avons déjà
indiquées à ce propos dans notre précédente étude sur la « chaîne des mondes ».
[Note : voir cet article : http://esprit-universel.over-blog.com/2014/02/ren%C3%A9-gu%C3%A9non-la-cha%C3%AEne-des-mondes.html
]
11
Cf. Le Règne de la quantité et les signes des temps, ch. IX.
12
On pourrait dire que l’être angélique est en acte sous le rapport de l’attribut
qu’il exprime, mais en puissance sous le rapport de tous les autres attributs.
13
Cf. Le Règne de la quantité et les signes des temps, ch. XI.
14
Il va de soi qu’une telle façon de parler n’est valable que dans la mesure et
sous le point de vue où les attributs eux-mêmes peuvent être envisagés «
distinctement » (et ils ne peuvent l’être que par rapport à la manifestation),
et que l’invisible unité de l’Essence divine même, à laquelle tout se ramène
finalement, n’en saurait être aucunement affectée.
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