lundi 27 mai 2019

René Guénon - LE DEMIURGE partie 4/4


René Guénon, Le démiurge, Revue la Gnose, nov.1909, pseudonyme : Palingénius

Les écrits de R. Guénon, sous le pseudo « Palingénius » sont disponibles ICI



Note :

Attention aux interprétations trop superficielles et aux défauts de point de vues ! 
Il est bien évident qu’il ne faut pas conclure de ce texte que Satan n’existe pas, ce qui est d’ailleurs expressément réfuté dans un autre texte de Guénon :
  • « .... mais leur aveuglement est souvent irrémédiable, et leur bonne foi même contribue à attirer d’autres victimes ; cela n’autorise-t-il pas à dire que la suprême habileté du diable, de quelque façon qu’on le conçoive, c’est de faire nier son existence ? »
Il « faut avoir bien soin de ne jamais confondre les divers plans de l’Univers, car ce qu’on dit de l’un pourrait n’être pas vrai pour l’autre. » 
Chaque élément doit être considéré comme strictement défini et applicable dans son domaine propre en prenant bien garde à ne pas mélanger les différents points de vue, et particulièrement celui de la manifestation et celui de la réalité absolue.

C’est là qu’intervient l’importance de la Connaissance qui permet de se dégager de toutes les illusions/fausses dualités générées par les états individuels, qu’elles proviennent des états « grossiers » ou plus insidieusement, du monde psychique, par les rêves notamment, ainsi qu'il est rappelé dans cette partie. 
  • Sourate 45 ; 23 : « Vois-tu celui qui prend sa passion pour sa propre divinité? »
    Sourate 25 ; 43 : « Ne vois-tu pas celui qui a fait de sa passion sa divinité? » 
Seule la Connaissance délivre des "passions" et des individualités. 
Seule la Connaissance parviendra ainsi à nous libérer du monde de l'Empire du Démiurge...



Partie IV - Fin



Après avoir caractérisé les trois Mondes et les états de l’être qui y correspondent, et avoir indiqué, autant que cela est possible, ce qu’est l’être affranchi de la domination démiurgique, nous devons revenir encore à la question de la distinction du Bien et du Mal, afin de tirer quelques conséquences de l’exposé précédent.



Tout d’abord, on pourrait être tenté de dire ceci : si la distinction de Bien et du Mal est tout illusoire, si elle n’existe pas en réalité, il doit en être de même de la morale, car il est bien évident que la morale est fondée sur cette distinction, qu’elle la suppose essentiellement.
Ce serait aller trop loin ; la morale existe, mais dans la même mesure que la distinction du Bien et du Mal, c’est-à-dire pour tout ce qui appartient au domaine du Démiurge ; au point de vue universel, elle n’aurait plus aucune raison d’être.
En effet, la morale ne peut s’appliquer qu’à l’action ; or l’action suppose le changement, qui n’est possible que dans le formel ou le manifesté ; le Monde sans forme est immuable, supérieur au changement, donc aussi à l’action, et c’est pourquoi l’être qui n’appartient plus à l’Empire de Démiurge est sans action.

Ceci montre qu’il faut avoir bien soin de ne jamais confondre les divers plans de l’Univers, car ce qu’on dit de l’un pourrait n’être pas vrai pour l’autre.
Ainsi, la morale existe nécessairement dans le plan social, qui est essentiellement le domaine de l’action ; mais il ne peut plus en être question lorsqu’on envisage le plan métaphysique ou universel, puisque alors il n’y a plus d’action.

Ce point étant établi, nous devons faire remarquer que l’être qui est supérieur à l’action possède cependant la plénitude de l’activité ; mais c’est une activité potentielle, donc une activité qui n’agit point.
Cet être est, non point immobile comme on pourrait le dire à tord, mais immuable, c’est-à-dire supérieur au changement ; en effet, il est identifié à l’Être, qui est toujours identique à lui-même : suivant la formule biblique, « l’Être est l’Être ».
Ceci doit être rapproché de la doctrine taoïste, d’après laquelle l’Activité du Ciel est non agissante ; le Sage, en qui se reflète l’Activité du Ciel, observe le non-agir.


Cependant, ce Sage, que nous avons désigné comme le Pneumatique ou le Yogi, peut avoir les apparences de l’action, comme la Lune a les apparences du mouvement lorsque les nuages passent devant elle ; mais le vent qui chasse les nuages est sans influence sur la Lune.
De même, l’agitation du Monde démiurgique est sans influence sur le Pneumatique ; à ce sujet, nous pouvons encore citer ce que dit Sankarâtchârya.

  • « Le Yogi, ayant traversé la mer des passions, est uni avec la Tranquillité et se réjouit dans l’Esprit.
  • Ayant renoncé à ces plaisirs qui naissent des objets externes périssables, et jouissant de délices spirituelles, il est calme et serein comme le flambeau sous un éteignoir, et il se réjouit dans sa propre essence.
  • Pendant sa résidence dans le corps, il n’est pas affecté par ses propriétés, comme le firmament n’est pas affecté par ce qui flotte dans son sein ; connaissant toutes choses, il demeure non affecté par les contingences. »

Nous pouvons comprendre par là le véritable sens du mot Nirvâna, dont on a donné tant de fausses interprétations ; ce mot signifie littéralement extinction du souffle ou de l’agitation, donc état d’un être qui n’est plus soumis à aucune agitation, qui est définitivement libéré de la forme.
C’est une erreur très répandue, du moins en Occident, que de croire qu’il n’y a plus rien quand il n’y a plus de forme, tandis qu’en réalité c’est la forme qui n’est rien et l’informel qui est tout ; ainsi, le Nirvâna, bien loin d’être l’anéantissement comme l’ont prétendu certains philosophes, est au contraire la plénitude de l’Être.

De tout ce qui précède, on pourrait conclure qu’il ne faut point agir ; mais ce serait encore inexact, sinon en principe, du moins dans l’application qu’on voudrait en faire.
En effet, l’action est la condition des êtres individuels, appartenant à l’Empire du Démiurge ; le Pneumatique ou le Sage est sans action en réalité, mais, tant qu’il réside dans un corps, il a les apparences de l’action ; extérieurement, il est en tout semblable aux autres hommes, mais il sait que ce n’est là qu’une apparence illusoire, et cela suffit pour qu’il soit réellement affranchi de l’action, puisque c’est par la Connaissance que s’obtient la délivrance.
Par là même qu’il est affranchi de l’action, il n’est plus sujet à la souffrance, car la souffrance n’est qu’un résultat de l’effort, donc de l’action, et c’est en cela que consiste ce que nous appelons l’imperfection, bien qu’il n’y ait rien d’imparfait en réalité.

Il est évident que l’action ne peut pas exister pour celui qui contemple toutes choses en lui-même, comme existant dans l’Esprit universel, sans aucune distinction d’objets individuels, ainsi que l’expriment ces paroles des Védas : « Les objets diffèrent simplement en désignation, accident et nom, comme les ustensiles terrestres reçoivent différents noms, quoique ce soient seulement différentes formes de terre. » La terre, principe de toutes ces formes, est elle-même sans forme, mais les contient toutes en puissance d’être ; tel est aussi l’Esprit universel.

Le Centre et la circonférence....


L’action implique le changement, c’est-à-dire la destruction incessante de formes qui disparaissent pour être remplacées par d’autres ; ce sont les modifications que nous appelons naissance et mort, les multiples changements d’état que doit traverser l’être qui n’a point encore atteint la délivrance ou la transformation finale, en employant ce mot transformation dans son sens étymologique, qui est celui de passage hors de la forme.

L’attachement aux choses individuelles, ou aux formes essentiellement transitoires et périssables, est le propre de l’ignorance ; les formes ne sont rien pour l’être qui est libéré de la forme, et c’est pourquoi, même pendant sa résidence dans le corps, il n’est point affecté par ses propriétés.

  • « Ainsi il se meut libre comme le vent, car ses mouvements ne sont point empêchés par les passions. »
  • « Quand les formes sont détruites, le Yogi et tous les êtres entrent dans l’essence qui pénètre tout. »
  • « Il est sans qualités et sans action ; impérissable, sans volition ; heureux, immuable, sans figure ; éternellement libre et pur. »
  • « Il est comme l’éther, qui est répandu partout, et qui pénètre en même temps l’extérieur et l’intérieur des choses ; il est incorruptible, impérissable ; il est le même dans toutes choses, pur, impassible, sans forme, immuable. »
  • « Il est le grand Brahma, qui est éternel, pur, libre, un, incessamment heureux, non deux, existant, percevant et sans fin. »

Tel est l’état auquel l’être parvient par la Connaissance spirituelle ; ainsi il est libéré à tout jamais des conditions de l’existence individuelle, il est délivré de l’Empire du Démiurge.


FIN








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