mardi 7 mai 2019

Charles-André Gilis – La nuit de la détermination

« Les Sept Étendards du Califat », ch. XXXVII.

Sourate La Fumée (44) :

2. Par le Livre (le Coran) explicite.
3. Nous l'avons fait descendre en une nuit bénie, Nous sommes en vérité Celui qui avertit,
4. durant laquelle est décidé tout ordre sage,
5. c'est là un commandement venant de Nous. C'est Nous qui envoyons [les Messagers],

Sourate La Destinée (97) :

1. Nous l'avons certes, fait descendre (le Coran) pendant la nuit d'Al-Qadr.
2. Et qui te dira ce qu'est la nuit d'Al-Qadr?
3. La nuit d'Al-Qadr est meilleure que mille mois.
4. Durant celle-ci descendent les Anges ainsi que l'Esprit, par permission de leur Seigneur pour tout ordre.
5. Elle est paix et salut jusqu'à l'apparition de l'aube.


Cette année la nuit de la détermination est annoncée au soir du 31 mai mais sa date précise n'étant pas déterminable, les dévotions prennent place durant plusieurs nuits.
Un hadith donne des indications :
« Cherchez la nuit du Destin parmi les nuits impaires de la dernière décade du mois de Ramadan. » (rapporté par al Bukhâri)




Si l’avènement du troisième Sceau et l’ultime restauration traditionnelle qui l’accompagne s’opèrent durant la dernière phase du présent cycle (1), son achèvement total ainsi que le « passage à la limite » marqué par le « lever de l’Heure » et le « Jugement » rendront manifeste le Califat spirituel muhammadien. 

Dans un commentaire ésotérique de la Fâtiha (2), à propos du verset Mâliki yawm ad- Dîn, « le Roi du Jour de la Rétribution », Ibn Arabî déclare : « Le Roi en ce jour sera celui qui détiendra la fonction et le privilège de l’Intercession, celui qui a dit (en implorant la faveur de Dieu) non pas « moi-même” mais « ma communauté”. » 
L’intercession au Jour de la Résurrection fait partie des privilèges du Prophète — sur lui la Grâce et la Paix ! — de sorte que cette interprétation aboutit à lui conférer l’attribut de « Roi », unanimement considéré par la Tradition islamique comme étant, dans ce verset, une qualification d’Allâh. Sans doute une telle « audace » n’a-t-elle rien qui puisse choquer dans la perspective du Tasawwuf ; elle est néanmoins inhabituelle dans l’enseignement du « plus grand des Maîtres », qui privilégie constamment, au point de vue de la réalisation, la notion de « servitude ».

(1) Après cette restauration viendra l’âge sombre au cours duquel, selon la Tradition islamique, « le Coran sera ôté des poitrines » et où seuls subsisteront « les pires des hommes ».
(2) Futûhât, chap. 5 ; vol. 2, p. 198 de l’éd. O. Yahya.

Du reste, celui-ci atténue aussitôt sa première interprétation en proposant une seconde, basée sur la doctrine de la wahdat al-wujûd : 
« Le Roi est, en réalité, le Dieu Très-Haut qui possède et gouverne toute chose : Il intercède pour Lui-même en mode général et en mode spécial ; spécial en ce monde et général dans la vie future. » 

L’indication donnée tout d’abord traduit, par son étrangeté même, une intention bien précise : si un attribut proprement divin et « seigneurial » est conféré à un homme, c’est parce qu’il se rapporte à la fonction du Chef de la Hiérarchie suprême. Rappelons que « dîn » comporte l’idée de « justice » : l’expression mâliki yawm ad-dîn désigne véritablement le « Roi de Justice » envisagé sous son aspect final, ce qui justifie son identification au Prophète de l’Islam. Le « Roi du Jour de la Rétribution » apparaît alors comme un équivalent du « Seigneur des hommes, Roi des hommes, Dieu des hommes » dont il est question dans la dernière sourate, de telle sorte que le Coran commence et se termine (3) par des références explicites an Centre de notre monde et à son Chef : à ce point de vue, il s’agit plus spécialement du « Coran Glorieux dans une Table Gardé(e) » (Cor. 55, 21-22) (4) qui renferme la totalité de la Science sacrée destinée à notre monde.


On soulignera, cependant, que le Prophète — qu’Allah répande sur lui Sa Grâce unitive et Sa Paix ! —, considéré comme « Roi du Jour de la Rétribution », exerce, non pas une fonction de justice (qui relève de la Majesté divine et qui, à ce titre, se rapporte au Nom de majesté « Allah », qui est celui du Souverain Juge) mais une fonction de miséricorde (qui exprime plutôt les attributs de beauté et de perfection) puisque la « royauté » qui lui est attribuée est expressément liée au privilège de 1’intercession. Par là, elle se rattache à la Station initiatique appelée al maqâm al-mahmûd, « la Station Louangée » que non avons déjà eu l’occasion de mentionner (5).

(3) On remarque, ici encore, l’inversion caractéristique de la perspective des « Demeures spirituelles » : l’expression « Dieu des homme, qui figure dans la dernière sourate, se rapporte plutôt au début du cycle tandis que celle de « Roi du Jour de la Rétribution » se rapporte à sa fin.
(4) Sur le sens du terme « mahfûz » (« gardé(e) »), cf. Michel Vâlsan L’Islam et la fonction de René Guénon, p. 140.
(5) Cf. supra, chap. XXXIII, p. 251-252.

Le terme mahmûd est significatif, car il correspond à un des noms emblématiques fondamentaux du Prophète (6) — sur lui la Grâce et la Paix ! — : un nom qui concerne plus spécialement le monde intermédiaire (qui est précisément celui où s’opère l’intercession) ; un nom qui peut être envisagé aussi en tant qu’il se rapporte à l’état humain dans son intégralité (7) ; un nom, enfin, dont la lettre caractéristique est le wâw qui est un symbole de l’Esprit universel.

Cette fonction « royale » et miséricordieuse exprime le mystère de la Nuit de la Détermination (laylat al-qadr) (8), à laquelle Ibn Arabî fait allusion au début de son commentaire : 
« Ce jour est celui de la rétribution et de la dignité du Roi à la Station de la discrimination et du partage (maqâm al-tafriqa) qui n’est autre que l’état synthétique (jam’), car il ne peut y avoir de discrimination sans une synthèse préalable ;  le Très-Haut a dit : « en elle, nous avons distingué tout Commandement sage » (Cor. 44, 4) » ; en elle : c’est-à-dire au sein de la « Nuit Bénie » mentionnée dans le verset précédent. 

Celle-ci, habituellement assimilée à celle du milieu du mois de Sha’bân, représente 1’aspect distinctif de la Nuit de la Détermination, car, selon 1’enseignement du Cheikh al-Akbar, « la Sourate de la Fumée exprime distinctivement ce que la Sourate de la Détermination contient synthétiquement. 


Celui qui n’a pas la science de ce qu’il contemple s’imagine que ces deux sourates sont simplement complémentaires, sans comprendre qu’elles sont réunies en une Demeure (spirituelle) unique. » (9) La Nuit de la Détermination exprime la « réalité divine » du Centre Suprême ; elle est située traditionnellement durant le mois de Ramadan car celui-ci est le seul mois lunaire à être désigné au moyen d’un Nom qui fait partie des Noms d’Allâh (10) ; elle correspond à la descente du Coran en tant qu’il manifeste synthétiquement l’unité divine dans le Cœur du Monde ou, du point de vue initiatique, dans celui de l’Homme.

(6) et (7) Cf. Michel Vâlsan, l’annotation de la Prière pour le Pôle d’Ibn Arabi, dans Etudes Traditionnelles, 1975, p. 98.
(8) Cette nuit est elle-même une désignation symbolique du Centre Suprême; cf. Le Coran et la fonction d’Hermès, le « 31e Tawhîd ».
(9) Futûhât, chap. 340. La Sourate de la Détermination porte ce nom précisément parce qu’elle mentionne la Nuit de la Détermination tandis que la Sourate de la Fumée mentionne, quant à elle, « la Nuit Bénie ou est distingué tout Commandement sage ».
(10) Cf. Textes sur le Jeûne, p. 20.

En revanche, la Nuit Bénie représente l’aspect formel de ce Centre qui occupe alors, symboliquement, le « milieu » de l’état individuel humain (11) ; elle ne peut être distinguée de la Nuit de la Détermination que dans la mesure où elle désigne une fonction particulière de celle-ci (12). Sa situation « au milieu du mois de Sha’bân » est d’autant plus significative que ce mois est traditionnellement attribué au Prophète — sur lui la Grâce et la Paix !

Le verset « la Nuit de la Détermination est meilleure que mille mois » (Cor. 97, 3) peut se comprendre dans la même perspective, car le mois lunaire est un symbole de l’état adamique considéré dans l’intégralité de son développement : la lune, dans ses différentes phases, parcourt la totalité des « étapes » et des « demeures » comprises dans la « Sphère des Mansions lunaires » (falak al-manâzil) qui régit les modalités de cet état. 
À ce degré, le Coran apparaît, d’une part, comme divisé en versets et en sourates, celles-ci étant elles-mêmes désignées dans l’ésotérisme islamique par le terme manâzil (13) ; d’autre part, comme étant le « Livre » ou l’« Écrit » qui contient la Science relative à notre état d’existence et qui synthétise les Livres et les Révélations antérieures à l’Islam. En revanche, en tant qu’il est identifié au « Livre de l’Univers », le Coran renferme la Science divine de la manifestation tout entière. Il descend dans le Cœur de l’Homme Parfait au cours de la Nuit de la Détermination qui est, non seulement meilleure que le « mois » correspondant au cycle terrestre et adamique, mais « meilleure que mille mois », c’est-à-dire meilleure que l’ensemble des états individuels, car, aussi bien dans l’ordre cosmique qu’au point de vue de la réalisation métaphysique, cette nuit représente la descente suprême du Verbe et de l’Esprit universels.

Carré de Dürer

(11) Ceci rappelle l’« Invariable Milieu» de la tradition extrême orientale, qui exprime l’aspect transcendant de la notion d’équilibre. Son reflet en mode distinctif est représenté par la Balance parmi les Constellations zodiacales, et par le Ciel de Jupiter parmi les Cieux planétaires qui symbolisent le domaine subtil en tant qu’il se rapporte plus spécialement à la modalité terrestre de l’état humain. Ceci explique que le «jugement de la terre » mentionné dans la vision de Dante dont il a été question précédemment (cf. supra, chap. XXXIII) corresponde précisément à ce Ciel. Il en va de même pour le « carré magique » reproduit par Dürer dans sa Melencolia, qui était connu par les hermétistes européens comme le « Sceau de Jupiter ».
(12) Dans un précédent ouvrage, nous avons identifié cette fonction comme étant celle « d’Hermès ». Ceci permet de comprendre pourquoi la Nuit de la Détermination est décrite au chapitre 340 des Futûhât comme le « collecteur des impôts » (jâbî) à charge de la Nuit Bénie. Rappelons qu’Ibn Arabî considère les « 36 Attestations de l’Unité divin» comme une « dîme » perçue au sein du Livre contenu dans la Table Gardée (cf. Le Coran et la fonction d’Hermès, l’Introduction).
(13) Cf. Les clés des Demeures spirituelles dans René Guénon et l’avènement du troisième Sceau, l’Introduction.


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