mardi 21 mai 2019

Charles-André Gilis – SUR LA TRINITÉ.... 2/2


Extrait numéro 2 :

Tiré du livre de Charles-André GILIS : « La Papauté contre l’Islam »


Ce livre est disponible ici :
Le Turban Noir


« La question de la « divinité du Christ » telle qu’elle est envisagée dans le christianisme comporte une équivoque qui tient à la pauvreté, et à l’insuffisance du vocabulaire employé.
Selon l’enseignement du tasawwuf, il convient de distinguer la divinité au sens d’ « Essence divine », (Dhât), de la divinité au sens de « Fonction divine », (ulûhhiyya).
Cette dernière désigne Dieu en tant qu’Il est l’objet de l’adoration de Ses serviteurs : la divinité ne peut être adorée s’il n’y pas des êtres qui l’adorent ; la Fonction divine implique toujours une dualité, et un « lien », (unissant les deux termes), qui définit précisément la notion de religion.
La doctrine chrétienne ignore ce second sens du terme « divinité » ; elle recourt uniquement à l’idée de « seigneurie » qui implique une dualité analogue : celle du seigneur, et du serviteur. La divergence fondamentale entre l’islâm, et le christianisme ne concerne pas, comme nous l’avons montré, la question de la divinité du Christ comprise dans le sens de « nature divine du Christ », (contrairement à une opinion largement répandue, mais inexacte, illustrée par le texte du Père Lelong que nous avons cité) ; la divergence véritable concerne la question de la « fonction divine » du Christ, c’est-à-dire de sa seigneurie. Il y a sur ce point une confusion dans la doctrine enseignée par l’Église catholique, qu’un examen attentif du Symbole de Nicée permet de discerner, et éventuellement de dissiper.

La source du malentendu réside dans le fait que le Christ est considéré comme l’unique seigneur : et in unum Dominum Jesum Christum, et cela parce qu’il est l’unique Verbe, (ce que la doctrine islamique confirme pleinement), et le Fils de Dieu ; comme, par ailleurs, « il s’est fait homme », on conclut, à tort, qu’il ne peut y avoir en ce monde d’autre Seigneur que lui.
Or, il y a là une erreur manifeste, due à l’ignorance ou à la méconnaissance de certains aspects fondamentaux du mystère trinitaire évoqués dans le texte du Symbole, mais qui sont systématiquement occultés dans la présentation qui est faite de l’enseignement de l’Église.


Avant d’aller plus loin, il nous faut rappeler brièvement un point de méthode essentiel, à savoir que, si chacune des trois Personnes contient la plénitude de la divinité, (sans quoi le christianisme ne serait plus un monothéisme), il faut néanmoins se garder soigneusement d’attribuer à une Personne ce que la tradition chrétienne attribue à une autre, car ce sont précisément ces différences, et ces particularités qui fournissent à l’enseignement métaphysique, et initiatique les fondements spirituels sur lesquels il peut s’appuyer. Les représentants de l’Église commettent une confusion constante entre l’essence éternelle du Verbe, et sa manifestation temporelle ; et cela sous les deux aspects principaux qui ont été mentionnés plus haut : celui de la filiation divine, (qui correspond au premier sens du terme « divinité »), et celui de la fonction seigneuriale, (qui correspond au second sens).

Examinons tout d’abord la question de la filiation.

Selon sa réalité principielle, la filiation du Verbe christique s’établit par rapport au Père : Deum de Deo, Lumen de Lumine, Deum verum de Deo vero « Dieu issu de Dieu, Lumière issue de la Lumière, Dieu véritable issu de Dieu véritable » ; et ensuite : genitum, non factum, consubstantialem Patri « engendré, non fait, (ou créé), de la même substance que le Père ».
En revanche, la filiation temporelle s’accomplit de Spirito Sancto, ex Maria virgine. Et homo factus est « procédant du Saint-Esprit, à partir de la Vierge Marie, il a été fait homme ».
Le contraste entre ces deux degrés est marqué par le terme « factum », expressément écarté dans le premier cas ; et aussi par le fait que la filiation est envisagée à partir d’un Être unique, (le Père), quand il s’agit de la filiation éternelle, et à partir d’un couple, (l’Esprit Saint, et Marie), quand il s’agit de la génération temporelle. L’enseignement catholique ne dit rien de cette distinction essentielle, à partir de laquelle – n’en déplaise aux clercs qui veulent à tout prix, au besoin contre l’évidence, maintenir l’idée d’une « originalité absolue » des vérités chrétiennes – les « divergences radicales » s’évanouissent d’elles-mêmes.

La seconde question, celle de la fonction seigneuriale, présente une similitude avec la première, mais concerne de manière plus directe le malentendu examiné ici. En effet, après avoir déclaré que Jésus-Christ est le seul, et unique seigneur, (unum Dominum fait de tout évidence écho au credo in unum Deum « je crois en un seul Dieu » initial), le Symbole de Nicée attribue cette même qualification au Saint-Esprit : Dominum, et vivificantem, qui locutus est per prophetas « seigneur, et vivificateur, qui a parlé par les prophètes ».

C’est là une incohérence apparente : si Jésus-Christ, deuxième Personne de la Sainte Trinité est appelé : « seul, et unique seigneur », pourquoi l’Esprit Saint est-il également appelé « seigneur », alors qu’il n’est nulle part question d’une seigneurie du Père ? Cette particularité nous intéresse ici d’autant plus qu’elle revêt une signification analogue à celle qui a été envisagée tout d’abord à propos de la filiation divine.
Au degré principiel, il s’agit de la seigneurie suprême qui s’étend à l’ensemble de la manifestation universelle dont elle est le principe immédiat : c’est là la fonction du Verbe créateur « par qui toutes choses ont été faites », (per quem omnia facta sunt).
En revanche, la seigneurie du Saint Esprit est considérée au degré temporel, et concerne de manière spécifique l’état humain en tant que tel, comme l’indique la qualification de « vivicateur » qui suit celle de « seigneur » dans l’énoncé du Symbole, (Et in Spiritum Sanctum, Dominum, et vivificantem) ; en effet, le Prologue de l’Évangile de saint Jean nous enseigne que « la vie est la lumière des hommes ».

On retrouve donc dans le Symbole de Nicée le ternaire johannique : Verbum, Lux, et Vita, admirablement commenté par René Guénon dans les Aperçus sur l’Initiation :
« dans son unité principielle, le Verbe apparaît comme Lumière, (Lumen de Lumine), alors qu’il apparaît comme Vivant, et Vivificateur au centre de l’état humain. »

Au degré humain, le Christ revêt le nom « Emmanuel » qui signifie : « Dieu parmi nous ».
La forme de ce nom symbolise la doctrine des « deux natures », le : El final se rapporte à la divinité du Christ, et le « manu » central à son humanité. Si l’on prend en compte l’indication subtile contenue dans le terme « manu » (1), le Christ apparaît même, de manière plus précise encore, comme le principe régisseur de l’humanité terrestre.

1 – Cf. Le Roi du Monde, chap. II.

Tout ceci permet de comprendre pourquoi il est dit du Verbe, (envisagé au degré humain comme Esprit Saint, comme Seigneur, et comme Vivificateur), qu’il a « parlé par les prophètes », (qui locutus est per prophetas) : on trouve ici, de manière significative, un pluriel analogue à celui qui figure dans le verset coranique qui a été cité plus haut : « Croyez en Allâh, et en Ses envoyés ».


Il ne peut en être autrement, car le déroulement du cycle humain, qui est le domaine de l’individualité, et de la forme, implique nécessairement une pluralité de révélations traditionnelles, de divinités, et de seigneurs : les prophètes parlent tous au nom du même Esprit, et transmettent tous la même doctrine métaphysique, selon la parole du Prophète de l’islâm :

« La meilleure parole que j’ai dite, moi, et les prophètes qui m’ont précédé, c’est : lâ ilâha illa Allâh »
La révélation islamique enseigne qu’au degré humain l’Envoyé d’Allâh, en dépit de son excellence, n’est qu’un prophète parmi les autres. Il n’y a pas, et il ne peut y avoir en ce monde de seigneurie absolue ; et c’est pourquoi Allâh le Très-Haut Lui-même, lorsqu’il est envisagé comme « Divinité universelle », est appelé, non pas le « Seigneur » mais le « Seigneur des seigneurs », (rabbu-l-arbâb).

C’est parce que les théologiens catholiques confondent ces deux degrés, (oubliant par là même que les deux natures du Christ sont réunies en lui, mais non confondues), qu’ils en arrivent à considérer la manifestation du Christ en ce monde comme étant celle de l’« unique Seigneur », qui abolit toute autre seigneurie.
C’est très précisément ce point, et non pas, (contrairement à l’opinion habituelle), la question de la divinité du Christ qui est visée par le verset coranique où il est recommandé aux Gens du Livre de ne pas « exagérer dans leur religion » (2) ; et c’est aussi pourquoi il peut être dit des Églises chrétiennes qu’elles ont « altéré le message » apporté par Jésus. Parce qu’il est « la Voie, la Vérité, et la Vie », celui-ci n’a jamais pu enseigner ce qui n’est en définitive qu’une interprétation tendancieuse, et intéressée.

On peut exprimer tout ceci en quelques mots par référence à la doctrine islamique de la servitude qui apparaît, une fois de plus, comme centrale : en considérant le Christ comme l’unique seigneur en ce monde en vertu d’une formulation dogmatique particulière, l’Église catholique se rend elle-même incapable d’assumer la fonction universelle à laquelle elle prétend, car elle exclut toute expression de la Vérité unique autre que la sienne ; pour la même raison, il lui est impossible de réaliser l’unité du christianisme, et la vocation universelle de Rome.

Les limitations inhérentes à sa vision, et à sa doctrine font d’elle un facteur de division, et non d’union. Muhammad – qu’Allâh répande sur lui Sa grâce unitive, et Sa Paix ! – parce qu’il demeure un pur serviteur, reconnaît la pleine vérité de toutes les traditions régulières qui l’ont précédé, de sorte qu’il intègre toutes les manifestations du Vrai au sein de la Révélation universelle qu’il proclame.

C’est parce qu’il est demeuré « pur serviteur » qu’il a dit : « Ne me conférez aucune excellence » ; parole qu’Ibn Arabî interprète en précisant : « Ce n’est pas nous qui la lui conférons, mais Allâh le Très-Haut » (3) ; Allâh, le Seigneur des mondes, le Seigneur des seigneurs dont Muhammad est « le serviteur, et l’envoyé », (‘abdu-Hu wa rasûlu-Hu).

2 – L’indication de la fin du verset est explicite : « Croyez donc en Allâh et en Ses envoyés ».

3 – Cf. L’Esprit universel de l’islâm, p. 213.



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