mardi 16 avril 2019

Guénon – Orient et Occident : Constitution et rôle de l’élite 2/3


Cette série est issue du livre de René Guénon - ORIENT et OCCIDENT et se rapporte à la partie II : "Les possibilités de rapprochement".

Le livre en pdf :


Cette série se composera comme suit :

CHAPITRE I - TENTATIVES INFRUCTUEUSES
partie 1,

partie 2,
partie 3
CHAPITRE II - L’ACCORD SUR LES PRINCIPES
partie 1
partie 2
partie 3
CHAPITRE III - CONSTITUTION ET RÔLE DE L’ELITE
partie 1
partie 2,
partie 3
CHAPITRE IV - ENTENTE ET NON FUSION




CHAPITRE III : CONSTITUTION ET RÔLE DE L’ELITE

Partie 2 :

Quoi qu’il en soit, nous dirons que, en Orient, les organisations les plus puissantes, celles qui travaillent vraiment dans l’ordre profond, ne sont aucunement des « sociétés » au sens européen de ce mot ; il se forme parfois, sous leur influence, des sociétés plus ou moins extérieures, en vue d’un but précis et défini, mais ces sociétés, toujours temporaires, disparaissent dès qu’elles ont rempli la fonction qui leur était désignée. La société extérieure n’est donc ici qu’une manifestation accidentelle de l’organisation intérieure préexistante, et celle-ci, dans tout ce qu’elle a d’essentiel, est toujours absolument indépendante de celle-là ; l’élite n’a pas à se mêler à des luttes qui, quelle qu’en soit l’importance, sont forcément étrangères à son domaine propre ; son rôle social ne peut être qu’indirect, mais il n’en est que plus efficace, car, pour diriger vraiment ce qui se meut, il ne faut pas être entraîné soi-même dans le mouvement (1) .


C’est donc là exactement l’inverse du plan que suivraient ceux qui voudraient former d’abord des sociétés extérieures ; celles-ci ne doivent être que l’effet, non la cause ; elles ne pourraient avoir d’utilité et de vraie raison d’être que si l’élite existait déjà au préalable (conformément à l’adage scolastique : « pour agir, il faut être ») et si elle était assez fortement organisée pour empêcher sûrement toute déviation.
C’est en Orient seulement qu’on peut trouver actuellement les exemples dont il conviendrait de s’inspirer ; nous avons bien des raisons de penser que l’Occident a eu aussi, au moyen âge, quelques organisations du même type, mais il est au moins douteux qu’il en ait subsisté des traces suffisantes pour qu’on puisse arriver à s’en faire une idée exacte autrement que par analogie avec ce qui existe en Orient, analogie basée d’ailleurs, non sur des suppositions gratuites, mais sur des signes qui ne trompent pas quand on connaît déjà certaines choses; encore faut-il, pour les connaître, s’adresser là où il est possible de les trouver présentement, car il s’agit, non de curiosités archéologiques, mais d’une connaissance qui, pour être profitable, ne peut être que directe.

1 On pourra se souvenir ici du « moteur immobile » d’Aristote ; naturellement, ceci est susceptible d’applications multiples.

Cette idée d’organisations qui ne revêtent point la forme de « sociétés », qui n’ont aucun des éléments extérieurs par lesquels celles-ci se caractérisent, et qui n’en sont que plus effectivement constituées, parce qu’elles sont fondées réellement sur ce qu’il y a d’immuable et n’admettent en soi aucun mélange de transitoire, cette idée, disons-nous, est tout à fait étrangère à la mentalité moderne, et nous avons pu nous rendre compte en diverses occasions des difficultés qu’on rencontre à la faire comprendre ; peut-être trouverons-nous le moyen d’y revenir quelque jour, car des explications trop étendues sur ce sujet ne rentreraient pas dans le cadre de la présente étude, où nous n’y faisons allusion qu’incidemment et pour couper court à un malentendu.
Cependant, nous n’entendons fermer la porte à aucune possibilité, sur ce terrain pas plus que sur aucun autre, ni décourager aucune initiative, pour peu qu’elle puisse produire des résultats valables et qu’elle n’aboutisse pas à un simple gaspillage de forces ; nous ne voulons que mettre en garde contre des opinions fausses et des conclusions trop hâtives.

Il va de soi que, si quelques personnes, au lieu de travailler isolément, préféraient se réunir pour constituer des sortes de « groupes d’études », ce n’est pas là que nous verrions un danger ni même un inconvénient, mais à la condition qu’elles soient bien persuadées qu’elles n’ont nul besoin de recourir à ce formalisme extérieur auquel la plupart de nos contemporains attribuent tant d’importance, précisément parce que les choses extérieures sont tout pour eux. Du reste, même pour former simplement des « groupes d’études », si l’on voulait y faire un travail sérieux et le poursuivre assez loin, bien des précautions seraient nécessaires, car tout ce qui s’accomplit dans ce domaine met en jeu des puissances insoupçonnées du vulgaire, et, si l’on manque de prudence, on s’expose à d’étranges réactions, du moins tant qu’un certain degré n’a pas été atteint.
D’autre part, les questions de méthode, ici, dépendent étroitement des principes mêmes ; c’est dire qu’elles ont une importance bien plus considérable qu’en tout autre domaine, et des conséquences autrement graves que sur le terrain scientifique, où elles sont pourtant déjà loin d’être négligeables.

Ce n’est pas le lieu de développer toutes ces considérations ; nous n’exagérons rien, mais, comme nous l’avons dit au début, nous ne voulons pas non plus dissimuler les difficultés ; l’adaptation à telles ou telles conditions définies est toujours extrêmement délicate, et il faut posséder des données théoriques inébranlables et fort étendues avant de songer à tenter la moindre réalisation.
L’acquisition même de ces données n’est pas une tâche si aisée pour des Occidentaux ; en tout cas, et nous n’y insisterons jamais trop, elle est ce par quoi il faut nécessairement débuter, elle constitue l’unique préparation indispensable, sans laquelle rien ne peut être fait, et dont dépendent essentiellement toutes les réalisations ultérieures, dans quelque ordre que ce soit.

Il est encore un autre point sur lequel nous devons nous expliquer : nous avons dit ailleurs que l’appui des Orientaux ne ferait pas défaut à l’élite intellectuelle dans l’accomplissement de sa tâche, parce que, naturellement, ils seront toujours favorables à un rapprochement qui sera ce qu’il doit être normalement ; mais cela suppose une élite occidentale déjà constituée, et, pour sa constitution même, il faut que l’initiative parte de l’Occident. 
Dans les conditions actuelles, les représentants autorisés des traditions orientales ne peuvent pas s’intéresser intellectuellement à l’Occident ; du moins, ils ne peuvent s’intéresser qu’aux rares individualités qui viennent à eux, directement ou indirectement, et qui ne sont que des cas trop exceptionnels pour permettre d’envisager une action généralisée.


Nous pouvons affirmer ceci : jamais aucune organisation orientale n’établira de « branches » en Occident ; jamais même, tant que les conditions ne seront pas entièrement changées, elle ne pourra entretenir de relations avec aucune organisation occidentale, quelle qu’elle soit, car elle ne pourrait le faire qu’avec l’élite constituée conformément aux vrais principes. Donc, jusque là, on ne peut demander aux Orientaux rien de plus que des inspirations, ce qui est déjà beaucoup, et ces inspirations ne peuvent être transmises que par des influences individuelles servant d’intermédiaires, non par une action directe d’organisations qui, à moins de bouleversements imprévus, n’engageront jamais leur responsabilité dans les affaires du monde occidental, et cela se comprend, car ces affaires, après tout, ne les concernent pas ; les Occidentaux sont seuls à se mêler trop volontiers de ce qui se passe chez les autres.
Si personne en Occident ne fait preuve à la fois de la volonté et de la capacité de comprendre tout ce qui est nécessaire pour se rapprocher vraiment de l’Orient, celui-ci se gardera bien d’intervenir, sachant d’ailleurs que ce serait inutile, et, quand bien même l’Occident devrait se précipiter à un cataclysme, il ne pourrait faire autrement que de le laisser abandonné à lui-même ; en effet, comment agir sur l’Occident, à supposer qu’on le veuille, si l’on n’y trouve pas le moindre point d’appui ?

De toute façon, nous le redisons encore, c’est aux Occidentaux qu’il appartient de faire les premiers pas ; naturellement, ce n’est pas de la masse occidentale qu’il peut être question, ni même d’un nombre considérable d’individus, ce qui serait peut-être plus nuisible qu’utile à certains égards ; pour commencer, il suffit de quelques-uns, à la condition qu’ils soient capables de comprendre vraiment et profondément tout ce dont il s’agit. Il y a encore autre chose : ceux qui se sont assimilé directement l’intellectualité orientale ne peuvent prétendre qu’à jouer ce rôle d’intermédiaires dont nous parlions tout à l’heure ; ils sont, du fait de cette assimilation, trop près de l’Orient pour faire plus ; ils peuvent suggérer des idées, exposer des conceptions, indiquer ce qu’il conviendrait de faire, mais non prendre par eux-mêmes l’initiative d’une organisation qui, venant d’eux, ne serait pas vraiment occidentale.


S’il y avait encore, en Occident, des individualités, même isolées, ayant conservé intact le dépôt de la tradition purement intellectuelle qui a dû exister au moyen âge, tout serait grandement simplifié ; mais c’est à ces individualités d’affirmer leur existence et de produire leurs titres, et, tant qu’elles ne l’auront pas fait, il ne nous appartient pas de résoudre la question.

A défaut de cette éventualité, malheureusement assez improbable, c’est seulement ce que nous pourrions appeler une assimilation au second degré des doctrines orientales qui pourrait susciter les premiers éléments de l’élite future ; nous voulons dire que l’initiative devrait venir d’individualités qui se seraient développées par la compréhension de ces doctrines, mais sans avoir de liens trop directs avec l’Orient, et en gardant au contraire le contact avec tout ce qui peut encore subsister de valable dans la civilisation occidentale, et spécialement avec les vestiges d’esprit traditionnel qui ont pu s’y maintenir, en dépit de la mentalité moderne, principalement sous la forme religieuse.

Ce n’est pas à dire que ce contact doive être nécessairement rompu pour ceux dont l’intellectualité est devenue tout orientale, et d’autant moins que, en somme, ils sont essentiellement des représentants de l’esprit traditionnel ; mais leur situation est trop particulière pour qu’ils ne soient pas astreints à une très grande réserve, surtout tant qu’on ne fera pas expressément appel à leur collaboration ; ils doivent se tenir dans l’expectative, comme les Orientaux de naissance, et tout ce qu’ils peuvent faire de plus que ces derniers, c’est de présenter les doctrines sous une forme mieux appropriée à l’Occident, et de faire ressortir les possibilités de rapprochement qui s’attachent à leur compréhension ; encore une fois, ils doivent se contenter d’être les intermédiaires dont la présence prouve que tout espoir d’entente n’est pas irrémédiablement perdu. 

Qu’on veuille bien ne pas prendre ces réflexions pour autre chose que ce qu’elles sont, ni en tirer des conséquences qui risqueraient d’être fort étrangères à notre pensée ; si trop de points restent imprécis, c’est qu’il ne nous est pas possible de faire autrement, et que les circonstances seules permettront par la suite de les élucider peu à peu. 

A suivre...





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