L’ouvrage de René Guénon que je vous propose de découvrir se présentera comme suit :
Table des matières
Chapitre IV. Nature respective des Brâhmanes et des Kshatriyas
Chapitre V. Dépendance de la royauté à l’égard du sacerdoce
Chapitre VI. La révolte des Kshatriyas
Chapitre VII. Les usurpations de la royauté et leurs conséquences
Chapitre VIII. Paradis terrestre et paradis céleste
Chapitre IX. La loi immuable
Chapitre IV : Nature respective des Brâhmanes et des Kshatriyas
Krishna et Arjuna... |
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Sagesse et force, tels sont les attributs respectifs des Brâhmanes et
des Kshatriyas, ou, si l’on préfère, de l’autorité spirituelle et du pouvoir
temporel ; et il est intéressant de noter que, chez les anciens Égyptiens, le
symbole du Sphinx, dans une de ses significations, réunissait précisément ces
deux attributs envisagés suivant leurs rapports normaux. En effet, la tête
humaine peut être considérée comme figurant la sagesse, et le corps de lion la
force ; la tête est l’autorité spirituelle qui dirige, et le corps est le
pouvoir temporel qui agit.
Il est d’ailleurs à remarquer que le Sphinx est toujours figuré au
repos, le pouvoir temporel étant pris ici à l’état « non agissant » dans son
principe spirituel où il est contenu « éminemment », donc seulement en tant que
possibilité d’action, ou, mieux encore, dans le principe divin qui unifie le
spirituel et le temporel, étant au delà de leur distinction, et étant la source
commune dont ils procèdent tous deux, mais le premier directement, et le second
indirectement et par l’intermédiaire du premier. Nous trouvons ailleurs un
symbole verbal qui, par sa constitution hiéroglyphique, est un exact équivalent
de celui-là : c’est le nom des Druides, qui se lit dru-vid, où la première racine signifie la
force, et la seconde la sagesse (41) ; et la réunion des deux attributs dans ce
nom, comme celle des deux éléments du Sphinx dans un seul et même être, outre
qu’elle marque que la royauté est implicitement contenue dans le sacerdoce, est
sans doute un souvenir de l’époque lointaine où les deux pouvoirs étaient
encore unis, à l’état d’indistinction primordiale, dans leur principe commun et
suprême (42).
À ce principe suprême des deux pouvoirs, nous avons déjà consacré une
étude spéciale (43) ; nous avons indiqué alors comment, de visible qu’il était
tout d’abord, il était devenu invisible et caché, se retirant du « monde
extérieur » à mesure que celui-ci s’éloignait de son état primordial, ce qui
devait nécessairement amener la division apparente des deux pouvoirs. Nous
avons montré aussi comment ce principe se retrouve, désigné sous des noms et
des symboles divers, dans toutes les traditions, et nomment il apparaît
notamment dans la tradition judéo-chrétienne sous les figures de Melchissédec
et des Rois Mages.
Nous rappellerons seulement que, dans le Christianisme, la
reconnaissance de ce principe unique subsiste toujours, au moins théoriquement,
et s’affirme par la considération des deux fonctions sacerdotale et royale
comme inséparables l’une de l’autre dans la personne même du Christ.
41
Ce nom a d’ailleurs un double sens, qui se réfère encore à un autre symbolisme
: dru ou deru, comme le latin robur, désigne à la fois la force et le chêne (en
grec δρυς) ; d’autre part, vid est, comme en sanscrit, la sagesse ou la
connaissance, assimilée à la vision, mais c’est aussi le gui ; ainsi, druvid
est le gui du chêne, qui était en effet un des principaux symboles du
Druidisme, et il est en même temps l’homme en qui réside la sagesse appuyés sur
la force. De plus, la racine dru, comme on le voit par les formes sanscrites
équivalentes dhru et dhri, comporte encore l’idée de stabilité, qui est
d’ailleurs un des sens du symbole de l’arbre en général et du chêne en
particulier ; et ce sens de stabilité correspond ici très exactement à
l’attitude· du Sphinx au repos.
42
En Égypte, l’incorporation du roi au sacerdoce, que nous avons signalée plus
haut d’après Plutarque, était d’ailleurs comme un vestige de cet ancien état de
choses.
43
Le Roi du Monde.
À un certain point de vue, d’ailleurs, ces deux fonctions, rapportées
ainsi à leur principe, peuvent être envisagées comme étant en quelque sorte
complémentaires, et alors, bien que la seconde, à vrai dire, ait son principe
immédiat dans la première, il y a pourtant entre elles, dans leur distinction
même, une sorte de corrélation.
En d’autres termes, dès lors que le sacerdoce ne comporte pas, d’une
façon habituelle, l’exercice effectif de la royauté, il faut que les
représentants respectifs du sacerdoce et de la royauté tirent leur pouvoir
d’une source commune, qui est « au delà des castes » ; la différence
hiérarchique qui existe entre eux consiste en ce que le sacerdoce reçoit son
pouvoir directement de cette source, avec laquelle il est en contact immédiat
par sa nature même, tandis que la royauté, en raison du caractère plus
extérieur et proprement terrestre de sa fonction, ne peut en recevoir le sien
que par l’intermédiaire du sacerdoce.
Celui-ci, en effet, joue véritablement le rôle de « médiateur » entre
le Ciel et la Terre ; et ce n’est pas sans motif que la plénitude du sacerdoce
a reçu, dans les traditions occidentales, le nom symbolique de « pontificat »,
car, ainsi que le dit saint Bernard, « le Pontife, comme l’indique l’étymologie
de son nom, est une sorte de pont entre Dieu et l’homme » (44).
Si donc on veut remonter à l’origine première des deux pouvoir
sacerdotal et royal, c’est dans le « monde céleste » qu’il faut la chercher ;
ceci peux d’ailleurs s’entendre réellement et symboliquement à la fois (45) ;
mais cette question est de celles dont le développement sortirait du cadre de
la présente étude, et, si nous en avons donné ce bref aperçu, c’est que nous ne
pourrons nous dispenser, dans la suite, de faire parfois allusion à cette source
commune des deux pouvoirs.
44
Tractatus de Moribus et Officio episcoporum, III, 9. — À ce propos, et en
relation avec ce que nous avons déjà indiqué au sujet du Sphinx, il est à
remarquer que celui-ci représente Harmakhis ou Hor-makhouti, le « Seigneur des
deux horizons », c’est-à-dire le principe qui unit les deux mondes sensible et
suprasensible, terrestre et céleste ; et c’est une des raisons pour lesquelles,
aux premiers temps du Christianisme, il fut, en Égypte, regardé comme un
symbole du Christ. Une autre raison de ce fait, c’est que le Sphinx est, comme
le griffon dont parle Dante, « l’animal à deux natures », représentant à ce
titre l’union des natures divine et humaine dans le Christ ; et on peut encore
en trouver une troisième dans l’aspect sous lequel il figure, comme nous
l’avons dit, l’union des deux pouvoirs spirituel et temporel, sacerdotal et
royal, dans leur principe suprême.
45
Il s’agit ici de la conception traditionnelle des « trois mondes » que nous
avons expliquée ailleurs à diverses reprises : à ce point de vue, la royauté
correspond au « monde terrestre », le sacerdoce au « monde intermédiaire », et
leur principe commun au « monde céleste » ; mais il convient d’ajouter que,
depuis que ce principe est devenu invisible aux hommes, le sacerdoce représente
aussi extérieurement le « monde céleste ».
Pour revenir à ce qui a été le point de départ de cette digression, il
est évident que les attributs de sagesse et de force se rapportent
respectivement à la connaissance et à l’action ; d’autre part, dans l’Inde, il
est dit encore, en connexion avec le même point de vue, que le Brâhmane est le
type des êtres stables, et que le Kshatriya est le type des êtres changeants (46)
; en d’autres termes, dans l’ordre social, qui est d’ailleurs en parfaite
correspondance avec l’ordre cosmique, le premier représente l’élément immuable,
et le second l’élément mobile. Ici encore, l’immutabilité est celle de la
connaissance, qui est d’ailleurs figurée sensiblement par la posture immobile
de l’homme en méditation ; la mobilité, de son côté, est celle qui est
inhérente à l’action, en raison du caractère transitoire et momentané de
celle-ci.
Enfin, la nature propre du Brâhmane et celle du Kshatriya se distinguent
fondamentalement par la prédominance d’un guna différent ; comme nous l’avons
expliqué ailleurs (47), la doctrine hindoue envisage trois gunas, qualités
constitutives des êtres dans tous leurs états de manifestation :
sattwa, la conformité à la
pure essence de l’Etre universel, qui est identifiée à la lumière intelligible
ou à la connaissance, et représentée comme une tendance ascendante ;
rajas, l’impulsion
expansive, selon laquelle l’être se développe dans un certain état et, en
quelque sorte, à un niveau déterminé de l’existence ;
enfin, tamas, l’obscurité,
assimilée à l’ignorance, et représentée comme une tendance descendante.
46
L’ensemble de tous les êtres, divisés ainsi en stables et changeants, est
désigné en sanscrit par le terme composé sthâvara-jangama ; ainsi, tous,
suivant leur nature, sont principalement en relation, soit avec le Brâhmane,
soit avec le Kshatriya.
47
L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. IV.
Les gunas sont en parfait équilibre dans l’indifférenciation
primordiale, et toute manifestation représente une rupture de cet équilibre ;
ces trois éléments sont dans tous les êtres, mais en des proportions diverses,
qui déterminent les tendances respectives de ces êtres.
Dans la nature du Brâhmane, c’est sattwa qui prédomine, l’orientant
vers les états supra-humains ; dans celle du Kshatriya, c’est rajas, qui tend à
la réalisation des possibilités comprises dans l’état humain (48).
À la prédominance de sattwa correspond celle de l’intellectualité ; à
la prédominance de rajas, celle de ce que nous pouvons, faute d’un meilleur
terme, appeler la sentimentalité ; et c’est là encore une justification de ce
que nous disions plus haut, que le Kshatriya n’est pas fait pour la pure
connaissance : la voie qui lui convient est la voie qu’on pourrait appeler «
dévotionnelle », s’il est permis de se servir d’un tel mot pour rendre, assez
imparfaitement d’ailleurs, le terme sanscrit de bhakti, c’est-à-dire la voie qui prend pour point de départ un
élément d’ordre émotif ; et, bien que cette voie se rencontre en dehors des
formes proprement religieuses, le rôle de l’élément émotif n’est nulle part
aussi développé que dans celles-ci, où il affecte d’une teinte spéciale
l’expression de la doctrine tout entière.
Cette dernière remarque permet de se rendre compte de la véritable
raison d’être de ces formes religieuses : elles conviennent particulièrement
aux races dont les aptitudes sont, d’une façon générale, dirigées surtout du
côté de l’action, c’est-à-dire à celles qui, envisagées collectivement, ont en
elles une prépondérance de l’élément « rajasique » qui caractérise la nature
des Kshatriyas. Ce cas est celui du monde occidental, et c’est pourquoi, comme
nous l’avons déjà signalé ailleurs (49), on dit dans l’Inde que, si l’Occident
revenait à un état normal et possédait une organisation sociale régulière, on y
trouverait beaucoup de Kshatriyas, mais peu de Brâhmanes ; c’est aussi pourquoi
la religion, entendue dans son sens le plus strict, est une chose proprement
occidentale.
48
Aux trois gunas correspondent des couleurs symboliques : le blanc à sattwa, le
rouge à rajas, le noir à tamas ; en vertu du rapport que nous indiquons ici,
les deux premières de ces couleurs symbolisent aussi respectivement l’autorité
spirituelle et le pouvoir temporel. — Il est intéressant de noter, à ce propos,
que l’« oriflamme » des rois de France était rouge ; la substitution ultérieure
du blanc au rouge comme couleur royale marque, en quelque sorte, l’usurpation
d’un des attributs de l’autorité spirituelle.
49
La Crise du Monde moderne, p. 45 (2e édition).
C’est encore ce qui explique qu’il ne semble pas y avoir, en Occident,
d’autorité spirituelle pure, ou que tout au moins il n’y en a pas qui s’affirme
extérieurement comme telle, avec les caractères que nous avons précisés dans ce
qui précède. L’adaptation religieuse, comme la constitution de toute autre
forme traditionnelle, est cependant le fait d’une véritable autorité
spirituelle, au sens le plus complet de ce mot ; et cette autorité, qui
apparaît alors au dehors comme religieuse, peut aussi, en même temps, demeurer
autre chose en elle-même, tant qu’il y a dans son sein de vrais Brâhmanes, et
nous entendons par là une élite intellectuelle qui garde la conscience de ce
qui est au delà de toutes les formes particulières, c’est-à-dire de l’essence
profonde de la tradition.
Pour une telle élite, la forme ne peut jouer qu’un rôle de « support
», et, d’autre part, elle fournit un moyen de faire participer à la tradition
ceux qui n’ont pas accès à la pure intellectualité ; mais ces derniers,
naturellement, ne voient rien au delà de la forme, leurs propres possibilités
individuelles ne leur permettant pas d’aller plus loin, et, par conséquent,
l’autorité spirituelle n’a pas à se montrer à eux sous un autre aspect que
celui qui correspond à leur nature (50), bien que son enseignement, même
extérieur, soit toujours inspiré de l’esprit de la doctrine supérieure (51).
Seulement, il peut se faire aussi que, l’adaptation une fois réalisée,
ceux qui sont les dépositaires de cette forme traditionnelle s’y trouvent
enfermés eux-mêmes par la suite, ayant perdu la conscience effective de ce qui
est au-delà ; cela peut d’ailleurs être dû à des circonstances diverses, et
surtout au « mélange des castes », en raison duquel il peut arriver à se
trouver parmi eux des hommes qui, en réalité, sont pour la plupart des
Kshatriyas ; il est facile de comprendre, par ce que nous venons de dire, que
ce cas soit possible principalement en Occident, d’autant plus que la forme
religieuse peut s’y prêter tout particulièrement.
50
On dit symboliquement que les dieux, lorsqu’ils apparaissent aux hommes,
revêtent toujours des formes qui sont en rapport avec la nature même de ceux à
qui ils se manifestent.
51
Il s’agit encore ici de la distinction, que nous avons déjà indiquée plus haut,
de « ceux qui savent » et de « ceux qui croient ».
En effet, la combinaison d’éléments intellectuels et sentimentaux qui
caractérise cette forme crée une sorte de domaine mixte, où la connaissance est
envisagée beaucoup moins en elle-même que dans son application à l’action ; si
la distinction entre l’« initiation sacerdotale » et l’« initiation royale »
n’est pas maintenue d’une façon très nette et très rigoureuse, on a alors un
terrain intermédiaire où peuvent se produire toutes sortes de confusions, sans
parler de certains conflits qui ne seraient même pas concevables si le pouvoir
temporel avait en face de lui une autorité spirituelle pure (52).
Nous n’avons pas à rechercher ici quelle est, des deux possibilités
que nous venons d’indiquer, celle à laquelle correspond actuellement l’état
religieux du monde occidental, et la raison en est facile à comprendre : une
autorité religieuse ne peut pas avoir l’apparence de ce que nous appelons une
autorité spirituelle pure, même si elle en a intérieurement la réalité ; cette
réalité, il y a eu certainement un temps où elle l’a possédée, mais la possède-t-elle
encore effectivement (53) ?
Ce serait d’autant plus difficile à dire que, quand l’intellectualité
véritable est perdue aussi complètement qu’elle l’est à l’époque moderne, il
est naturel que la partie supérieure et « intérieure » de la tradition devienne
de plus en plus cachée et inaccessible, puisque ceux qui sont capables de la
comprendre ne sont plus qu’une intime minorité ; nous voulons, jusqu’à preuve
du contraire, admettre qu’il puisse en être ainsi et que la conscience de la
tradition intégrale, avec tout ce qu’elle implique, subsiste encore
effectivement chez quelques-uns, si peu nombreux soient-ils.
D’ailleurs, même si cette conscience avait entièrement disparu, il
n’en resterait pas moins que toute forme traditionnelle régulièrement constituée,
par la seule conservation de la « lettre » à l’abri de toute altération,
maintient toujours la possibilité de sa restauration, qui se produira s’il se
rencontre quelque jour, parmi les représentants de cette forme traditionnelle,
des hommes possédant les aptitudes intellectuelles requises.
52
La connaissance « suprême » étant oubliée, il ne subsiste plus alors qu’une
connaissance « non-suprême », non plus du fait d’une révolte des Kshatriyas
comme dans le cas que nous avons envisagé précédemment, mais par une sorte de
dégénérescence intellectuelle de l’élément qui correspond aux Brâhmanes par sa
fonction, sinon par sa nature ; dans ce dernier cas, la tradition n’est pas
altérée comme dans l’autre, mais seulement diminuée dans sa partie supérieure ;
le dernier degré de cette dégénérescence est celui où il n’y a plus aucune
connaissance effective, où la virtualité seule de cette connaissance subtile
grâce à la conservation de la « lettre », et où il n’y a plus que simple
croyance chez tous indistinctement. Il faut ajouter que les deux cas que nous
séparons ici théoriquement peuvent aussi se combiner en fait, ou tout au moins
se produire concurremment dans un même milieu et, pour ainsi dire, se
conditionner réciproquement ; mais peu importe, car, sur ce point, nous
n’entendons faire aucune application à des faits déterminés.
53
Cette question correspond, sous une autre forme, à celle que nous posions plus
haut au sujet de l’« Église enseignante » et de l’« Église enseignée ».
En tout cas, si même, par des moyens quelconques, nous avions à cet
égard des données plus précises, nous n’aurions pas à les exposer publiquement,
à moins d’y être amené par des circonstances exceptionnelles, et voici pourquoi
: une autorité qui n’est que religieuse est pourtant encore, dans le cas le
plus défavorable, une autorité spirituelle relative ; nous voulons dire que,
sans être une autorité spirituelle pleinement effective, elle en porte en elle
la virtualité, qu’elle tient de son origine, et, par là même, elle peut
toujours en remplir la fonction à l’extérieur (54) ; elle en joue donc
légitimement le rôle vis-à-vis du pouvoir temporel, et elle doit être
véritablement considérée comme telle dans ses rapports avec celui-ci.
Ceux qui auront compris notre point de vue pourront sans difficulté se
rendre compte que, en cas de conflit entre une autorité spirituelle quelle
qu’elle soit, même relative, et un pouvoir purement temporel, nous devons
toujours nous placer en principe du côté de l’autorité spirituelle ; nous
disons en principe, car il doit être bien entendu que nous n’avons pas la
moindre intention d’intervenir activement dans de tels conflits, ni surtout de
prendre une part quelconque aux querelles du monde occidental, ce qui,
d’ailleurs, ne serait nullement dans notre rôle.
Nous ne ferons donc pas, dans les exemples que nous aurons à envisager
par la suite, de distinction entre ceux où il s’agit d’une autorité spirituelle
pure et ceux où il peut ne s’agir que d’une autorité spirituelle relative ;
nous considérerons comme autorité spirituelle, dans tous les cas, celle qui en
remplit socialement la fonction ; et d’ailleurs les similitudes frappantes que
présentent tous ces cas, si éloignés qu’ils puissent être les uns des autres
dans l’histoire, justifieront suffisamment cette assimilation.
54
Il faut bien remarquer que ceux qui remplissent ainsi la fonction extérieure
des Brâhmanes, sans en avoir réellement les qualifications, ne sont point pour
cela des usurpateurs, comme le seraient des Kshatriyas révoltés qui auraient
pris la place des Brâhmanes pour instaurer une tradition déviée ; il ne s’agit
là, en effet, que d’une situation due aux conditions défavorables d’un certain
milieu, et qui assure d’ailleurs le maintien de la doctrine dans toute la
mesure compatible avec ces conditions. On pourrait toujours, même dans
l’hypothèse la plus fâcheuse, appliquer ici cette parole de l’Évangile : « Les
scribes et les pharisiens sont assis dans la chaire de Moïse ; observez donc et
faites tout ce qu’ils vous disent » (St Matthieu, XXIII, 2-3).
Nous n’aurions de distinction à faire que si la question de la
possession effective de la pure intellectualité venait à se poser, et, en fait,
elle ne se pose pas ici ; de même, pour ce qui est d’une autorité attachée
exclusivement à une certaine forme traditionnelle, nous n’aurions à nous
préoccuper de délimiter exactement ses frontières, si l’on peut s’exprimer
ainsi, que pour les cas où elle prétendrait les dépasser, et ces cas ne sont
point de ceux que nous avons à examiner présentement.
Sur ce dernier point, nous rappellerons ce que nous disions plus haut
: le supérieur contient « éminemment » l’inférieur ; celui qui est compétent
dans certaines limites, définissant son domaine propre, l’est donc aussi a
fortiori pour tout ce qui est en deçà de ces mêmes limites, tandis que, par
contre, il ne l’est plus pour ce qui est au-delà ; si cette règle très simple,
au moins pour qui a une juste notion de la hiérarchie, était observée et
appliquée comme il convient, aucune confusion de domaines et aucune erreur de «
juridiction », pour ainsi parler, ne se produirait jamais.
Certains ne verront sans doute, dans les distinctions et les réserves
que nous venons de formuler, que des précautions d’une utilité assez
contestable, et d’autres seront tentés de ne leur attribuer tout au plus qu’une
valeur purement théorique ; mais nous pensons qu’il en est d’autres encore qui
comprendront que, en réalité, elles sont tout autre chose que cela, et nous
inviterons ces derniers à y réfléchir avec une attention toute particulière.
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