lundi 29 avril 2019

Guénon – Orient et Occident : Constitution et rôle de l’élite 3/3


Cette série est issue du livre de René Guénon - ORIENT et OCCIDENT et se rapporte à la partie II : "Les possibilités de rapprochement".

Le livre en pdf :



Cette série se composera comme suit :

CHAPITRE I - TENTATIVES INFRUCTUEUSES
partie 1,

partie 2,
partie 3
CHAPITRE II - L’ACCORD SUR LES PRINCIPES
partie 1
partie 2
partie 3
CHAPITRE III - CONSTITUTION ET RÔLE DE L’ELITE
partie 1
partie 2,
partie 3
CHAPITRE IV - ENTENTE ET NON FUSION




CHAPITRE III : CONSTITUTION ET RÔLE DE L’ELITE

Partie 3 :

Dans tout ce qui n’est pas purement et strictement doctrinal, les contingences interviennent forcément, et c’est d’elles que peuvent être tirés les moyens secondaires de toute réalisation qui suppose une adaptation préalable ; nous disons les moyens secondaires, car le seul essentiel, il ne faut pas l’oublier, réside dans l’ordre de la connaissance pure (en tant que connaissance simplement théorique, préparation de la connaissance pleinement effective, car celle-ci est non un moyen, mais une fin en soi, par rapport à laquelle toute application n’a que le caractère d’un « accident » qui ne saurait ni l’affecter ni la déterminer).


Si nous avons, dans des questions comme celles-là, le souci de n’en dire ni trop ni trop peu, c’est que, d’une part, nous tenons à nous faire comprendre aussi clairement que possible, et que cependant, d’autre part, nous devons toujours réserver les possibilités, actuellement imprévues, que les circonstances peuvent faire apparaître ultérieurement ; les éléments qui sont susceptibles d’entrer en jeu sont d’une prodigieuse complexité, et, dans un milieu aussi instable que le monde occidental, on ne saurait faire trop large la part de cet imprévu, que nous ne disons pas absolument imprévisible, mais sur lequel nous ne nous reconnaissons pas le droit d’anticiper. C’est pourquoi les précisions qu’on peut donner sont surtout négatives, en ce sens qu’elles répondent à des objections, soit effectivement formulées, soit seulement envisagées comme possibles, ou qu’elles écartent des erreurs, des malentendus, des formes diverses de l’incompréhension, à mesure qu’on a l’occasion de les constater ; mais, en procédant ainsi par élimination, on arrive à une position plus nette de la question, ce qui, somme toute, est déjà un résultat appréciable et, quelles que soient les apparences, véritablement positif.

Nous savons bien que l’impatience occidentale s’accommode difficilement de semblables méthodes, et qu’elle serait plutôt disposée à sacrifier la sûreté au profit de la promptitude ; mais nous n’avons pas à tenir compte de ces exigences, qui ne permettent à rien de stable de s’édifier, et qui sont tout à fait contraires au but que nous envisageons.
Ceux qui ne sont pas même capables de réfréner leur impatience le seraient encore bien moins de mener à bien le moindre travail d’ordre métaphysique ; qu’ils essaient simplement, à titre d’exercice préliminaire ne les engageant à rien, de concentrer leur attention sur une idée unique, d’ailleurs quelconque, pendant une demi-minute (il ne semble pas que ce soit trop exiger), et ils verront si nous avons tort de mettre en doute leurs aptitudes (2).


Nous n’ajouterons donc rien de plus sur les moyens par lesquels une élite intellectuelle pourra parvenir à se constituer en Occident ; même en admettant les circonstances les plus favorables, cette constitution est loin d’apparaître comme immédiatement possible, ce qui ne veut pas dire qu’il ne faille pas songer à la préparer dès maintenant.

2 Enregistrons ici l’aveu très explicite de Max Müller : « La concentration de la pensée, appelé par les Hindous êkâgratâ (ou êkâgrya), est quelque chose qui nous est presque inconnu. Nos esprits sont comme des kaléidoscopes de pensées en mouvement constant ; et fermer nos yeux mentaux à toute autre chose, en nous fixant sur une pensée seulement, est devenu pour la plupart d’entre nous à peu près aussi impossible que de saisir une note musicale sans ses harmoniques. Avec la vie que nous menons aujourd’hui, … il est devenu impossible, ou presque impossible, d’arriver jamais à cette intensité de pensée que les Hindous désignaient par êkâgratâ, et dont l’obtention était pour eux la condition indispensable de toute spéculation philosophique et religieuse » (Preface to the Sacred Books of the East, pp. XXIII-XXIV). On ne saurait mieux caractériser la dispersion de l’esprit occidental, et nous n’avons que deux rectifications à apporter à ce texte : ce qui concerne les Hindous doit être mis au présent aussi bien qu’au passé, car il en est toujours ainsi pour eux, et ce n’est point de « spéculation philosophique et religieuse » qu’il s’agit, mais de « spéculation métaphysique » exclusivement.

Quant au rôle qui sera dévolu à cette élite, il se dégage assez nettement de tout ce qui a été dit jusqu’ici : c’est essentiellement le retour de l’Occident à une civilisation traditionnelle, dans ses principes et dans tout l’ensemble de ses institutions.
Ce retour devra s’effectuer par ordre, en allant des principes aux conséquences, et en descendant par degrés jusqu’aux applications les plus contingentes ; et il ne pourra se faire qu’en utilisant à la fois les données orientales et ce qui reste d’éléments traditionnels en Occident même, les unes complétant les autres et s’y superposant sans les modifier en eux-mêmes, mais en leur donnant, avec le sens le plus profond dont ils soient susceptibles, toute la plénitude de leur propre raison d’être. Il faut, nous l’avons dit, s’en tenir tout d’abord au point de vue purement intellectuel, et, par une répercussion toute naturelle, les conséquences s’étendront ensuite de proche en proche, et plus ou moins rapidement, à tous les autres domaines, y compris celui des applications sociales ; si quelque travail valable a déjà été accompli par ailleurs dans ces autres domaines, il n’y aura évidemment qu’à s’en féliciter, mais ce n’est pas à cela qu’il convient de s’attacher en premier lieu, car ce serait donner à l’accessoire le pas sur l’essentiel.

Tant qu’on n’en sera pas arrivé au moment voulu, les considérations qui se rapportent aux points de vue secondaires ne devront guère intervenir qu’à titre d’exemples, ou plutôt d’« illustrations » ; elles peuvent en effet si elles sont présentées à propos et sous une forme appropriée, avoir l’avantage de faciliter la compréhension des vérités plus essentielles en fournissant une sorte de point d’appui, et aussi d’éveiller l’attention de gens qui, par une appréciation erronée de leurs propres facultés, se croiraient incapables d’atteindre à la pure intellectualité, sans d’ailleurs savoir ce qu’elle est ; qu’on se souvienne de ce que nous avons dit plus haut sur ces moyens inattendus qui peuvent déterminer occasionnellement un développement intellectuel à ses débuts.

Il est nécessaire de marquer d’une façon absolue la distinction de l’essentiel et de l’accidentel ; mais, cette distinction étant établie, nous ne voulons assigner aucune délimitation restrictive au rôle de l’élite, dans laquelle chacun pourra toujours trouver à employer ses facultés spéciales comme par surcroît et sans que ce soit aucunement au détriment de l’essentiel.
En somme, l’élite travaillera d’abord pour elle-même, puisque, naturellement, ses membres recueilleront de leur propre développement un bénéfice immédiat et qui ne saurait faire défaut, bénéfice constituant d’ailleurs une acquisition permanente et inaliénable ; mais, en même temps et par là même, quoique moins immédiatement, elle travaillera aussi nécessairement pour l’Occident en général, car il est impossible qu’une élaboration comme celle dont il s’agit s’effectue dans un milieu quelconque sans y produire tôt ou tard des modifications considérables.

De plus, les courants mentaux sont soumis à des lois parfaitement définies, et la connaissance de ces lois permet une action bien autrement efficace que l’usage de moyens tout empiriques ; mais ici, pour en venir à l’application et la réaliser dans toute son ampleur, il faut pouvoir s’appuyer sur une organisation fortement constituée, ce qui ne veut pas dire que des résultats partiels, déjà appréciables, ne puissent être obtenus avant qu’on en soit arrivé à ce point.



Si défectueux et si incomplets que soient les moyens dont on dispose, il faut pourtant commencer par les mettre en œuvre tels quels, sans quoi l’on ne parviendra jamais à en acquérir de plus parfaits ; et nous ajouterons que la moindre chose accomplie en conformité harmonique avec l’ordre des principes porte virtuellement en soi des possibilités dont l’expansion est capable de déterminer les plus prodigieuses conséquences, et cela dans tous les domaines, à mesure que ses répercussions s’y étendent selon leur répartition hiérarchique et par voie de progression indéfinie (3).

Naturellement, en parlant du rôle de l’élite, nous supposons que rien ne viendra interrompre brusquement son action, c’est-à-dire que nous nous plaçons dans l’hypothèse la plus favorable ; il se pourrait aussi, car il y a des discontinuités dans les événements historiques, que la civilisation occidentale vint à sombrer dans quelque cataclysme avant que cette action fût accomplie. Si pareille chose se produisait avant même que l’élite n’ait été pleinement constituée, les résultats du travail antérieur se borneraient évidemment aux bénéfices intellectuels qu’en auraient recueillis ceux qui y auraient pris part, mais ces bénéfices sont, par eux-mêmes, quelque chose d’inappréciable, et ainsi, ne dût-il y avoir rien d’autre, il vaudrait encore la peine d’entreprendre ce travail ; les fruits en demeureraient alors réservés à quelques-uns, mais ceux-là auraient, pour leur propre compte, obtenu l’essentiel.

Si l’élite, tout en étant déjà constituée, n’avait pas le temps d’exercer une action suffisamment généralisée pour modifier profondément la mentalité occidentale dans son ensemble, il y aurait quelque chose de plus : cette élite serait véritablement, pendant la période de trouble et de bouleversement, l’« arche » symbolique flottant sur les eaux du déluge, et, par la suite, elle pourrait servir de point d’appui à une action par laquelle l’Occident, tout en perdant probablement son existence autonome, recevrait cependant, des autres civilisations subsistantes, les principes d’un nouveau développement, cette fois régulier et normal.

3 Nous faisons allusion à une théorie métaphysique extrêmement importante, à laquelle nous donnons le nom de « théorie du geste », et que nous exposerons peut-être un jour dans une étude particulière. Le mot « progression » est pris ici dans une acception qui est une transposition analogique de son sens mathématique, transposition le rendant applicable dans l’universel, et non plus dans le seul domaine de la quantité. Ŕ Voir aussi à ce propos, ce que nous avons dit ailleurs de l’apûrva et des « actions et réactions concordantes » : Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues, 3e partie, ch. XIII.

Mais, dans ce second cas, il y aurait encore, au moins transitoirement, de fâcheuses éventualités à envisager : les révolutions ethniques auxquelles nous avons déjà fait allusion seraient assurément fort graves ; de plus, il serait bien préférable pour l’Occident, au lieu d’être absorbé purement et simplement, de pouvoir se transformer de façon à acquérir une civilisation comparable à celles de l’Orient, mais adaptée à ses conditions propres, et le dispensant, quant à sa masse, de s’assimiler plus ou moins péniblement des formes traditionnelles qui n’ont pas été faites pour lui.
Cette transformation, s’opérant sans heurt et comme spontanément, pour restituer à l’Occident une civilisation traditionnelle appropriée, c’est ce que nous venons d’appeler l’hypothèse la plus favorable ; telle serait l’œuvre de l’élite, avec l’appui des détenteurs des traditions orientales, sans doute, mais avec une initiative occidentale comme point de départ ; et l’on doit comprendre maintenant que cette dernière condition, même si elle n’était pas aussi rigoureusement indispensable qu’elle l’est effectivement, n’en apporterait pas moins un avantage considérable, en ce sens que c’est là ce qui permettrait à l’Occident de conserver son autonomie et même de garder, pour son développement futur, les éléments valables qu’il peut avoir acquis malgré tout dans sa civilisation actuelle.
Enfin, si celte hypothèse avait le temps de se réaliser, elle éviterait la catastrophe que nous envisagions en premier lieu, puisque la civilisation occidentale, redevenue normale, aurait sa place légitime parmi les autres, et qu’elle ne serait plus, comme elle l’est aujourd’hui, une menace pour le reste de l’humanité, un facteur de déséquilibre et d’oppression dans le monde.

En tout cas, il faut faire comme si le but que nous indiquons ici devait être atteint, puisque, même si les circonstances ne permettent pas qu’il le soit, rien de ce qui aura été accompli dans le sens qui doit y conduire ne sera perdu ; et la considération de ce but peut fournir, à ceux qui sont capables de faire partie de l’élite, un motif d’appliquer leurs efforts à la compréhension de la pure intellectualité, motif qui ne sera point à négliger tant qu’ils n’auront pas pris entièrement conscience de quelque chose de moins contingent, nous voulons dire de ce que l’intellectualité vaut en soi, indépendamment des résultats qu’elle peut produire par surcroit dans les ordres plus ou moins extérieurs.

La considération de ces résultats, si secondaires qu’ils soient, peut donc être tout au moins un « adjuvant », et elle ne saurait d’autre part être un obstacle si l’on a soin de la mettre exactement à sa place et d’observer en tout les hiérarchies nécessaires, de façon à ne jamais perdre de vue l’essentiel ni le sacrifier à l’accidentel ; nous nous sommes déjà expliqué là-dessus, suffisamment pour justifier, aux yeux de ceux qui comprennent ces choses, le point de vue que nous adoptons présentement, et qui, s’il ne correspond pas à toute notre pensée (et il ne le peut pas, dès lors que les considérations purement doctrinales et spéculatives sont pour nous au-dessus de toutes les autres), en représente cependant une partie très réelle.

Nous ne prétendons envisager ici rien de plus que des possibilités très éloignées selon toute vraisemblance, mais qui n’en sont pas moins des possibilités, et qui, à ce seul titre, méritent d’être prises en considération ; et le fait même de les envisager peut déjà contribuer, dans une certaine mesure, à en rapprocher la réalisation.
D’ailleurs, dans un milieu essentiellement mouvant comme l’Occident moderne, les événements peuvent, sous l’action de circonstances quelconques, se dérouler avec une rapidité dépassant de beaucoup toutes les prévisions ; on ne saurait donc s’y prendre trop tôt pour se préparer à y faire face, et il vaut mieux voir de trop loin que de se laisser surprendre par l’irréparable.

Sans doute, nous ne nous faisons pas d’illusions sur les chances qu’ont des avertissements de ce genre d’être entendus de la majorité de nos contemporains ; mais, comme nous l’avons dit, l’élite intellectuelle n’aurait pas besoin d’être fort nombreuse, au début surtout, pour que son influence puisse s’exercer d’une manière très effective, même sur ceux qui ne se douteraient aucunement de son existence ou qui ne soupçonneraient pas le moins du monde la portée de ses travaux.



C’est là qu’on pourrait se rendre compte de l’inutilité de ces « secrets » auxquels nous faisions allusion plus haut : il y a des actions qui, par leur nature même, demeurent parfaitement ignorées du vulgaire, non parce qu’on se cache de lui, mais parce qu’il est incapable de les comprendre. L’élite n’aurait point à faire connaître publiquement les moyens de son action, mais surtout parce que ce serait inutile, et parce que, le voulût-elle, elle ne pourrait les expliquer en un langage intelligible au grand nombre : elle saurait à l’avance que ce serait peine perdue, et que les efforts qu’elle y dépenserait pourraient recevoir un bien meilleur emploi.
Nous ne contestons pas, d’ailleurs, le danger ou l’inopportunité de certaines divulgations : bien des gens pourraient être tentés, si on leur en indiquait les moyens, de s’essayer à des réalisations auxquelles rien ne les aurait préparés, uniquement « pour voir », sans en connaître la véritable raison d’être et sans savoir où elles pourraient les conduire ; et ce ne serait là qu’une cause supplémentaire de déséquilibre, qu’il ne convient nullement d’ajouter à toutes celles qui troublent aujourd’hui la mentalité occidentale et la troubleront sans doute longtemps encore, et qui serait même d’autant plus redoutable qu’il s’agit de choses d’une nature plus profonde ; mais tous ceux qui possèdent certaines connaissances sont, par là même, pleinement qualifiés pour apprécier de semblables dangers, et ils sauront toujours se comporter en conséquence sans être liés par d’autres obligations que celles qu’implique tout naturellement le degré de développement intellectuel auquel ils sont parvenus.

Du reste, il faut nécessairement commencer par la préparation théorique, la seule essentielle et vraiment indispensable, et la théorie peut toujours être exposée sans réserves, ou du moins sous la seule réserve de ce qui est proprement inexprimable et incommunicable ; c’est à chacun de comprendre dans la mesure de ses possibilités, et, quant à ceux qui ne comprennent pas, s’ils n’en retirent aucun avantage, ils n’en éprouvent non plus aucun inconvénient et demeurent simplement tels qu’ils étaient auparavant. Peut-être s’étonnera-t-on que nous insistions tant sur des choses qui, en somme, sont extrêmement simples et ne devraient soulever aucune difficulté ; mais l’expérience nous a montré qu’on ne saurait prendre trop de précautions à cet égard, et nous aimons mieux donner sur certains points un excès d’explications que de risquer de voir notre pensée mal interprétée ; les précisions qu’il nous reste encore à apporter procèdent en grande partie du même souci, et, comme elles répondent à une incompréhension que nous avons effectivement constatée en plusieurs circonstances, elles prouveront suffisamment que notre crainte des malentendus n’a rien d’exagéré.




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