mardi 9 avril 2019

René Guénon : Folie apparente et sagesse cachée.


Il ne suffit pas de paraître dédaigner le monde moderne (en paroles tout au moins...) pour convaincre d’une quelconque élévation.
C’est bien au contraire dans « l’intégration » que se trouve le véritable discernement comme le rappelait Frère Elie Lemoine :
  • « La réalisation est toujours intégration. La Paix véritable, disons-nous, c’est l’absence du sens de « moi ». Il faut bien remarquer que nous disons l’« absence » et non le « rejet ». L’absence du sens de « moi » n’est pas en effet le rejet de quelque chose qui aurait, ou aurait eu une quelconque réalité positive, mais nous serions tenté de dire : au contraire — elle est le résultat du passage (qui n’est pas en réalité un changement) de l’ignorance fatale et invincible, qui est celle de l’homme profane, à la véritable Connaissance »

On ne fuit que ce que l’on craint.... Si les tentations modernes ont encore un pouvoir sur nous c’est que tout en étant sur la bonne voie (le fait de comprendre leurs mensonges), on reste faible car encore « pénétrable » à leur influence. C’est une sorte de « fuite » pour se préserver de la tentation en somme.


Le travail sur soi-même ne consiste pas à fuir mais à aller au-delà et faire en sorte que leurs manigances n’aient plus d’emprise sur nous. Trouver en soi et en Dieu la force d’y résister et petit à petit, elles apparaîtront comme ce qu’elles sont : des illusions, des gesticulations inutiles. Alors les masques tombés, aucune tentation n’interviendra plus car leur véritable nature nous apparaîtra.

L’exemple de la gourmandise pour illustrer : peux-on honnêtement parler de vaincre ce défaut si on s’y soustrait ? C’est seulement une fois qu’on sera passé au-delà et surmonté cet obstacle, qu’il n’existera réellement plus ni tentation, ni lutte. 

Précision : loin de moi l’idée de dire qu’il faut vivre son péché/défaut pour s’en défaire !!!! 
Il faut le combattre jusqu’au moment où il ne représentera plus aucune possibilité de tentation. 
Là est le grand djihad contre soi-même. 

Si nous sommes aussi faibles face au monde moderne qu’en sera-t-il face au Dajjal/Antéchrist ? Lui seul représente la véritable tentation à fuir car qui s’approche de lui en étant croyant repartira hérétique.

Il ne s’agit donc pas là de « prétendre à » mais bien d’avoir « réalisé » de façon effective.

De même, l’exagération de certains comportements par mimétisme en vue de « l’édification des foules » n’a jamais  constitué non plus la preuve du moindre accomplissement spirituel mais rappelle fâcheusement le comportement des pharisiens : 
  • « Ils font toutes leurs actions pour être vus des hommes. » Matthieu 23-5 



Nous faisions allusion, à la fin du précédent chapitre, à certaines façons d’agir plus ou moins extraordinaires qui peuvent, suivant les cas, procéder de raisons fort différentes ; il est vrai que, d’une manière générale, elles impliquent toujours que l’action extérieure est envisagée autrement qu’elle ne l’est par la majorité des hommes, et qu’il n’est pas accordé, à cette action prise en elle-même, l’importance qu’on lui attribue communément ; mais il y a à cet égard bien des distinctions à faire.



Nous devons préciser tout d’abord que le détachement vis-à-vis de l’action, dont nous parlions à propos du « non-agir », est avant tout une parfaite indifférence en ce qui concerne les résultats qu’on peut en obtenir, puisque ces résultats, quels qu’ils soient, n’affectent plus réellement l’être qui est parvenu au centre de la « roue cosmique ».
En outre, il est évident qu’un tel être n’agira jamais par besoin d’agir, et que d’ailleurs, s’il doit agir pour un motif quelconque, tout en ayant pleinement conscience que cette action n’est qu’une simple apparence contingente, illusoire comme telle à son propre point de vue (nous ne disons pas, bien entendu, au point de vue des autres êtres qui en sont témoins), il ne l’accomplira pas forcément d’une façon qui diffère extérieurement de celle des autres hommes, à moins qu’il n’y ait pour cela aussi des motifs particuliers dans certains cas déterminés.

On comprendra sans peine que c’est là quelque chose de totalement différent de l’attitude des quiétistes et d’autres mystiques plus ou moins « irréguliers », qui, prétendant traiter l’action comme négligeable (alors qu’ils sont cependant fort loin d’être arrivés au point d’où elle apparaît comme purement illusoire), y trouvent surtout un prétexte pour faire indistinctement n’importe quoi, suivant les impulsions de la partie instinctive ou « subconsciente » de leur être, ce qui risque évidemment d’amener toute sorte d’abus, de désordres ou de déviations, et ce qui, en tout cas, a au moins le grave danger de laisser les possibilités inférieures se développer librement et sans contrôle, au lieu de faire pour les dominer un effort qui serait d’ailleurs incompatible avec l’extrême passivité qui caractérise les mystiques de ce genre.

On peut aussi se demander jusqu’à quel point l’indifférence affichée en pareil cas est bien réelle (et peut-elle l’être vraiment pour quiconque n’est pas parvenu au centre et effectivement affranchi par là même de toutes les contingences « périphériques » ?), car on voit parfois ces mêmes mystiques se livrer à des extravagances parfaitement voulues : c’est ainsi que les quiétistes proprement dits, ceux de la fin du XVIIe siècle, avaient formé entre eux une association dite de la « Sainte Enfance », dans laquelle ils s’appliquaient à imiter toutes les manières d’agir et de parler des enfants. 


C’était, dans leur intention, mettre en pratique aussi littéralement que possible le précepte évangélique de « devenir comme de petits enfants » ; mais c’est véritablement là la « lettre qui tue », et l’on peut s’étonner qu’un homme tel que Fénelon n’ait pas répugné à se prêter à une telle parodie, car il n’est guère possible de qualifier autrement cette imitation extérieure des enfants par des adultes, qui a inévitablement un caractère artificiel et forcé, et par suite quelque chose de caricatural. 
En tout cas, cette simulation, car en somme ce n’était pas autre chose, ne s’accordait guère avec la conception quiétiste d’après laquelle l’être doit tenir sa conscience en quelque sorte séparée de l’action, donc ne jamais s’appliquer à accomplir celle-ci d’une façon plutôt que d’une autre. 

Nous ne voulons d’ailleurs pas dire par là qu’une certaine simulation, fût-ce celle de la folie (et celle de l’enfance n’en est pas si éloignée après tout, quant aux apparences), ne puisse pas être parfois justifiée, même dans de simples mystiques ; mais cette justification n’est possible qu’à la condition de se placer à un point de vue tout autre que celui du quiétisme. 

Nous pensons ici notamment à certains cas qui se rencontrent assez fréquemment chez les formes orientales du Christianisme (où d’ailleurs, il est bon de le noter, le mysticisme lui-même n’a pas exactement la même signification que dans sa forme occidentale) : en effet, « l’hagiographie orientale connaît des voies de sanctification étranges et insolites, comme celle des « fous en Christ », commettant des actes extravagants pour cacher leurs dons spirituels aux yeux de l’entourage sous l’apparence hideuse de la folie, ou plutôt pour se libérer des liens de ce monde dans leur expression la plus intime et la plus gênante pour l’esprit, celle de notre « moi » social » (1). 


On conçoit que cette apparence de folie soit effectivement un moyen, bien que ce ne soit peut-être pas le seul, d’échapper à toute curiosité indiscrète, aussi bien qu’à toute obligation sociale difficilement compatible avec le développement spirituel ; mais il importe de remarquer qu’il s’agit alors d’une attitude prise vis-à-vis du monde extérieur et constituant une sorte de « défense » contre celui-ci, et non point, comme dans le cas des quiétistes dont nous parlions tout à l’heure, d’un moyen devant conduire par lui-même à l’acquisition de certains états intérieurs. 

Il faut ajouter qu’une telle simulation est assez dangereuse car elle peut facilement aboutir peu à peu à une folie réelle, surtout chez le mystique qui, par définition même, n’est jamais entièrement maître de ses états ; d’ailleurs, entre la simulation pure et simple et la folie proprement dite, il peut y avoir de multiples degrés de déséquilibre plus ou moins accentué, et tout déséquilibre est nécessairement un obstacle, qui, tant qu’il subsiste, s’oppose au développement harmonieux et complet des possibilités supérieures de l’être.

(1) Vladimir Lossky, Essai sur la Théologie mystique de l’Église d’Orient, p. 17.

Ceci nous amène à envisager un autre cas, qui peut paraître extérieurement assez semblable à celui-là, bien que pourtant, au fond, il en soit très différent sous plusieurs rapports : c’est celui de ce que, dans l’Islam, on appelle les majâdhîb ; ceux-ci se présentent en effet sous un aspect extravagant qui rappelle beaucoup celui des « fous en Christ » dont il vient d’être question, mais ici il ne s’agit plus de simulation, ni d’ailleurs de mysticisme, bien que ce soit là assurément ce qui peut en donner le plus facilement l’illusion à un observateur du dehors. 

Le majdhûb appartient normalement à une tarîqah, et, par conséquent, il a suivi une voie initiatique, au moins dans ses premiers stades, ce qui, comme nous l’avons dit souvent, est incompatible avec le mysticisme ; mais, à un certain moment, il s’est exercé sur lui, du côté spirituel, une « attraction » (jadhb, d’où le nom de majdhûb), qui, faute d’une préparation adéquate et d’une attitude suffisamment « active », a provoqué un déséquilibre et comme une « scission », pourrait-on dire, entre les différents éléments de son être. 



La partie supérieure, au lieu d’entraîner avec elle la partie inférieure et de la faire participer dans la mesure du possible à son propre développement, s’en détache au contraire et le laisse pour ainsi dire en arrière (2) ; et il ne peut résulter de là qu’une réalisation fragmentaire et plus ou moins désordonnée. En effet, au point de vue d’une réalisation complète et normale, aucun des éléments de l’être n’est vraiment négligeable, pas même ceux qui, appartenant à un ordre inférieur, doivent être considérés par là même comme n’ayant qu’une moindre réalité (mais non pas comme n’ayant aucune réalité) ; il faut seulement savoir toujours maintenir chaque chose à la place qui lui revient dans la hiérarchie des degrés de l’existence ; et cela est également vrai de l’action extérieure, qui n’est en somme que l’activité propre de certains de ces éléments. 

Mais, faute d’être capable d’« unifier » son être, le majdhûb « perd pied » et devient comme « hors de lui-même » ; c’est par le fait qu’il n’est plus maître de ses états, mais par là seulement, qu’il est comparable au mystique ; et, bien qu’il ne soit en réalité ni un fou ni un simulateur (ce dernier mot ne devant pas forcément être pris ici dans un sens défavorable, comme on aura déjà pu le comprendre par ce qui précède), il présente cependant souvent les apparences de la folie (3). 
En ce qui concerne la voie initiatique, il y a là une déviation incontestable, comme il y en a une aussi, quoique d’un genre quelque peu différent, chez les producteurs de « phénomènes » plus ou moins extraordinaires comme on en rencontre notamment dans l’Inde ; et, outre que les uns et les autres ont ceci de commun que leur développement spirituel ne peut jamais arriver à sa perfection, nous verrons tout à l’heure qu’il y a encore une autre raison de rapprocher ces deux cas.

(2) Il est bien entendu, d’ailleurs, que le lien ne peut jamais être entièrement rompu, car alors la mort s’ensuivrait aussitôt ; mais il est extrêmement affaibli et comme « relâché », ce qui du reste se produit aussi, à un degré ou à un autre, dans tous les cas de déséquilibre.
(3) C’est pourquoi, dans le langage ordinaire, le mot majdhûb est parfois employé comme une sorte d’« euphémisme » pour majnûn, « fou ».

Ce que nous venons de dire s’applique naturellement aux véritables majâdhîb ; mais, à côté de ceux-ci, il peut aussi y avoir de faux majâdhîb, qui en prennent volontairement les apparences sans l’être réellement ; et c’est ici surtout qu’il y a lieu d’apporter la plus grande attention à observer les distinctions essentielles, car cette simulation elle-même peut être de deux sortes tout contraires. 

Il y a en effet, d’un côté, les simulateurs vulgaires, qu’on pourrait appeler aussi les « contrefacteurs », qui trouvent avantage à se faire passer pour majâdhîb pour mener une existence en quelque sorte « parasitaire » ; ceux-là, évidemment, n’ont pas le moindre intérêt et ne sont en somme que de simples mendiants qui, tout comme les faux infirmes ou autres simulateurs de ce genre, font preuve d’une certaine habilité spéciale dans l’exercice de leur métier. 

Mais, d’un autre côté, il arrive aussi que, pour des raisons diverses, et avant tout pour passer inaperçu et ne pas laisser voir à la foule ce qu’il est réellement, un homme ayant atteint un haut degré de développement spirituel se dissimule parmi les majâdhîb ; et même un walî, dans ses rapports avec le monde extérieur (rapports dont la nature et le motif échappent nécessairement à l’appréciation des hommes ordinaires), peut aussi revêtir parfois l’apparence d’un majdhûb. D’ailleurs, sauf, en ce qui concerne l’intention de demeurer caché qui se retrouve de part et d’autre, ce cas ne saurait être comparé à celui des « fous en Christ », qui n’ont point atteint un tel degré et ne sont que des mystiques d’un genre particulier ; et il va de soi que les dangers que nous signalions à ce propos n’existent aucunement ici, puisqu’il s’agit d’êtres dont l’état réel ne peut plus être affecté par ces manifestations extérieures.

Il nous faut maintenant remarquer que la même chose a lieu aussi pour les producteurs de « phénomènes » auxquels nous faisions allusion plus haut ; et ceci nous conduit directement au cas des « jongleurs », dont les façons d’agir ont si souvent servi de « déguisement », dans toutes les formes traditionnelles, à des initiés de haut rang, surtout lorsqu’ils avaient à remplir à l’extérieur quelque « mission » spéciale. 



Par jongleur, en effet, il ne faut pas entendre uniquement une sorte de « prestidigitateur », suivant l’acception très restreinte que les modernes ont donnée à ce mot ; au point de vue où nous nous plaçons ici, l’homme qui exhibe les « phénomènes » d’ordre psychique les plus authentiques rentre exactement dans la même catégorie, car en réalité, le jongleur est celui qui amuse la foule en accomplissant des choses bizarres, ou même simplement en affectant des allures extravagantes (4). 

C’est ainsi qu’on l’entendait au moyen âge, où le jongleur était par là identifié en quelque sorte au bouffon ; et l’on sait, par ailleurs, que le bouffon était aussi appelé « fou », bien qu’il ne le fût pas réellement, ce qui montre le lien assez étroit qui existe entre les divers cas dont nous venons de parler. Si l’on ajoute à cela que le jongleur, ainsi que le majdhûb d’ailleurs, est habituellement un « errant », il est facile de comprendre les avantages qu’offre son rôle lorsqu’il s’agit d’échapper à l’attention des profanes ou de la détourner de ce qu’il convient de leur laisser ignorer, soit pour des raisons de simple opportunité, soit pour d’autres raisons d’un ordre beaucoup plus profond (5). 
En effet, la folie est en définitive un des masques les plus impénétrables dont la sagesse puisse se couvrir par là même qu’elle en est l’extrême opposé ; c’est pourquoi, dans le Taoïsme, les « Immortels » eux-mêmes sont toujours décrits, quand il se manifestent dans notre monde, sous un aspect plus ou moins extravagant et même ridicule, et qui, par surcroît, n’est pas exempt d’une certaine « vulgarité » ; mais ce dernier trait se rapporte encore à un autre côté de la question.

(4) Étymologiquement, le jongleur (du latin joculator) est proprement un « plaisant », quel que soit d’ailleurs le genre de « plaisanteries » auquel il se livre.
(5) Le jongleur et le majdhûb véritables peuvent aussi, en raison des mêmes avantages, servir à « véhiculer » certaines choses sans en être eux-mêmes conscients ; mais c’est là une autre question qui ne nous concerne pas présentement.

(René Guénon, Initiation et Réalisation spirituelle, Chap. XXVII : Folie apparente et sagesse cachée, article initialement paru dans la revue « Etudes Traditionnelles » janvier-février 1946.)

Le livre en pdf est disponible ici : 



4 commentaires:

  1. On ne fuit que ce que l'on craint...oui.

    Mais les tentations, si elles doivent être surmontées, reviennent et se présentent tôt ou tard de telle manière qu'elles ne peuvent être ignorées, niées et au moment où l'on s'y attend le moins.


    Voici une allégorie :

    Le chemin est difficile, long, accidenté, pleins de pièges, sinueux et d'un espoir si mince qu'il "passerait par le chas d'une aiguille", et voilà que le bateleur fait son apparition et offre une monture, sources fraîches, mets raffinés et réconfort et ne cherche qu'à sauver le malheureux cheminant qui se traîne comme une limace.

    D'un côté, des jardins verdoyants peuplés d'oiseaux de paradis, de suaves parfums, une famille possible, la vie, et de l'autre du sang et des larmes, la solitude, de la souffrance et du malheur, un tunnel sombre où l'on ne voit même pas ses pieds.



    Seul le cheminant dispose de la réponse qui doit se faire, très vite (la totalité de la suite du chemin en dépend et chaque minute perdue, entraine vers l'arrêt total du "pèlerinage") et n'a pas droit à l'erreur (dans les deux cas, le sacrifice sera total et définitif. Mais n'a pas le même poids dans la fameuse "balance").


    Ce texte est tombé à pic, bien qu'ici, il ne s'agisse même pas de "faux semblants" puisque les données de part et d'autres sont quasi toutes dévoilées, mais de se décider pour une voie, ou l'autre.






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    1. On est éprouvé, testé mais jamais plus que ce que nos épaules ne peuvent porter. Et tôt ou tard il faudra les prendre à pleines mains et s'en débarrasser en effet.

      Oui, c'est exactement la tentation de l'AC. Encourager la facilité, prétendre qu'il n'y a aucune contrainte, qu'il faut faire selon ce que chacun croit...
      Et là le faux pas est fatal c'est vrai.

      Tant mieux s'il t'a inspiré ! :-)

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