lundi 8 avril 2019

Guénon – Orient et Occident : Constitution et rôle de l’élite 1/3


Cette série est issue du livre de René Guénon - ORIENT et OCCIDENT et se rapporte à la partie II : "Les possibilités de rapprochement".




Le livre en pdf :

Cette série se composera comme suit :

CHAPITRE I - TENTATIVES INFRUCTUEUSES
partie 1,

partie 2,
partie 3
CHAPITRE II - L’ACCORD SUR LES PRINCIPES
partie 1
partie 2
partie 3
CHAPITRE III - CONSTITUTION ET RÔLE DE L’ELITE
partie 1
partie 2,
partie 3
CHAPITRE IV - ENTENTE ET NON FUSION
CONCLUSION



CHAPITRE III : CONSTITUTION ET RÔLE DE L’ELITE

Partie 1 :

Nous avons déjà parlé à diverses reprises, dans ce qui précède, de ce que nous appelons l’élite intellectuelle ; on aura probablement compris sans peine que ce que nous entendons par là n’a rien de commun avec ce qui, dans l’Occident actuel, est parfois désigné sous le même nom.
Les savants et les philosophes les plus éminents dans leurs spécialités peuvent n’être aucunement qualifiés pour faire partie de cette élite ; il y a même beaucoup de chances pour qu’ils ne le soient pas, en raison des habitudes mentales qu’ils ont acquises, des multiples préjugés qui en sont inséparables, et surtout de cette « myopie intellectuelle » qui en est la plus ordinaire conséquence ; il peut toujours y avoir d’honorables exceptions, assurément, mais il n’y faudrait pas trop compter.

D’une façon générale, il y a plus de ressources avec un ignorant qu’avec celui qui s’est spécialisé dans un ordre d’études essentiellement limité, et qui a subi la déformation inhérente à une certaine éducation ; l’ignorant peut avoir en lui des possibilités de compréhension auxquelles il n’a manqué qu’une occasion pour se développer, et ce cas peut être d’autant plus fréquent que la manière dont est distribué l’enseignement occidental est plus défectueuse.

Les aptitudes que nous avons en vue quand nous parlons de l’élite, étant de l’ordre de l’intellectualité pure, ne peuvent être déterminées par aucun critérium extérieur, et ce sont là des choses qui n’ont rien à voir avec l’instruction « profane » ; il y a dans certains pays d’Orient des gens qui, ne sachant ni lire ni écrire, n’en parviennent pas moins à un degré fort élevé dans l’élite intellectuelle.


Il ne faut d’ailleurs rien exagérer, pas plus dans un sens que dans l’autre : de ce que deux choses sont indépendantes, il ne s’ensuit pas qu’elles soient incompatibles ; et si, dans les conditions du monde occidental surtout, l’instruction « profane » ou extérieure peut fournir des moyens d’action supplémentaires, on aurait certainement tort de la dédaigner outre mesure.
Seulement, il est certaines études qu’on ne peut faire impunément que quand, ayant déjà acquis cette invariable direction intérieure à laquelle nous avons fait allusion, on est définitivement immunisé contre toute déformation mentale ; quand on est arrivé à ce point, il n’y a plus aucun danger à redouter, car on sait toujours où l’on va : on peut aborder n’importe quel domaine sans risquer de s’y égarer, ni même de s’y arrêter plus qu’il ne convient, car on en connaît d’avance l’importance exacte ; on ne peut plus être séduit par l’erreur, sous quelque forme qu’elle se présente, ni la confondre avec la vérité, ni mêler le contingent à l’absolu ; si nous voulions employer ici un langage symbolique, nous pourrions dire qu’on possède à la fois une boussole infaillible et une cuirasse impénétrable.

Mais, avant d’en arriver là, il faut souvent de longs efforts (nous ne disons pas toujours, le temps n’étant pas à cet égard un facteur essentiel), et c’est alors que les plus grandes précautions sont nécessaires pour éviter toute confusion, dans les conditions actuelles tout au moins, car il est évident que les mêmes dangers ne sauraient exister dans une civilisation traditionnelle, où ceux qui sont vraiment doués intellectuellement trouvent d’ailleurs toutes facilités pour développer leurs aptitudes ; en Occident, au contraire, ils ne peuvent rencontrer présentement que des obstacles, souvent insurmontables, et ce n’est que grâce à des circonstances assez exceptionnelles que l’on peut sortir des cadres imposés par les conventions tant mentales que sociales.

A notre époque, l’élite intellectuelle, telle que nous l’entendons, est donc véritablement inexistante en Occident ; les cas d’exception sont trop rares et trop isolés pour qu’on les regarde comme constituant quelque chose qui puisse porter ce nom, et encore sont-ils en réalité, pour la plupart, tout à fait étrangers au monde occidental, car il s’agit d’individualités qui, devant tout à l’Orient sous le rapport intellectuel, se trouvent à peu près, à cet égard, dans la même situation que les Orientaux vivant en Europe, et qui ne savent que trop quel abîme les sépare mentalement des hommes qui les entourent.


Dans ces conditions, on est assurément tenté de se renfermer en soi-même, plutôt que de risquer, en cherchant à exprimer certaines idées, de se heurter à l’indifférence générale ou même de provoquer des réactions hostiles ; pourtant, si l’on est persuadé de la nécessité de certains changements, il faut bien commencer à faire quelque chose en ce sens, et tout au moins donner, à ceux qui en sont capables (car il doit y en avoir malgré tout), l’occasion de développer leurs facultés latentes. La première difficulté est d’atteindre ceux qui sont ainsi qualifiés, et qui peuvent ne soupçonner aucunement leurs propres possibilités ; une seconde difficulté serait ensuite d’opérer une sélection et d’écarter ceux qui pourraient se croire qualifiés sans l’être effectivement, mais nous devons dire que, très probablement, cette élimination se ferait presque d’elle-même.

Toutes ces questions n’ont pas à se poser là où il existe un enseignement traditionnel organisé, que chacun peut recevoir selon la mesure de sa propre capacité, et jusqu’au degré précis qu’il est susceptible d’obtenir ; il y a, en effet, des moyens de déterminer exactement la zone dans laquelle peuvent s’étendre les possibilités intellectuelles d’une individualité donnée ; mais c’est là un sujet qui est surtout d’ordre « pratique », si l’on peut employer ce mot en pareil cas, ou « technique », si l’on préfère, et qu’il n’y aurait aucun intérêt à traiter dans l’état actuel du monde occidental.
Du reste, nous ne voulons en ce moment que faire pressentir, assez lointainement, quelques unes des difficultés qu’il y aurait à surmonter pour arriver à un commencement d’organisation, à une constitution même embryonnaire de l’élite ; il serait par trop prématuré d’essayer dès maintenant de définir les moyens de cette constitution, moyens qui, s’il y a lieu de les envisager un jour, dépendront forcément des circonstances dans une large mesure, comme tout ce qui est proprement une affaire d’adaptation. La seule chose qui soit réalisable jusqu’à nouvel ordre, c’est de donner en quelque sorte la conscience d’eux-mêmes aux éléments possibles de la future élite, et cela ne peut se faire qu’en exposant certaines conceptions qui, lorsqu’elles atteindront ceux qui sont capables de comprendre, leur montreront l’existence de ce qu’ils ignoraient, et leur feront en même temps entrevoir la possibilité d’aller plus loin.



Tout ce qui se rapporte à l’ordre métaphysique est, en soi, susceptible d’ouvrir, à qui le conçoit vraiment, des horizons illimités ; ce n’est pas là une hyperbole ni une façon de parler, mais il faut l’entendre tout à fait littéralement, comme une conséquence immédiate de l’universalité même des principes. Ceux à qui l’on parle simplement d’études métaphysiques, et de choses qui se tiennent exclusivement dans le domaine de la pure intellectualité, ne peuvent guère se douter, au premier abord, de tout ce que cela implique ; qu’on ne s’y trompe pas : il s’agit là des choses les plus formidables qui soient, et auprès desquelles tout le reste n’est qu’un jeu d’enfants.
C’est pourquoi, d’ailleurs, ceux qui veulent aborder ce domaine sans posséder les qualifications requises pour parvenir au moins aux premiers degrés de la compréhension vraie, se retirent spontanément dès qu’ils se trouvent mis en demeure d’entreprendre un travail sérieux et effectif ; les véritables mystères se défendent d’eux-mêmes contre toute curiosité profane, leur nature même les garantit contre toute atteinte de la sottise humaine, non moins que des puissances d’illusion que l’on peut qualifier de « diaboliques » (libre à chacun de mettre sous ce mot tous les sens qu’il lui plaira, au propre ou au figuré).
Aussi serait-il parfaitement puéril de recourir ici à des interdictions qui, en un tel ordre de choses, ne sauraient avoir la moindre raison d’être ; de pareilles interdictions sont peut-être légitimes en d’autres cas, que nous n’avons pas l’intention de discuter, mais elles ne peuvent concerner la pure intellectualité ; et, sur les points qui, dépassant la simple théorie, exigent une certaine réserve, il n’est point besoin de faire prendre, à ceux qui savent à quoi s’en tenir, des engagements quelconques pour les obliger à garder toujours la prudence et la discrétion nécessaires ; tout cela est bien au delà de la portée des formules extérieures, quelles qu’elles puissent être, et n’a aucun rapport avec ces « secrets » plus ou moins bizarres qu’invoquent surtout ceux qui n’ont rien à dire.

Puisque nous avons été amené à parler d’organisation de l’élite, nous devons signaler, à ce propos, une méprise que nous avons eu assez souvent l’occasion de constater : bien des gens, en entendant prononcer ce mot d’« organisation », s’imaginent aussitôt qu’il s’agit de quelque chose de comparable à la formation d’un groupement on d’une association quelconque. C’est là une erreur complète, et ceux qui se font de telles idées prouvent par là qu’ils ne comprennent ni le sens ni la portée de la question ; ce que nous venons de dire en dernier lieu doit déjà en faire apercevoir les raisons.
Pas plus que la métaphysique vraie ne peut s’enfermer dans les formules d’un système ou d’une théorie particulière, l’élite intellectuelle ne saurait s’accommoder des formes d’une « société » constituée avec des statuts, des règlements, des réunions, et toutes les autres manifestations extérieures que ce mot implique nécessairement ; il s’agit de bien autre chose que de semblables contingences. Qu’on ne dise pas que, pour commencer, pour former en quelque sorte un premier noyau, il pourrait y avoir lieu d’envisager une organisation de ce genre ; ce serait là un fort mauvais point de départ, et qui ne pourrait guère conduire qu’à un échec. En effet, non seulement cette forme de « société » est inutile en pareil cas, mais elle serait extrêmement dangereuse, en raison des déviations qui ne manqueraient pas de se produire : si rigoureuse que soit la sélection, il serait bien difficile d’empêcher, surtout au début et dans un milieu si peu préparé, qu’il ne s’y introduise quelques unités dont l’incompréhension suffirait pour tout compromettre ; et il est à prévoir que de tels groupements risqueraient fort de se laisser séduire par la perspective d’une action sociale immédiate, peut-être même politique au sens le plus étroit de ce mot, ce qui serait bien la plus fâcheuse de toutes les éventualités, et la plus contraire au but proposé.
On n’a que trop d’exemples de semblables déviations : combien d’associations, qui auraient pu remplir un rôle très élevé (sinon purement intellectuel, du moins confinant à l’intellectualité) si elles avaient suivi la ligne qui leur avait été tracée à l’origine, n’ont guère tardé à dégénérer ainsi, jusqu’à agir à l’opposé de la direction première dont elles continuent pourtant à porter les marques, fort visibles encore pour qui sait les comprendre !


C’est ainsi que s’est perdu totalement, depuis le XVIe siècle, ce qui aurait pu être sauvé de l’héritage laissé par le moyen âge ; et nous ne parlons pas de tous les inconvénients accessoires : ambitions mesquines, rivalités personnelles et autres causes de dissensions qui surgissent fatalement dans les groupements ainsi constitués, surtout si l’on tient compte, comme il le faut bien, de l’individualisme occidental.
Tout cela montre assez clairement ce qu’il ne faut pas faire ; on voit peut-être moins bien ce qu’il faudrait faire, et cela est naturel, puisque, au point où nous en sommes, nul ne saurais dire au juste comment l’élite sera constituée, en admettant qu’elle le soit jamais ; il s’agit là probablement d’un avenir lointain, et l’on ne doit pas se faire d’illusions à cet égard.

A suivre...




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