Source : Symboles de la Science sacrée, chapitre XXXVI.
Egalement publié dans les Études Traditionnelles, mai 1938
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Les chapitres précédents sur le symbolisme de la forme cosmique :
Articles complémentaires :
Platon : Le mythe de la Caverne
Guénon : L’hiéroglyphe du Cancer
En traitant la question des
portes solsticiales nous nous sommes référés surtout directement à la tradition
hindoue, parce que c’est dans celle-ci que les données qui s’y rapportent sont
présentées de la façon la plus nette ; mais il s’agit là de quelque chose qui,
en réalité, est commun à toutes les traditions, et qu’on peut retrouver aussi
dans l’antiquité occidentale.
Dans le pythagorisme, notamment, ce symbolisme
zodiacal paraît bien avoir eu une importance tout aussi considérable ; les
expressions de « porte des hommes » et de « porte des dieux », que nous avons
employées, appartiennent d’ailleurs à la tradition grecque ; seulement, les
renseignements qui sont parvenus jusqu’à nous sont ici tellement fragmentaires
et incomplets que leur interprétation peut donner lieu à bien des confusions,
que n’ont pas manqué de commettre, comme nous allons le voir, ceux qui les ont
considérés isolément et sans les éclairer par une comparaison avec d’autres
traditions.
Avant tout, pour éviter certaines
équivoques sur la situation respective des deux portes, il faut se souvenir de
ce que nous avons dit sur l’application du « sens inverse », suivant qu’on les
envisage par rapport à l’ordre terrestre ou à l’ordre céleste : la porte
solsticiale d’hiver, ou le signe du Capricorne, correspond au nord dans
l’année, mais au sud quant à la marche du soleil dans le ciel ; de même, la
porte solsticiale d’été, ou le signe du Cancer, correspond au sud dans l’année,
et au nord quant à la marche du soleil.
Zodiaque sur le portail de la basilique de Vézelay |
C’est pourquoi, tandis que le mouvement
« ascendant » du soleil va du sud au nord et son mouvement « descendant » du
nord au sud, la période « ascendante » de l’année doit être regardée au
contraire comme s’accomplissant en allant du nord au sud, et sa période «
descendante » en allant du sud au nord, ainsi que nous l’avons déjà dit
précédemment. C’est par rapport à ce dernier point de vue que, suivant le
symbolisme vêdique, la porte du dêva-loka est située vers le nord et celle du
pitri-loka vers le sud, sans qu’il y ait là, malgré les apparences, aucune
contradiction avec ce que nous allons maintenant trouver ailleurs.
Nous citerons, en l’accompagnant des explications et des
rectifications nécessaires, le résumé des données pythagoriciennes exposé par
M. Jérôme Carcopino (1) :
« Les pythagoriciens, dit celui-ci, avaient bâti toute une théorie sur
les rapports du Zodiaque avec la migration des âmes. À quelle date
remonte-t-elle ? Il est impossible de le savoir. Toujours est-il qu’au IIe
siècle de notre ère, elle s’épanouissait dans les écrits du pythagoricien
Nouménios, auxquels il nous est loisible d’atteindre, par un résumé sec et
tardif de Proclos, dans son commentaire à la République de Platon, et par une
analyse, à la fois plus ample et plus ancienne, de Porphyre, aux chapitres XXI
et XXII de De Antro Nympharum ».
Il y a là, notons-le tout de suite, un assez bel exemple d’«
historicisme » : la vérité est qu’il ne s’agit nullement d’une théorie « bâtie
» plus ou moins artificiellement, à telle ou telle date, par les pythagoriciens
ou par d’autres, à la façon d’une simple vue philosophique ou d’une conception
individuelle quelconque ; il s’agit d’une connaissance traditionnelle,
concernant une réalité d’ordre initiatique, et qui, en raison même de son
caractère traditionnel, n’a et ne peut avoir aucune origine chronologiquement
assignable.
Bien entendu, ce sont là des considérations qui peuvent échapper à un
« érudit » ; mais du moins doit-il pouvoir comprendre ceci : si la théorie dont
il s’agit avait été « bâtie par les pythagoriciens », comment expliquer qu’elle
se retrouve partout, en dehors de toute influence grecque, et notamment dans
les textes vêdiques, qui sont assurément fort antérieurs au pythagorisme ?
Cela
encore, M. Carcopino, en tant que « spécialiste » de l’antiquité gréco-latine,
peut malheureusement l’ignorer ; mais, d’après ce qu’il rapporte lui-même par
la suite, cette donnée se trouve déjà chez Homère ; donc, même chez les Grecs,
elle était connue, nous ne dirons pas seulement avant Nouménios, ce qui est
trop évident, mais avant Pythagore lui-même ; c’est un enseignement
traditionnel qui s’est transmis d’une façon continue à travers les siècles, et
peu importe la date peut-être « tardive » à laquelle certains auteurs, qui
n’ont rien inventé et n’en ont pas eu la prétention, l’ont formulé par écrit
d’une façon plus ou moins précise.
1 La
Basilique pythagoricienne de la Porte Majeure. Ŕ N’ayant pas le volume à notre
disposition, nous citons d’après l’article publié antérieurement sous le même
titre dans la Revue des Deux Mondes (numéro du 15 novembre 1926).
Cela dit, revenons à Proclos et à Porphyre :
« Nos deux auteurs concordent pour attribuer à Nouménios la
détermination des points extrêmes du ciel, le tropique d’hiver, sous le signe
du Capricorne, et le tropique d’été, sous celui du Cancer, et pour définir,
évidemment d’après lui, et d’après les "théologiens" qu’il cite et
qui lui ont servi de guides, le Cancer et le Capricorne comme les deux portes
du ciel. Soit pour descendre dans la génération, soit pour remonter à Dieu, les
âmes devaient donc nécessairement franchir l’une d’elles. »
Par « points extrêmes du ciel », expression un peu trop elliptique
pour être parfaitement claire en elle-même, il faut naturellement entendre ici
les points extrêmes atteints par le soleil dans sa course annuelle, et où il
s’arrête en quelque sorte, d’où le nom de « solstices » ; c’est à ces points
solsticiaux que correspondent les deux « portes du ciel », ce qui est bien
exactement la doctrine traditionnelle que nous connaissons déjà.
Comme nous
l’avons indiqué ailleurs (2), ces deux points étaient parfois symbolisés, par
exemple sous le trépied de Delphes et sous les pieds des coursiers du char
solaire, par le poulpe et le dauphin, qui représentent respectivement le Cancer
et le Capricorne. Il va de soi, d’autre part, que les auteurs en question n’ont
pas pu attribuer à Nouménios la détermination même des point solsticiaux, qui
furent connus de tout temps ; ils se sont simplement référés à lui comme à un
de ceux qui en avaient parlé avant eux, et comme lui-même s’était déjà référé à
d’autres « théologiens ».
Symbole du Cancer |
Il s’agit ensuite de préciser le rôle propre de chacune des deux
portes, et c’est là que va apparaître la confusion :
« Selon Proclos, Nouménios
les aurait étroitement spécialisées : par la porte du Cancer, la chute des âmes
sur la terre ; par celle du Capricorne, l’ascension des âmes dans l’éther. Chez
Porphyre, au contraire, il est dit seulement que le Cancer est au Nord
favorable à la descente, le Capricorne au Midi et favorable à la montée : de
sorte qu’au lieu d’être strictement assujetties au "sens unique", les
âmes auraient conservé, tant à l’aller qu’au retour, une certaine liberté de
circulation. »
La fin de cette citation n’exprime, à vrai dire, qu’une interprétation
dont il convient de laisser toute la responsabilité à M. Carcopino ; nous ne
voyons pas du tout en quoi ce que dit Porphyre serait « contraire » à ce que
dit Proclos ; c’est peut-être formulé d’une façon un peu plus vague, mais cela
semble bien vouloir dire la même chose au fond : ce qui est « favorable » à la
descente ou à la montée doit sans doute s’entendre comme ce qui la rend
possible, car il n’est guère vraisemblable que Porphyre ai voulu laisser
subsister par là une sorte d’indétermination, ce qui, étant incompatible avec
le caractère rigoureux de la science traditionnelle, ne serait en tout cas chez
lui qu’une preuve d’ignorance pure et simple sur ce point.
Quoi qu’il en soit,
il est visible que Nouménios n’a fait que répéter, sur le rôle des deux portes,
l’enseignement traditionnel connu ; d’autre part, s’il place, comme l’indique
Porphyre, le Cancer au Nord et le Capricorne au Midi, c’est qu’il a en vue leur
situation dans le ciel ; c’est d’ailleurs ce qu’indique assez nettement le fait
que dans ce qui précède, il est question des « tropiques », qui ne peuvent
avoir d’autre signification que celle-là, et non pas des « solstices », qui se
rapporteraient au contraire plus directement au cycle annuel ; et c’est
pourquoi la situation énoncée ici est inverse de celle que donne le symbolisme
vêdique, sans pourtant que cela fasse aucune différence réelle, puisqu’il y a
là deux points de vue également légitimes, et qui s’accordent parfaitement
entre eux dès qu’on a compris leur rapport.
2
Quelques aspects du symbolisme du poisson [ch. XXII].
Nous allons voir quelque chose de bien plus extraordinaire encore : M.
Carcopino continue en disant qu’« il est difficile, en l’absence de l’original,
de dégager de ces allusions divergentes », mais qui, devons-nous ajouter, ne
sont en réalité divergentes que dans sa pensée, « la véritable doctrine de
Nouménios », qui, nous l’avons vu, n’est point sa doctrine propre, mais
seulement l’enseignement rapporté par lui, ce qui est d’ailleurs plus important
et plus digne d’intérêt ; « mais il ressort du contexte de Porphyre que, même
exposée sous sa forme la plus élastique », comme s’il pouvait y avoir de l’«
élasticité » dans une question qui est uniquement affaire de connaissance
exacte, « elle resterait en contradiction avec celles de certains de ses
prédécesseurs, et, notamment, avec le système que des pythagoriciens plus
anciens avaient appuyé sur leur interprétation des vers de L’Odyssée où Homère a décrit la grotte d’Ithaque », c’est-à-dire
cet « antre des Nymphes » qui n’est pas autre chose qu’une des figurations de
la « caverne cosmique » dont nous avons parlé précédemment.
« Homère, note Porphyre, ne s’est pas borné à dire que cette grotte
avait deux portes. Il a spécifié que l’une était tournée du côté du Nord, et l’autre,
plus divine, du côté du Midi, et que l’on descendait par la porte du Nord. Mais
il n’a pas indiqué si l’on pouvait descendre par la porte du Midi. Il dit
seulement : « c’est l’entrée des dieux. Jamais l’homme ne prend le chemin des
immortels. ».
Nous pensons que ce doit être là le texte même de Porphyre, et nous
n’y voyons pas la contradiction annoncée ; mais voici maintenant le commentaire
de M. Carcopino :
« Aux termes de cette exégèse, on aperçoit, en ce raccourci
de l’univers qu’est l’antre des Nymphes, les deux portes qui se dressent aux
cieux et sous lesquelles passent les âmes, et, à l’inverse du langage que
Proclos prête à Nouménios, c’est celle du Nord, le Capricorne, qui fut réservée
d’abord à la sortie des âmes, et celle du Midi, le Cancer, par conséquent,
qu’on assigna à leur retour à Dieu. »
Symboles du Capricorne |
Maintenant que nous avons achevé la citation, nous pouvons facilement
nous rendre compte que la prétendue contradiction, là encore, n’existe que du
fait de M. Carcopino ; il y a en effet dans la dernière phrase une erreur
manifeste, et même une double erreur, qui semble véritablement inexplicable.
D’abord, c’est M. Carcopino qui ajoute de sa propre initiative la mention du
Capricorne et du Cancer ; Homère, d’après Porphyre, désigne seulement les deux
portes par leur situation au Nord et au Midi, sans indiquer les signes
zodiacaux correspondants ; mais, puisqu’il précise que la porte « divine » est
celle du Midi, il faut en conclure que c’est celle-là qui correspond pour lui
au Capricorne, tout comme pour Nouménios, c’est-à-dire que lui aussi place ces
portes suivant leur situation dans le ciel, ce qui paraît donc avoir été, d’une
façon générale, le point de vue dominant dans toute la tradition grecque, même
avant le pythagorisme.
Ensuite, la sortie des âmes du « Cosmos » et leur « retour à Dieu » ne
sont proprement qu’une seule et même chose, de sorte que M Carcopino attribue,
apparemment sans s’en apercevoir, le même rôle à l’une et à l’autre des deux
portes ; Homère dit, bien au contraire, que c’est par la porte du Nord que
s’effectue la « descente », c’est-à-dire l’entrée dans la « caverne cosmique »,
ou, en d’autres termes, dans le monde de la génération ou de la manifestation
individuelle.
Quant à la porte du Midi, c’est la sortie du « Cosmos », et, par
conséquent, c’est par elle que s’effectue la « montée » des êtres en voie de
libération ; Homère ne dit pas expressément si l’on peut aussi descendre par
cette porte, mais cela n’est pas nécessaire, car en la désignant comme l’«
entrée des dieux », il indique suffisamment quelles sont les « descentes »
exceptionnelles qui s’effectuent par là, conformément à ce que nous avons
expliqué dans notre précédente étude.
Domaine céleste et terrestre : l'inversion illusoire. |
Enfin, que la situation des deux portes
soit envisagée par rapport à la marche du soleil dans le ciel, comme dans la
tradition grecque, ou par rapport aux saisons dans le cycle annuel terrestre,
comme dans la tradition hindoue, c’est bien toujours le Cancer qui est la «
porte des hommes » et le Capricorne qui est la « porte des dieux » ; il ne peut
y avoir aucune variation là-dessus, et, en fait, il n’y en a aucune ; ce n’est
que l’incompréhension des « érudits » modernes qui croit découvrir, chez les
divers interprètes des doctrines traditionnelles, des divergences et des
contradictions qui ne s’y trouvent point.
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