mardi 6 novembre 2018

La Caverne et le Labyrinthe partie 2 sur 2


Partie 2 : le Labyrinthe

La première partie ici : https://lapieceestjouee.blogspot.com/2018/11/la-caverne-et-le-labyrinthe-partie-1.html

Voir cet article en complément :

Comme le texte y fait allusion, voici une présentation de la "légende" de Deucalion et des "hommes de pierre" :


A l’époque, Deucalion, fils de Prométhée, régnait en Thessalie (région de la Grèce qui s’étend du Nord au sud de l’Olympe) en compagnie de sa femme Pyrrha. 
Mais durant leur règne Zeus résolut de punir la méchanceté des hommes, l’iniquité de Lycaon et de ses fils y ayant mis le comble. Il envoya donc un déluge à la terre, et, comme les eaux s’élevaient, Deucalion ordonna à sa femme Pyrrha d’apprêter l’arche qu’il avait construite sur l’avertissement de son père Prométhée.
Y entrant, lui et sa femme, ils furent portés sur les eaux pendant huit jours, et le neuvième, l’arche demeura sur les hauteurs du Parnasse. Ils laissèrent cette nef sur la cime, et offrirent un sacrifice à Zeus, lequel envoya Hermès pour exaucer toute prière faite par Deucalion. 

Le juste demanda la restauration de la race humaine ; Hermès dit que lui et sa femme avaient à se couvrir la face de leurs manteaux, et à jeter derrière eux les os de leur mère sur le chemin. La sagesse qui venait à ce géant de son père Prométhée lui enseigna que sa mère, c’était la terre ; il fallait donc jeter simplement des pierres derrière soi pendant la descente du Parnasse. Les cailloux ainsi semés devinrent des hommes et des femmes, et commencèrent aussitôt cette dure vie de labeurs, qui est depuis le lot de l’humanité.



Le labyrinthe, ainsi que l’a bien vu M. J. Knight, a une double raison d’être, en ce sens qu’il permet ou interdit, suivant les cas, l’accès à un certain lieu où tous ne doivent pas pénétrer indistinctement ; ceux qui sont « qualifiés » pourront seuls le parcourir jusqu’au bout, tandis que les autres seront empêchés d’y pénétrer ou s’égareront en chemin. 


On voit immédiatement qu’il y a là l’idée d’une « sélection » qui est en rapport évident avec l’admission à l’initiation ; le parcours du labyrinthe n’est donc proprement, à cet égard, qu’une représentation des épreuves initiatiques ; et il est facile de concevoir que quand il servait effectivement de moyen d’accès à certains sanctuaires, il pouvait être disposé de telle façon que les rites correspondants soient accomplis dans ce parcours même. 
D’ailleurs, on trouve là aussi l’idée de « voyage », sous l’aspect où elle est assimilée aux épreuves elles-mêmes, ainsi qu’on peut le constater encore actuellement dans certaines formes initiatiques, dans la maçonnerie par exemple, où chacune des épreuves symboliques est précisément désignée comme un « voyage ».

Un autre symbolisme équivalent est celui du « pèlerinage » ; et nous rappellerons à ce propos les labyrinthes tracés autrefois sur le dallage de certaines églises, et dont le parcours était considéré comme un « substitut » du pèlerinage en Terre Sainte ; du reste, si le point auquel aboutit ce parcours représente un lieu réservé aux « élus », ce lieu est bien véritablement une « Terre Sainte » au sens initiatique de cette expression ; en d’autres termes, ce point n’est pas autre chose que l’image d’un centre spirituel, comme l’est également tout lieu d’initiation (8).

Il va de soi, d’autre part, que l’emploi du labyrinthe comme moyen de défense ou de protection est susceptible d’applications diverses, en dehors du domaine initiatique ; c’est ainsi que l’auteur signale notamment son usage « tactique », à l’entrée de certaines villes antiques et d’autres lieux fortifiés. Seulement, c’est une erreur de croire qu’il s’agit dans ce cas d’un usage purement profane, qui aurait même été le premier en date et qui aurait ensuite suggéré l’idée de l’usage rituel ; il y a là proprement un renversement des rapports normaux, qui est d’ailleurs conforme aux conceptions modernes, mais à celles-ci seulement, et qu’il est donc tout à fait illégitime d’attribuer aux civilisations anciennes. 

En fait, dans toute civilisation ayant un caractère strictement traditionnel, toutes choses commencent nécessairement par le principe, ou par ce qui en est le plus proche, pour descendre de là à des applications de plus en plus contingentes ; et, en outre, ces dernières mêmes n’y sont jamais envisagées sous le point de vue profane, qui n’est, comme nous l’avons déjà souvent expliqué, que le résultat d’une dégénérescence ayant fait perdre la conscience de leur rattachement au principe. Dans le cas dont il s’agit, on pourrait assez facilement s’apercevoir qu’il y a là autre chose que ce qu’y verraient des « tacticiens » modernes, par la simple remarque que ce mode de défense « labyrinthique » n’était pas employé seulement contre les ennemis humains, mais aussi contre les influence psychiques hostiles, ce qui indique bien qu’il devait avoir en lui-même une valeur rituelle (9).

Dans la cathédrale d'Amiens...

Mais il y a plus encore : la fondation des villes, le choix de leur emplacement et le plan suivant lequel elles étaient construites, étaient soumis à des règles qui relevaient essentiellement de la « science sacrée », et qui par conséquent étaient fort loin de ne répondre qu’à des fins « utilitaires », du moins dans le sens exclusivement matériel qu’on donne actuellement à ce mot ; si complètement étrangères que soient ces choses à la mentalité de nos contemporains, il faut pourtant bien en tenir compte, faute de quoi ceux qui étudient les vestiges des civilisations anciennes ne pourront jamais comprendre le vrai sens et la raison d’être de ce qu’ils constatent, même pour ce qui correspond simplement à ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui le domaine de la « vie ordinaire », mais qui alors avait aussi en réalité un caractère proprement rituel et traditionnel.

8 M. J. Knight mentionne ces labyrinthes, mais ne leur attribue qu’une signification simplement religieuse ; il semble ignorer que leur tracé ne relevait aucunement de la doctrine exotérique, mais appartenait exclusivement au symbolisme des organisations initiatiques de constructeurs.
9 Nous n’insisterons pas, pour ne pas trop nous écarter du sujet, sur la marche « labyrinthique » de certaines processions et « danses rituelles » qui, présentant avant tout le caractère de rites de protection ou « apotropiques », comme le dit l’auteur, se rattachent directement par là au même ordre de considération : il s’agit essentiellement d’arrêter et de détourner les influences maléfiques, par une « technique » basée sur la connaissance de certaines lois suivant lesquelles celles-ci exercent leur action.

Quant à l’origine du nom même du labyrinthe, elle est assez obscure et a donné lieu à bien des discussions ; il semble bien que, contrairement à ce que certains ont pensé, il ne se rattache pas directement à celui de la labrys ou double hache crétoise, mais que l’un et l’autre dérivent également d’un même mot fort ancien désignant la pierre (racine la, d’où laos en grec, lapis en latin), de telle sorte que, étymologiquement, le labyrinthe pourrait en somme n’être pas autre chose qu’une construction de pierre, appartenant au genre de constructions dite « cyclopéennes ».

Cependant, ce n’est là que la signification la plus extérieure de ce nom, qui, en un sens plus profond, se relie à tout l’ensemble du symbolisme de la pierre, dont nous avons eu à parler à diverses reprises, soit à propos des « bétyles », soit à propos des « pierres de foudre » (identifiées précisément à la hache de pierre ou labrys), et qui présente encore bien d’autres aspects. M. J. Smith l’a tout au moins entrevu, car il fait allusion aux hommes « nés de la pierre » (ce qui, notons-le en passant, donne l’explication du mot grec laos), dont la légende de Deucalion offre l’exemple le plus connu : ceci se rapporte à une certaine période dont une étude plus précise, si elle était possible, permettrait assurément de donner au soi-disant « âge de pierre » un tout autre sens que celui que lui attribuent les préhistoriens.

Nous sommes d’ailleurs ramené par là à la caverne, qui, en tant qu’elle est creusée dans le roc, naturellement ou artificiellement, tient aussi d’assez près au même symbolisme (10) ; mais nous devons ajouter que ce n’est pas une raison pour supposer que le labyrinthe lui-même ait dû forcément être aussi creusé dans le roc : bien qu’il ait pu en être ainsi dans certains cas, ce n’est là qu’un élément accidentel, pourrait-on dire, et qui ne saurait entrer dans sa définition même, car, quels que soient les rapports de la caverne et du labyrinthe, il importe pourtant de ne pas les confondre, surtout quand il s’agit de la caverne initiatique, que nous avons ici en vue d’une façon plus particulière.

En effet, il est bien évident que, si la caverne est le lieu où s’accomplit l’initiation même, le labyrinthe, lieu des épreuves préalables, ne peut être rien de plus que le chemin qui y conduit, en même temps que l’obstacle qui en interdit l’approche aux profanes « non qualifiés ». 


L'antre de la Sybille de Cumes
Nous rappellerons d’ailleurs que, à Cumes, c’est sur les portes qu’était représenté le labyrinthe, comme si, d’une certaine façon, cette figuration tenait lieu ici du labyrinthe lui-même (11) ; et l’on pourrait dire qu’Énée, pendant qu’il s’arrête à l’entrée pour la considérer, parcourt en effet le labyrinthe mentalement, sinon corporellement. 
D’autre part, il ne semble pas que ce mode d’accès ait toujours été exclusivement réservé à des sanctuaires établis dans des cavernes ou assimilés symboliquement à celles-ci, puisque, comme nous l’avons déjà expliqué, ce n’est pas là un trait commun à toutes les formes traditionnelles ; et la raison d’être du labyrinthe, telle qu’elle a été définie plus haut, peut convenir également bien aux abords de tout lieu d’initiation, de tout sanctuaire destiné aux « mystères » et non pas aux rites publics.

Cette réserve faite, il y a cependant une raison de penser que, à l’origine tout au moins, l’usage du labyrinthe a dû être lié plus spécialement à celui de la caverne initiatique : c’est que l’un et l’autre paraissent avoir appartenu tout d’abord aux mêmes formes traditionnelles, celles de cette époque des « hommes de pierre » à laquelle nous avons fait allusion tout à l’heure ; ils auraient donc commencé ainsi par être étroitement unis, bien qu’ils ne le soient pas demeurés invariablement dans toutes les formes ultérieures.

10 Les cavernes préhistoriques furent vraisemblablement, non des habitations comme on le croit d’ordinaire, mais les sanctuaires des « hommes de pierre », entendus au sens que nous venons d’indiquer ; c’est donc dans les formes traditionnelles de la période dont il s’agit que la caverne aurait reçu, en rapport avec une certaine « occultation » de la connaissance, le caractère de symbole des centres spirituels, et par suite de lieu d’initiation.
11 Un cas similaire, à cet égard, est celui de figures « labyrinthiques » tracées sur les murs, dans la Grèce antique, pour interdire l’accès des maisons aux influences maléfiques.

Si nous considérons le cas où le labyrinthe est en connexion avec la caverne, celle-ci, qu’il entoure de ses replis et à laquelle il aboutit finalement, occupe par là même, dans l’ensemble ainsi constitué, le point le plus intérieur et central, ce qui correspond bien à l’idée du centre spirituel, et ce qui concorde également avec le symbolisme équivalent du cœur, sur lequel nous nous proposons de revenir. 
Il faut encore remarquer que lorsque la même caverne est à la fois le lieu de la mort initiatique et celui de la « seconde naissance », elle doit dès lors être regardée comme donnant accès, non pas seulement aux domaines souterrains ou « infernaux », mais aussi aux domaines supra-terrestres ; ceci encore répond à la notion du point central, qui est, tant dans l’ordre macrocosmique que dans l’ordre microcosmique, celui où s’effectue la communication avec tous les états supérieurs et inférieurs ; et c’est seulement ainsi que la caverne peut être, comme nous l’avons dit, l’image complète du monde, en tant que tous ces états doivent s’y refléter également ; s’il en était autrement, l’assimilation de sa voûte au ciel serait absolument incompréhensible.

Le Labyrinthe de la Grotte d'Aspremont

Mais, d’autre part, si c’est dans la caverne même que, entre la mort initiatique et la « seconde naissance », s’accomplit la « descente aux Enfers », on voit qu’il faudrait bien se garder de considérer celle-ci comme représentée par le parcours du labyrinthe, et alors on peut encore se demander à quoi ce dernier correspond en réalité : ce sont les « ténèbres extérieures », auxquelles nous avons déjà fait allusion, et auxquelles s’applique parfaitement l’état d’« errance », s’il est permis d’employer ce mot, dont un tel parcours est l’exacte expression.

Cette question des « ténèbres extérieures » pourrait donner lieu encore à d’autres précisions, mais ceci nous entraînerait en dehors des limites de la présent étude ; nous pensons d’ailleurs en avoir dit assez pour montrer, d’une part, l’intérêt que présentent des recherches comme celles qui sont exposées dans le livre de M. J. Knight, mais aussi d’autre part, la nécessité, pour en mettre au point les résultats et pour en saisir la véritable portée, d’une connaissance proprement « technique » de ce dont il s’agit, connaissance sans laquelle on ne parviendra jamais qu’à des reconstitutions hypothétiques et incomplètes, qui, même dans la mesure où elles ne seront pas faussées par quelque idée préconçue, demeureront aussi « mortes » que les vestiges mêmes qui en auront été le point de départ.


Source : Symboles de la Science sacrée, chapitre XXIX.

Egalement publié dans les Études Traditionnelles, octobre-novembre 1937
Le livre en pdf : 



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