Suite du
livre de Charles-André Gilis.
Chapitre précédent :
Chapitre 1 : La Loi universelle
Article
complémentaire :
Sur les
liens entre le "Arda et Zerfas" de Nostradamus, le "Arets ha
Tserphat" de Guénon, et le nom hébreu de la France : https://lapieceestjouee.blogspot.com/2018/09/deux-informations-sur-la-fin-de-notre.html
Le privilège islamique
La loi de l’islâm (sharî’a) se distingue de toute autre loi
sacrée par le fait qu’elle s’adresse à l’ensemble des hommes. Sa compétence
juridique est universelle en vertu d’un privilège divin qui lui donne le droit
de régir le domaine traditionnel dans sa totalité.
Dans le Coran, Dieu dit à Son
Prophète : « Nous ne t’avons envoyé (7) aux hommes autrement que d’une manière
totale : annonciateur de bon augure et avertisseur ; mais la plupart des hommes
ne savent pas » (Cor., 34, 28).
Le texte sacré dit : « ne savent pas » ; il ne dit pas : « ne croient
pas » à l’existence de ce privilège et refuse d’y ajouter foi. Il s’agit ici
d’ignorance et non de mauvaise volonté. Toutefois, la cause de cette ignorance
n’est plus la même aujourd’hui qu’au temps de Muhammad : à son époque, la
connaissance de l’universalité de son message était naturellement limitée par
l’espace géographique qu’il pouvait atteindre.
De nos jours, où ces limites ont disparu de telle sorte que les formes
traditionnelles sont confrontées les unes aux autres, cette ignorance résulte
plutôt de la déchéance généralisée des hommes, de leur éloignement et de leur
refus de tout ordre traditionnel. Au verset que nous venons de citer, la
doctrine islamique oppose cet autre : « Nous n’avons pas envoyé de messager
sans (qu’il utilise) la langue (lisân)
de son peuple, afin qu’il leur rende clair (le message divin) » (Cor., 14, 4).
Selon cette interprétation, les législations sacrées qui ont précédé
l’islâm s’appliquaient à des peuples déterminés dont elles empruntaient le langage,
ce qui est typiquement le cas pour la loi moïsiaque adressée au peuple juif :
il s’agit de toute évidence d’une loi divine particulière, non d’une loi
universelle dont la compétence s’étendrait à l’ensemble des hommes. Seul
l’Envoyé d’Allâh a reçu les Paroles Synthétiques (jawâmi’ al-kalima) qui ne sont autres que les Verbes, c’est-à-dire
les messagers divins issus d’entre les hommes. Ce sont eux les « auxiliaires »
(ansâr) véritables (8) qui se sont
succédés au cours du présent cycle pour les mener vers la Voie d’Allâh (9) qui
est celle de la Vérité immuable.
Selon une autre interprétation, ce verset est applicable à Muhammad.
Le terme lisân (langue) désigne alors
la langue adamique primordiale dont sont issues l’ensemble des langues sacrées
qui ont exprimé le Discours divin. Pour l’Envoyé d’Allâh, la « langue de son
peuple » est celle de l’humanité toute entière, aussi bien dans le temps que
dans l’espace. Les clés de ce langage universel sont données par la Science des
lettres dont l’ésotérisme islamique a reçu l’héritage.
7
Arsalnâ-ka, terme de la même racine que rasûl.
8
Dans la Salât al-Fâtih, « notre Seigneur Muhammad » est appelé lui-même l’ «
auxiliaire du Vrai au moyen du Vrai » (nâsir al-Haqq bi-l-Haqq).
9
Cf. Cor., 42, 52-53.
Pour le « plus grand des maîtres » : « la Dignité divine dont procède
le discours (khitâb) que Dieu adresse
à celui qu’Il veut d’entre Ses serviteurs est appelée la Dignité des langages (hadrat allusun) (10).
A partir d’elle, Allâh a parlé à Mûsa… C’est à partir d’elle qu’Il a
donné à l’Envoyé d’Allâh les Paroles Synthétiques. C’est dans cette Dignité
qu’Il a rassemblé et uni (jama’a)
pour lui toutes les formes du monde (11).
La science des noms désignant ces formes fut conférée à Adam (12) et
celle de leurs essences à Muhammad en plus de celle des noms, car il a dit à
son propre sujet qu’Allâh lui avait donné « la science des premiers et des
derniers ». C’est à partir de cette dignité qu’il a donné à Dawûd la sagesse et
le discours précis et tranchant (fasl
al-khitâb) (13).
L’ensemble des Écrits (suhuf)
et des Livres révélés est issu de cette Dignité. »
Ce texte figure dans le chapitre 384 des Futûhât par lequel Ibn Arabî
inaugure la section de cet ouvrage qui traite des « Condescendances divines » (munâzalât).
Le discours divin est la « condescendance » par excellence puisque le
Très-Haut, pour enseigner et pour guider, utilise le langage des hommes. La
science des Condescendances est aussi celle des Lettres-Isolées qui contiennent
le secret du Coran. Héritière de la science divine totale dont Adam fut le
premier dépositaire, la révélation islamique comporte parmi ses privilèges
celui de fixer le statut traditionnel applicable aux derniers temps. Envisagé
en tant qu’ « écrit » (kitâb), le
Coran renferme cette prescription finale, énoncée dans les premiers versets de
la deuxième sourate :
« Ceci est l’Écrit qui ne laisse aucune place au doute, guidance pour
ceux qui ont gardé la crainte pieuse ; ceux qui croient à l’invisible, qui
accomplissent la prière et qui dépensent une part de ce dont Nous les avons
pourvus ; ceux qui croient à ce qui t’a été révélé et à ce qui a été révélé
avant toi… » (Cor., 2, 2-4).
Ces versets confirment la compétence universelle de l’islâm. Les
autres formes traditionnelles sont liées à des aires géographiques ou à des
peuples particuliers, à moins qu’il ne s’agisse d’adaptations opérées à partir
de formes déjà existantes, comme c’est le cas pour le bouddhisme et pour le
christianisme dont la légitimité est fondée sur des statuts d’exception qui les
rendent inaptes à assumer la fonction providentielle assignée à l’islâm (14).
10
Lusun est un pluriel de lisân. On peut lire aussi lisn.
11
On remarque qu’Ibn Arabî dit « le monde » et non « les mondes », car il s’agit
ici du « monde des hommes » (al-âlam al-insânî).
12
Allusion à Cor.,2, 31.
13
Allusion à Cor.,38, 20. Sur ce sujet, cf. Les sept Etendards, chap.XXVII.
14
Sur ce point, cf. Introduction à l’enseignement et au mystère de René Guénon,
chap.XI.
Du point de vue du Droit sacré, celui-ci n’est pas une religion comme
les autres.
Toute tentative de l’assimiler aux formes antérieures traduit une
incompréhension de sa mission propre. Ces amalgames sont encore plus choquants
lorsqu’ils sont l’œuvre de musulmans incapables de résister aux suggestions et
aux compromissions du monde moderne de sorte que leur foi mal éclairée amplifie
la confusion générale.
Il faut souligner qu’aucune autre religion ou forme traditionnelle n’a
jamais prétendu détenir un privilège semblable, ce qui renforce le bien-fondé
de la prétention islamique. S’il en était autrement, si deux religions
s’appuyaient sur une loi sacrée adressée à l’ensemble des hommes, il y aurait
un conflit juridique insoluble et une contradiction dans le plan divin.
Bien au contraire, le statut privilégié de l’islâm rend impossible
tout conflit et toute contradiction à une époque où, pour la première fois dans
l’histoire, les formes traditionnelles coexistent dans la conscience humaine et
où leurs divergences apparentes nourrissent un scepticisme dont l’action anti-traditionnelle
tire profit : Dieu autorisant ici ce qu’il interdit là, ses commandements
paraissent arbitraires à ceux qui considèrent les choses de l’extérieur.
Ceci montre bien qu’il s’agit d’un statut dont le sens véritable et
l’actualisation effective sont liés aux temps actuels. L’enseignement de René
Guénon représente un aspect essentiel car c’est lui qui permet d’intégrer
l’ensemble des doctrines antérieures au sein de la Révélation proclamée du
Prophète. Du reste, il est chaque jour plus évident que la tradition islamique
est seule capable de résister efficacement à l’envahissement du monde moderne,
car elle a été constituée à cette fin.
Les temps semblent proches où les hommes n’auront plus d’autre choix
que d’identifier l’idée de tradition à l’islâm. Celui-ci apparaîtra alors comme
la manifestation ultime de cette « Religion essentielle » dont il a été
question plus haut.
La doctrine de l’abrogation
A l’égard des révélations
antérieures, le privilège islamique s’exprime dans la doctrine de l’abrogation.
Il s’agit d’un pouvoir unique dans son essence et double dans sa manifestation,
comme le « pouvoir de vie et de mort » dont il est un aspect. C’est le droit de
confirmer ou d’abroger ce qui subsiste aujourd’hui des traditions qui ont
précédé l’islâm, car confirmer, c’est faire vivre, et abroger, c’est décréter
la mort.
En dépit de toutes les précisions que nous avons données dans notre
ouvrage sur le Califat15, certains feignent de ne pas comprendre (16) et
insistent sur l’idée de confirmation comme s’il fallait entendre par là le
maintien des lois sacrées antérieures, ce qui est faux.
Au regard du Droit divin, la loi islamique est souveraine : c’est
elle, et elle seule, qui détermine ce qui peut légitimement subsister
aujourd’hui des lois et des formes antérieures. Ce qui est ainsi maintenu
résulte uniquement de la confirmation opérée par l’islâm et n’est plus fondé
sur la loi sacrée dont il faisait partie à l’origine, car celle-ci a été
abrogée.
C’est le sens de la parole prophétique : « Si Moïse était vivant, il
n’aurait pas d’autre choix que de me suivre.» Cette confirmation peut-être de
deux sortes. Ou bien le rite antérieur est intégré directement dans la pratique
islamique ; c’est le cas, par exemple, pour le jeûne du jour de l’Ashûrâ.
Le judaïsme et l’islâm ont en commun, à la différence du
christianisme, de suivre un calendrier lunaire. Le dixième jour du premier mois
de l’année est fêté dans les deux traditions.
Du côté juif, il s’agit du « Yom
Kippour » ou « Jour des Expiations ». Le terme kippour est un équivalent de
l’arabe kaffâra, qui a le même sens.
Apprenant que les juifs jeûnaient ce jour là, le Prophète ordonna aux musulmans
de jeûner également en ce jour ; il dit aux juifs :
« Nous avons priorité sur vous en ce qui concerne Moïse », ce qu’Ibn
Arabî commente ainsi : « ″Nous″, c’est-à-dire lui-même et sa communauté, nous
avons priorité sur les juifs en ce qui concerne Moïse, car ils ne croient pas
en tout ce que Moïse leur a transmis. S’ils avaient cette foi totale, ils
croiraient en Muhammad et dans son livre (kitâb,
c’est-à-dire dans sa ″prescription″ ou dans sa loi) ».
Il apporte ensuite des précisions nuancées, mais dépourvues de toute
ambiguïté sur la façon dont il faut comprendre cette confirmation des lois
sacrées antérieures :
« (Le Prophète) nous a ordonné de nous différencier des juifs. Pour
cette raison, il nous a commandé de jeûner un jour avant Ashûrâ, c’est-à-dire
le neuvième (jour du mois de Muharram), et un jour après, c’est-à-dire le
onzième. Il nous a dit : ″Jeûnez le jour de l’Ashûrâ en vous opposant (khâlafa) à la manière dont les juifs le
jeûnent″ ; il n’a pas dit : ″en vous opposant à Moïse″.
15
Cf. chap. XXXV.
16
Cf. C. Gayat, La Règle d’Abraham, n°13, p.52 et 59.
En effet, Allâh nous a préservés de toute opposition à l’égard des
prophètes (antérieurs). En revanche, il a abrogé (asqata) pour nous une part de leurs lois sacrées, comme Il l’a fait
en abrogeant une part de ce qu’Il nous avait prescrit (initialement) (17). Nous
croyons en tout ce qui a été abrogé, et en tout ce qui a été prescrit en
remplacement de ce qui a tété abrogé (kullu
nâsikhin wa mansûkhin) en toute loi (divine) ; mais le fait de croire
n’implique pas le fait de pratiquer, sauf dans le cas où cette pratique nous a
été ordonnée. Telle est la mesure exacte dans laquelle nous nous opposons aux
juifs. » (18)
Cette mesure est déterminée de manière souveraine par la loi sacrée de
l’islâm ; il ne s’agit donc, en aucun cas, d’imiter ou de suivre ce que font
les juifs.
Un autre exemple d’une confirmation de ce genre est celui de
l’abattage rituel des bêtes : la régularité et l’orthodoxie du judaïsme sont
également confirmées sur ce point, car les musulmans ont le droit de consommer
de la viande « casher » ; c’est le
verset : « La nourriture de ceux qui ont reçu le Livre est licite pour vous et
votre nourriture est licite pour eux » (Cor., 5,5).
Un second type de confirmation concerne ceux qui désirent continuer à
pratiquer les rites propres aux traditions antérieures. Ils en ont aussi le
droit, car, selon le Coran, « Il n’y a pas de contrainte en (matière de)
religion » (Cor., 2,256).
Reprenons l’exemple mentionné tout d’abord : un juif qui désire jeûner
Yom Kippour est libre de le faire selon les prescriptions de la loi de Moïse,
même s’il réside dans le « dâr alislâm
», c’est-à-dire sur une terre régie par la sharî’a.
Il n’est nullement obligé de suivre la loi islamique et les recommandations
énoncées par le Prophète lorsqu’il a instauré le jeûne du jour de Ashûrâ.
L’islâm confirme la loi juive qui ordonne ce jeûne et autorise les
juifs à pratiquer leur religion, mais uniquement dans la mesure fixée à
l’intérieur d’un statut dont la loi islamique détermine souverainement le
contenu et les conditions, en l’occurrence le payement d’un impôt appelé jizya. Le Coran ordonne de combattre «
ceux qui ne suivent pas la religion de la Vérité alors qu’ils ont reçu le
Livre, jusqu’à ce qu’ils payent l’impôt de leur propre mains, en position
d’infériorité » (Cor., 9,29).
Il ne s’agit donc nullement d’une égalité de droits ou d’une coexistence
de lois sacrées différentes en contradiction les unes avec les autres ; la
manière dont Ibn Arabî comprend ce passage coranique (19) est également tout à
fait claire : « Aucune religion ne possède désormais de statut traditionnel
auprès d’Allâh en dehors de ce qui a été confirmé par Lui : elle ne subsiste
que par cette confirmation et fait partie de la loi et de la mission
universelle (de Muhammad). Si l’un ou l’autre statut antérieur subsiste, il ne
pourra être considéré comme un statut d’Allâh que pour ceux qui sont soumis à
l’impôt islamique » ; et ailleurs : « Aucun Prophète (antérieur) ne possède
plus aujourd’hui une autorité quelconque sur sa propre loi ».
17
Allusion aux versets abrogés. Sur ce point, cf. Les sept Etendards, p.268,
chap.XXXV.
18
Futûhât, chap.71; vol.9, p.308 de l’éd. O. Yahyâ.
19
Cf. Ibid. vol.2, p. 293, 294 et 338 de de l’éd. O. Yahyâ.
Il y a donc bien abrogation des lois sacrées antérieures en dépit des
confirmations intégrant partiellement ces lois à l’intérieur de la Loi totale
et universelle qui est celle de Muhammad – sur lui la Grâce et la Paix ! Telle
est la signification véritable d’une compétence juridique s’étendant à
l’humanité toute entière.
Ces mises au point concernent les rapports de l’islâm avec l’ensemble des
formes traditionnelles antérieures. Les exemples que nous avons donnés ont été
tirés du judaïsme parce que celui-ci est l’objet de la présente étude, mais
l’enseignement qu’ils illustrent ne s’applique pas qu’à lui.
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