Cette série est issue du livre de René Guénon - ORIENT et OCCIDENT et se rapporte à la partie II : "Les possibilités de rapprochement".
Le livre en pdf :
- « Tôt ou tard, tout devra être dit sans qu'il y ait à se préoccuper exagérément, ni de la fureur des uns, ni de la sotte hostilité des autres. » Charles-André Gilis.
Cette série se composera comme suit :
CHAPITRE I - TENTATIVES INFRUCTUEUSES
partie 1,
partie 2,
partie 3
CHAPITRE II - L’ACCORD SUR LES PRINCIPES
partie 1,
partie 2,
partie 3
partie 1,
partie 2,
partie 3
CHAPITRE II - L’ACCORD SUR LES PRINCIPES
partie 1,
partie 2,
partie 3
CHAPITRE IV : ENTENTE ET NON FUSION
Partie 1 : ICI
On voit combien tout cela est éloigné de nous ne savons quels projets de « fusion » que nous regardons parfaitement irréalisables : une tradition n’est pas une chose qui peut s’inventer ou se créer artificiellement ; en rassemblant tant bien que mal des éléments empruntés à des doctrines diverses, on ne constituera jamais qu’une pseudo-tradition sans valeur et sans portée, et ce sont là des fantaisies qu’il convient de laisser aux occultistes et aux théosophistes ; pour agir ainsi, il faut ignorer ce qu’est vraiment une tradition, et ne pas comprendre le sens réel et profond de ces éléments que l’on s’efforce d’associer en un ensemble plus ou moins incohérent.
Tout cela, en somme, n’est qu’une sorte d’« éclectisme », et il n’est rien à quoi nous soyons plus résolument opposé, précisément parce que nous voyons l’accord profond sous la diversité des formes, et parce que nous voyons aussi, en même temps, la raison d’être de ces formes multiples dans la variété des conditions auxquelles elles doivent être adaptées.
Si l’étude des différentes doctrines traditionnelles a une très grande importance, c’est parce qu’elle permet de constater cette concordance que nous affirmons ici ; mais il ne saurait s’agir de tirer de cette étude une doctrine nouvelle, ce qui, loin d’être conforme à l’esprit traditionnel, lui serait absolument contraire.
Sans doute, quand les éléments d’un certain ordre font défaut comme c’est le cas dans l’Occident actuel pour tout ce qui est purement métaphysique, il faut bien les chercher ailleurs, là où ils se trouvent ; mais il ne faut pas oublier que la métaphysique est essentiellement universelle, de sorte que ce n’est pas la même chose que s’il était question d’éléments se référant à un ordre particulier. En outre, l’expression orientale n’aurait jamais à être assimilée que par l’élite, qui devrait ensuite faire œuvre d’adaptation ; et la connaissance des doctrines de l’Orient permettrait, par un emploi judicieux de l’analogie, de restaurer la tradition occidentale elle-même dans son intégralité, comme elle peut permettre de comprendre les civilisations disparues : ces deux cas sont tout à fait comparables, puisqu’il faut bien admettre que, pour la plus grande partie, la tradition occidentale est présentement perdue.
Là où nous envisageons une synthèse d’ordre transcendant comme le seul point de départ possible de toutes les réalisations ultérieures, certains s’imaginent qu’il ne peut être question que d’un « syncrétisme » plus on moins confus ; pourtant, ce sont là des choses qui n’ont rien de commun, qui n’ont pas le moindre rapport entre elles.
De même, il en est qui ne peuvent pas entendre prononcer le mot d’« ésotérisme » (dont nous n’abusons pas, on en conviendra) sans penser immédiatement à l’occultisme ou à d’autres choses du même genre, dans lesquelles il n’y a pas trace de véritable ésotérisme ; il est incroyable que les prétentions les plus injustifiées soient si facilement admises par ceux mêmes qui auraient le plus grand intérêt à les réfuter ; le seul moyen efficace de combattre l’occultisme, c’est de montrer qu’il n’a rien de sérieux, qu’il n’est qu’une invention toute moderne, et que l’ésotérisme, au vrai sens de ce mot, est tout autre chose que cela en réalité.
Il en est aussi qui, par une autre confusion, croient pouvoir traduire « ésotérisme » par « gnosticisme »; ici, il s’agit de conceptions authentiquement plus anciennes, mais l’interprétation n’en est pas pour cela plus exacte ni plus juste. Il est assez difficile de savoir aujourd’hui d’une manière précise ce que furent les doctrines assez variées qui sont réunies sous cette dénomination générique de « gnosticisme », et parmi lesquelles il y aurait sans doute bien des distinctions à faire ; mais, dans l’ensemble, il apparaît qu’il y eut là des idées orientales plus ou moins défigurées, probablement mal comprises par les Grecs, et revêtues de formes imaginatives qui ne sont guère compatibles avec la pure intellectualité ; on peut assurément trouver sans peine des choses plus dignes d’intérêt, moins mélangées d’éléments hétéroclites, d’une valeur beaucoup moins douteuse et d’une signification beaucoup plus sûre.
Ceci nous amène à dire quelques mots en ce qui concerne la période alexandrine en général : que les Grecs se soient trouvés alors en contact assez direct avec l’Orient, et que leur esprit se soit ouvert ainsi à des conceptions auxquelles il était resté fermé jusque là, cela ne nous paraît pas contestable ; mais, malheureusement, le résultat semble être demeuré beaucoup plus près du « syncrétisme » que de la véritable synthèse. Nous ne voudrions pas déprécier outre mesure des doctrines comme celles des néo-platoniciens, qui sont, en tout cas, incomparablement supérieures à toutes les productions de la philosophie moderne ; mais enfin il vaut mieux remonter directement à la source orientale que de passer par des intermédiaires quelconques, et, de plus, cela a l’avantage d’être beaucoup plus facile, puisque les civilisations orientales existent toujours, tandis que la civilisation grecque n’a réellement pas eu de continuateurs.
Quand on connaît les doctrines orientales, on peut s’en servir pour mieux comprendre celles des néoplatoniciens, et même des idées plus purement grecques que celles-là, car, malgré des différences considérables, l’Occident était alors bien plus rapproché de l’Orient qu’il ne l’est aujourd’hui ; mais il ne serait pas possible de faire l’inverse, et, en voulant aborder l’Orient par la Grèce, on s’exposerait à bien des erreurs. Du reste, pour suppléer à ce qui manque à l’Occident, on ne peut s’adresser qu’à ce qui a conservé une existence effective ; il ne s’agit point de faire de l’archéologie, et les choses que nous envisageons ici n’ont rien à voir avec des amusements d’érudits ; si la connaissance de l’antiquité peut y jouer un rôle, ce n’est que dans la mesure où elle aidera à comprendre vraiment certaines idées, et où elle apportera encore la confirmation de cette unité doctrinale où se rencontrent toutes les civilisations, à l’exception de la seule civilisation moderne, qui, n’ayant ni doctrine ni principes, est en dehors des voies normales de l’humanité.
Si l’on ne peut admettre aucune tentative de fusion entre des doctrines différentes, il ne peut pas davantage être question de la substitution d’une tradition à une autre ; non seulement la multiplicité des formes traditionnelles n’a aucun inconvénient, mais elle a au contraire des avantages très certains ; alors même que ces formes sont pleinement équivalentes au fond, chacune d’elles a sa raison d’être, ne serait-ce que parce qu’elle est mieux appropriée que toute autre aux conditions d’un milieu donné.
La tendance à tout uniformiser procède, comme nous l’avons dit, des préjugés égalitaires ; vouloir l’appliquer ici, ce serait donc faire à l’esprit moderne une concession qui, même involontaire, n’en serait pas moins réelle, et qui ne pourrait avoir que des conséquences déplorables. Ce n’est que si l’Occident se montrait définitivement impuissant à revenir à une civilisation normale qu’une tradition étrangère pourrait lui être imposée ; mais alors il n’y aurait pas fusion, puisque rien de spécifiquement occidental ne subsisterait plus ; et il n’y aurait pas substitution non plus, car, pour en arriver à une telle extrémité, il faudrait que l’Occident eût perdu jusqu’aux derniers vestiges de l’esprit traditionnel, à l’exception d’une petite élite sans laquelle, ne pouvant même recevoir cette tradition étrangère, il s’enfoncerait inévitablement dans la pire barbarie.
Mais, nous le répétons, il est encore permis d’espérer que les choses n’iront pas jusqu’à ce point, que l’élite pourra se constituer pleinement et accomplir son rôle jusqu’au bout, de telle façon que l’Occident ne soit pas seulement sauvé du chaos et de la dissolution, mais qu’il retrouve les principes et les moyens d’un développement qui lui soit propre, tout en étant en harmonie avec celui des autres civilisations.
Quant au rôle de l’Orient en tout cela, résumons-le encore, pour plus de clarté, d’une manière aussi précise que possible ; nous pouvons distinguer aussi, sous ce rapport, la période de constitution de l’élite et sa période d’action effective. Dans la première, c’est par l’étude des doctrines orientales, plus que par tout autre moyen, que ceux qui seront appelés à faire partie de cette élite pourront acquérir et développer en eux-mêmes la pure intellectualité, puisqu’ils ne sauraient la trouver en Occident ; ce n’est que par là également qu’ils pourront apprendre ce qu’est, dans ses divers éléments, une civilisation traditionnelle, car une connaissance aussi directe que possible est seule valable en pareil cas, à l’exclusion de tout savoir simplement « livresque », qui, par lui-même, n’est pas utilisable pour le but que nous envisageons.
Pour que l’étude des doctrines orientales soit ce qu’elle doit être, il est nécessaire que certaines individualités servent d’intermédiaires, ainsi que nous l’avons expliqué, entre les détenteurs de ces doctrines et l’élite occidentale en formation ; c’est pourquoi nous parlons seulement, pour cette dernière, d’une connaissance aussi directe que possible, et non absolument directe, pour commencer tout au moins. Mais ensuite, quand un premier travail d’assimilation aurait été ainsi accompli, rien ne s’opposerait à ce que l’élite elle-même (puisque c’est d’elle que devrait venir l’initiative) fit appel, d’une façon plus immédiate, aux représentants des traditions orientales ; et ceux-ci, se trouvant intéressés au sort de l’Occident par la présence même de cette élite, ne manqueraient pas de répondre à cet appel, car la seule condition qu’ils exigent, c’est la compréhension (et cette condition unique est d’ailleurs imposée par la force des choses) ; nous pouvons affirmer que nous n’avons jamais vu aucun Oriental persister à s’enfermer dans sa réserve habituelle lorsqu’il se trouve en face de quelqu’un qu’il juge susceptible de le comprendre.
C’est dans la seconde période que l’appui des Orientaux pourrait se manifester ainsi effectivement ; nous avons dit pourquoi cela supposait l’élite déjà constituée, c’est-à-dire, en somme, une organisation occidentale capable d’entrer en relations avec les organisations orientales qui travaillent dans l’ordre intellectuel pur, et de recevoir de celles-ci, pour son action, l’aide que peuvent procurer des forces accumulées depuis un temps immémorial.
En pareil cas, les Orientaux seront toujours, pour les Occidentaux, des guides et des « frères aînés » ; mais l’Occident, sans prétendre à traiter avec eux d’égal à égal, n’en méritera pas moins d’être considéré comme une puissance autonome dès lors qu’il possédera une telle organisation ; et la répugnance profonde des Orientaux pour tout ce qui ressemble à du prosélytisme sera pour son indépendance une garantie suffisante.
Les Orientaux ne tiennent nullement à s’assimiler l’Occident, et ils préféreront toujours de beaucoup favoriser un développement occidental conforme aux principes, pour peu qu’ils en voient la possibilité ; cette possibilité, c’est précisément à ceux qui feront partie de l’élite qu’il appartient de la leur montrer, en prouvant par leur propre exemple que la déchéance intellectuelle de l’Occident n’est pas irrémédiable.
Il s’agit donc non d’imposer à l’Occident une tradition orientale, dont les formes ne correspondent pas à sa mentalité, mais de restaurer une tradition occidentale avec l’aide de l’Orient : aide indirecte d’abord, directe ensuite, ou, si l’on veut, inspiration dans la première période, appui effectif dans la seconde. Mais ce qui n’est pas possible pour la généralité des Occidentaux doit l’être pour l’élite : pour que celle-ci puisse réaliser les adaptations nécessaires, il faut d’abord qu’elle ait pénétré et compris les formes traditionnelles qui existent ailleurs ; il faut aussi qu’elle aille au delà de toutes les formes, quelles qu’elles soient, pour saisir ce qui constitua l’essence de toute tradition.
Et c’est par là que, lorsque l’Occident sera de nouveau en possession d’une civilisation régulière et traditionnelle, le rôle de l’élite devra encore se poursuivre : elle sera alors ce par quoi la civilisation occidentale communiquera d’une façon permanente avec les autres civilisations, car une telle communication ne peut s’établir et se maintenir que par ce qu’il y a de plus élevé en chacune d’elles ; pour n’être pas simplement accidentelle, elle suppose la présence d’hommes qui soient, en ce qui les concerne, dégagés de toute forme particulière, qui aient la pleine conscience de ce qu’il y a derrière les formes, et qui, se plaçant dans le domaine des principes les plus transcendants, puissent participer indistinctement à toutes les traditions.
En d’autres termes, il faudrait que l’Occident parvint finalement à avoir des représentants dans ce qui est désigné symboliquement comme le « centre du monde » ou par toute autre expression équivalente (ce qui ne doit pas être entendu littéralement comme indiquant un lieu déterminé, quel qu’il puisse être) ; mais, ici, il s’agit de choses trop lointaines, trop inaccessibles présentement et sans doute pour bien longtemps encore, pour qu’il puisse être vraiment utile d’y insister.
A suivre....
A suivre....
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