jeudi 27 juin 2019

Guénon : Paradis terrestre et paradis céleste partie 1/3


L’ouvrage de René Guénon "Autorité spirituelle et pouvoir temporel", que je vous propose de découvrir, se présentera comme suit :

Table des matières

Chapitre I.         Autorité et hiérarchie
Chapitre II.        Fonctions du sacerdoce et de la royauté
Chapitre III.      Connaissance et action
Chapitre VI.      La révolte des Kshatriyas
Chapitre VIII.    Paradis terrestre et paradis céleste : part 1 ; part 2 ; part 3
Chapitre IX.      La loi immuable


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Paradis terrestre et paradis céleste


Partie 1 :

La constitution politique de la « Chrétienté » médiévale était, avons-nous dit, essentiellement féodale ; elle avait son couronnement dans une fonction, véritablement suprême dans l’ordre temporel, qui était celle de l’Empereur, celui-ci devant être par rapport aux rois ce que les rois, à leur tour, étaient par rapport à leurs vassaux.
Il faut dire, d’ailleurs, que cette conception du Saint-Empire resta quelque peu théorique et ne fut jamais pleinement réalisée, sans doute par la faute des Empereurs eux-mêmes, qui, égarés par l’étendue de la puissance qui leur était conférée, furent les premiers à contester leur subordination vis-à-vis de l’autorité spirituelle, dont ils tenaient cependant leur pouvoir tout comme les autres souverains, et même plus directement encore (1).

Ce fut ce qu’on est convenu d’appeler la querelle du Sacerdoce et de l’Empire, dont les vicissitudes diverses sont assez connues pour qu’il n’y ait pas lieu de les rappeler ici, même sommairement, d’autant plus que le détail de ces faits importe peu pour ce que nous nous proposons ; ce qui est plus intéressant, c’est de comprendre ce qu’aurait dû être véritablement l’Empereur, et aussi ce qui a pu donner naissance à l’erreur qui lui fit prendre sa suprématie relative pour une suprématie absolue.


La distinction de la Papauté et de l’Empire provenait en quelque sorte d’une division des pouvoirs dans l’ancienne Rome, avaient été réunis dans une seule personne, puisque, alors, l’Imperator était en même temps Pontifex Maximus (2) ; nous n’avons d’ailleurs pas à chercher comment peut expliquer, dans ce cas spécial, cette réunion du spirituel et du temporel, ce qui risquerait de nous engager dans des considérations assez complexes (3).

(1) Le Saint-Empire commence avec Charlemagne, et on sait que c’est le Pape qui conféra à celui-ci la dignité impériale ; ses successeurs ne pouvaient être légitimés autrement qu’il ne l’avait été lui-même.
(2)  Il est très remarquable que le Pape ait toujours conservé ce titre de Pontifex Maximus, dont l’origine est si évidemment étrangère au Christianisme et lui est d’ailleurs fort antérieure ; ce fait est de ceux qui devraient donner à penser, à ceux qui sont capables de réfléchir, que le soi-disant « paganisme » avait en réalité un caractère bien différent de celui qu'on est convenu de lui attribuer.
(3) L'Empereur romain apparaît en quelque sorte comme un Kshatriya exerçant, outre sa fonction propre, la fonction d’un Brâhmane ; il semble donc qu’il y ait là une anomalie, et il faudrait voir si la tradition romaine n’a pas un caractère particulier permettant de considérer ce fait autrement que comme une simple usurpation. D'autre part, on peut douter que les Empereurs aient été, pour la plupart, vraiment « qualifiés » au point de vue spirituel ; mais il faut parfois distinguer entre le représentant « officiel » de l'autorité et ses détenteurs effectifs, et il suffit que ceux-ci inspirent celui-là, même s’il n’est pas l’un d’entre eux, pour que les choses soient ce qu'elles doivent être.

Quoi qu’il en soit, le Pape et l’Empereur étaient ainsi, non pas précisément « les deux moitiés de Dieu » comme l’a écrit Victor Hugo, mais beaucoup plus exactement les deux moitiés de ce Christ-Janus que certaines figurations nous montrent tenant d’une main une clef et de l’autre un sceptre, emblèmes respectifs des deux pouvoirs sacerdotal et royal unis en lui comme dans leur principe commun (1).


Cette assimilation symbolique du Christ à Janus, en tant que principe suprême des deux pouvoirs, est la marque très nette d’une certaine continuité traditionnelle, trop souvent ignorée ou niée de parti pris, entre la Rome ancienne et la Rome chrétienne ; et il ne faut pas oublier que, au moyen âge, l’Empire était « romain » comme la Papauté.

Mais cette même figuration nous donne aussi la raison de l’erreur que nous venons de signaler, et qui devait être fatale à l’Empire : cette erreur consiste en somme à regarder comme équivalentes les deux moitiés de Janus, qui le sont en effet en apparence, mais qui, lorsqu’elles représentent le spirituel et le temporel, ne peuvent l’être en réalité ; en d’autres termes, c’est encore l’erreur qui consiste à prendre le rapport des deux pouvoirs pour un rapport de coordination, alors qu’il est un rapport de subordination, parce que, dès lors qu’ils sont séparés, tandis que l’un procède directement du principe suprême, l’autre n’en procède qu’indirectement ; nous nous sommes déjà suffisamment expliqué là-dessus dans ce qui précède pour qu’il n’y ait pas lieu maintenant d’y insister davantage.

Dante, à la fin de son traité De Monarchia, définit d’une façon très nette les attributions respectives du Pape et de l’Empereur ; voici ce passage important :

  • « L’ineffable Providence de Dieu proposa à l’homme deux fins : la béatitude de cette vie, qui consiste dans l’exercice de la vertu propre et qui est représentée par le Paradis terrestre ; et la béatitude de la vie éternelle, qui consiste à jouir de la vue de Dieu, à quoi la vertu humaine ne peut pas se hausser si elle n’est aidée par la lumière divine, et qui est représentée par le Paradis céleste. A ces deux béatitudes, comme à des conclusions diverses, il faut arriver par des moyens différents ; car à la première nous arrivons par les enseignements philosophiques, pourvu que nous les suivions en agissant selon les vertus morales et intellectuelles ; à la seconde, par les enseignements spirituels, qui dépassent la raison humaine, pourvu que nous les suivions en agissant selon les vertus théologales, la Foi, l’Espérance et la Charité. Ces conclusions et ces moyens, bien qu’ils nous soient enseignés, les uns par la raison humaine qui nous est manifestée tout entière par les philosophes, les autres par l’Esprit-Saint qui nous a révélé la vérité surnaturelle, à nous nécessaire, par les prophètes et les écrivains sacrés, par le Fils de Dieu, Jésus-Christ, coéternel à l’Esprit, et par ses disciples, ces conclusions et ces moyens, la cupidité humaine les ferait abandonner si les hommes, semblables à des chevaux qui vagabondent dans leur bestialité, n’étaient par le frein retenus dans leur route. C’est pourquoi l’homme a eu besoin d’une double direction suivant sa double fin, c’est-à-dire du Souverain Pontife, qui, selon la Révélation, conduirait le genre humain à la vie éternelle, et de l’Empereur, qui, selon les enseignements philosophiques, le dirigerait à la félicité temporelle. Et comme à ce port nul ne pourrait parvenir, ou il n’y parviendrait que très peu de personnes et au prix des pires difficultés, si le genre humain ne pouvait reposer libre dans la tranquillité de la paix, après qu’auraient été apaisés les flots de la cupidité insinuante, c’est à ce but que doit tendre surtout celui qui régit la terre, le prince romain : que dans cette petite habitation des mortels on vive librement en paix » (2).

(1) Voir un article de L. Charbonneau-Lassay intitulé Un ancien emblème du mois de janvier, publié dans la revue Regnabit (mars 1925). – La clef et le spectre équivalent ici à l’ensemble plus habituel des deux clefs d’or et d’argent ; ces deux symboles sont d’ailleurs rapportés directement au Christ par cette formule liturgique : « O Clavis David, et Sceptrum domus Israel… » (Bréviaire romain, office du 20 décembre)
(2) De Monarchia, III, 16.


Ce texte a besoin d’un certain nombre d’explications pour être parfaitement compris, car il ne faut par s’y laisser tromper : sous un langage d’apparence purement théologique, il renferme des vérités d’un ordre beaucoup plus profond, ce qui est d’ailleurs conforme aux habitudes de son auteur et des organisations initiatiques auxquelles celui-ci était rattaché (1).
D’autre part, il est assez étonnant, remarquons le en passant, que celui qui a écrit ces lignes ait pu être présenté parfois comme un ennemi de la Papauté ; il a sans doute, comme nous le disions plus haut, dénoncé les insuffisances et les imperfections qu’il a pu constater dans l’état de la Papauté à son époque, et en particulier, comme une de leurs conséquences, le recourt trop fréquent à des moyens proprement temporels, donc peu convenables à l’action d’une autorité spirituelle ; mais il a su ne pas imputer à l’institution elle-même les défauts des hommes qui la représentaient passagèrement, ce que ne sait pas toujours faire l’individualisme moderne (2).

Si l’on se reporte à ce que nous avons déjà expliqué, on verra sans difficulté que la distinction que fait Dante entre les deux fins de l’homme correspond très exactement à celle des « petits mystères » et des « grands mystères », et aussi, par conséquent, à celle de l’« initiation royale » et de l’« initiation sacerdotale ».
L’Empereur préside aux « petits mystères », qui concernent le « Paradis terrestre », c’est-à-dire la réalisation de la perfection de l’état humain (3) ; le Souverain Pontife préside aux « grands mystères », qui concernent le « Paradis céleste », c’est-à-dire la réalisation des états supra-humains, reliés ainsi à l’état humain par la fonction « pontificale », entendue en son sens strictement étymologique (4).

L’homme, en tant qu’homme, ne peut évidemment atteindre par lui-même que la première de ces deux fins, qui peut être dite « naturelle », tandis que la seconde est proprement « surnaturelle », puisqu’elle réside au delà du monde manifesté ; cette distinction est donc bien celle de l’ordre « physique » et de l’ordre « métaphysique ». Ici apparaît aussi clairement que possible la concordance de toutes les traditions, qu’elles soient d’Orient ou d’Occident : en définissant comme nous l’avons fait les attributions respectives des Kshatriyas et des Brâhmanes, nous étions bien fondé à n’y pas voir seulement quelque chose d’applicable à une certaine forme de civilisation, celle de l’Inde, puisque nous les retrouvons, définies d’une façon rigoureusement identique, dans ce qui fut, avant la déviation moderne, la civilisation traditionnelle du monde occidental.

(1) Voir notamment, à ce sujet, notre étude sur L’Esotérisme de Dante, et aussi l’ouvrage de Luigi Valli, Il Linguaggio segreto di Dante e dei « Fedeli d’Amore » ; l’auteur est malheureusement mort sans avoir pu pousser ses recherches jusqu’au bout, et au moment même où elles semblaient l’amener à envisager les choses dans un esprit plus proche de l’ésotérisme traditionnel.
(2) Quand on parle du Catholicisme, on devrait toujours avoir le plus grand soin de distinguer ce qui concerne le Catholicisme lui-même en tant que doctrine et ce qui se rapporte seulement à l’état actuel de l’organisation de l’Eglise catholique ; quoi qu’on puisse penser sur cette dernière question, l’autre ne saurait nullement en être affecté. Ce que nous disons ici du Catholicisme, parce que cet exemple se présente immédiatement à propos de Dante, pourrait d’ailleurs trouver beaucoup d’autres applications ; mais bien peu nombreux sont aujourd’hui ceux qui savent, quand il le faut, se dégager des contingences historiques, à tel point que, pour continuer à prendre le même exemple, certains défenseurs du Catholicisme, aussi bien que ses adversaires, croient pouvoir tout ramener à une simple question d’« historicité », ce qui est une des formes de la moderne « superstition du fait ».
(3) Cette réalisation est, en effet, la restauration de l’« état primordial » dont il est question dans toutes les traditions, ainsi que nous avons eu déjà l’occasion de l’exposer à diverses reprises.
(4) Dans le symbolisme de la croix, la première de ces deux réalisations est représentée par le développement indéfini de la ligne horizontale, et la seconde par celui de la ligne verticale ; ce sont, suivant le langage de l’ésotérisme islamique, les deux sens de l’« ampleur » et de l’« exaltation », dont le plein épanouissement se réalise dans l’« Homme Universel », qui est le Christ mystique, le « second Adam » de saint Paul.



Dante assigne donc pour fonctions à l’Empereur et au Pape de conduire l’humanité respectivement au « Paradis terrestre » et au « Paradis céleste » ; la première de ces deux fonctions s’accomplit « selon la philosophie », et la seconde « selon la Révélation » ; mais ces termes sont de ceux qui demandent à être expliqués soigneusement. Il va de soi, en effet, que la « philosophie » ne saurait être entendue ici dans son sens ordinaire et « profane », car, s’il en était ainsi, elle serait trop manifestement incapable de jouer le rôle qui lui est assigné ; il faut, pour comprendre ce dont il s’agit réellement, restituer à ce mot de « philosophie » sa signification primitive, celle qu’il avait pour les Pythagoriciens, qui furent les premiers à en faire usage.
Comme nous l’avons indiqué ailleurs (1), ce mot, signifiant étymologiquement « amour de la sagesse », désigne tout d’abord une disposition préalable requise pour parvenir à la sagesse, et il peut désigner aussi, par une extension toute naturelle, la recherche qui, naissant de cette disposition même, doit conduire à la véritable connaissance ; ce n’est donc qu’un stade préliminaire et préparatoire, un acheminement vers la sagesse, comme le « Paradis terrestre » est une étape sur la voie qui mène au « Paradis céleste ».

Cette « philosophie », ainsi entendue, est ce qu’on pourrait appeler, si l’on veut, la « sagesse humaine », parce qu’elle comprend l’ensemble de toutes les connaissances qui peuvent être atteintes par les seules facultés de l’individu humain, facultés que Dante synthétise dans la raison, parce que c’est par celle-ci que se définit proprement l’homme comme tel ; mais cette « sagesse humaine » précisément parce qu’elle n’est qu’humaine, n’est point la vraie sagesse, qui s’identifie avec la connaissance métaphysique.

Cette dernière est essentiellement supra-rationnelle, donc aussi supra-humaine ; et, de même que, à partir du « Paradis terrestre », la voie du « Paradis céleste » quitte la terre pour « salire alle stelle », comme dit Dante (2), c’est-à-dire pour s’élever aux états supérieurs, que figurent les sphères planétaires et stellaires dans le langage de l’astrologie, et les hiérarchies angéliques dans celui de la théologie, de même, pour la connaissance de tout ce qui dépasse l’état humain, les facultés individuelles deviennent impuissantes, et il faut d’autres moyens : c’est ici qu’intervient la « Révélation », qui est une communication directe des états supérieurs, communication qui, comme nous l’indiquions tout à l’heure, est effectivement établie par le « pontificat ».

(1) La Crise du Monde moderne, pp. 21-22 (2ème édition).
(2) Purgatorio, XXXIII, 145 ; voir L’Esotérisme de Dante, p. 60.

A suivre....



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