mercredi 12 juin 2019

Guénon - Les dualités cosmiques partie 3/4


Cette étude n'a été incluse dans aucun des recueils posthumes de l'œuvre de R. Guénon : le travail fut écrit en 1921 pour La Revue de Philosophie, mais il n'y fut pas publié, ayant paru finalement dans les Etudes Traditionnelles (nos 429 a 431, Janvier-Juin 1972) par M. Vâlsan, grâce à l'amabilité de l'aîné des fils de l'auteur.




  • « L’influence de l’élément sentimental porte évidemment atteinte à la pureté intellectuelle de la doctrine, et elle marque en somme, il faut bien le dire, une déchéance par rapport à la pensée métaphysique (...).On peut dire que le point de vue moral et le point de vue religieux lui-même supposent essentiellement une certaine sentimentalité, qui est en effet développée surtout chez les Occidentaux, au détriment de l’intellectualité. »
Source de l'article :

Note : Sur la notion des trois gunas on peut se référer à ce texte :
http://lapieceestjouee.blogspot.com/2019/04/guenon-autorite-spirituelle-et-pouvoir_21.html



Partie 1 : ICI
Partie 2 : ICI


La dualité que les traditions cosmogoniques de l’antiquité placent au début, d’une façon presque générale, est celle de la Lumière et des Ténèbres ; et c’est là, en tout cas, celle qui présente le plus nettement ce caractère d’opposition sur lequel insiste M. Lasbax.

Toutefois, ce serait interpréter fort mal cette conception que d’y voir simplement le symbole d’une dualité morale : les notions de bien et de mal n’ont pu s’y rattacher que secondairement et d’une façon quelque peu accidentelle, et cela même dans l’Avesta ; ailleurs, elles n’apparaissent même pas, comme dans l’Inde où la Lumière est assimilée à la connaissance et les Ténèbres à l’ignorance, ce qui nous transporte dans un tout autre domaine.
C’est la lutte de la Lumière et des Ténèbres qui est représentée, dans les hymnes védiques, par la lutte d’Indra contre Vritra ou Ahi [4], comme elle l’était chez les Egyptiens par celle d’Horus contre Typhon. Maintenant, si l’on veut y voir la lutte de la vie et de la mort, ce n’est là qu’une application assez particulière ; nous savons qu’il est difficile à la mentalité occidentale moderne de s’affranchir de ce que nous appellerions volontiers la « superstition de la vie », mais nous n’en pensons pas moins qu’il est illégitime d’identifier à l’existence universelle ce qui n’est qu’une condition d’un de ses modes spéciaux ; cependant, nous n’y insisterons pas davantage pour le moment.

Ce qui est remarquable, c’est que l’égoïsme, ou plutôt l’attrait de l’existence individuelle, qui est pour M. Lasbax la tendance mauvaise par excellence, est exactement ce que représente le Nahash hébraïque, le serpent de la Genèse ; et il doit assurément en être de même partout où le serpent symbolise pareillement une puissance ténébreuse.

Le Nahash, Notre-Dame-de-Paris

Seulement, si l’opposition est entre l’existence individuelle et l’existence universelle, les deux principes ne sont pas du même ordre ; M. Lasbax dira que la lutte n’est pas entre des états, mais entre des tendances ; pourtant, des tendances sont bien encore des états au moins virtuels, des modalités de l’être. Il nous semble que ce qu’il faut dire, c’est que des principes d’ordre différent peuvent, par une sorte de réflexion, recevoir une expression dans un degré déterminé de l’existence, de telle sorte que ce ne sera pas entre les termes de la dualité primitive qu’il y aura conflit à proprement parler, mais seulement entre ceux de la dualité réfléchie, qui n’a par rapport à la précédente que le caractère d’un accident.

D’autre part, on ne peut pas même dire qu’il y ait symétrie entre deux termes tels que la Lumière et les Ténèbres, qui sont entre eux comme l’affirmation et la négation, les Ténèbres n’étant que l’absence ou la privation de la Lumière ; mais si, au lieu de les considérer « en soi », on se place dans le monde des apparences, il semble qu’on ait affaire à deux entités comparables, ce qui rend possible la représentation d’une lutte ; seulement, la portée de cette lutte se limite évidemment au domaine ou elle est susceptible de recevoir une signification. Il n’en est pas moins vrai que, même avec cette restriction, la considération de la lutte ou de ce qui peut être ainsi représenté analogiquement serait tout à fait impossible si l’on commençait par poser deux principes n’ayant absolument rien de commun entre eux : ce qui n’a aucun point de contact ne saurait entrer en conflit sous aucun rapport ; c’est ce qui arrive notamment pour l’esprit et le corps tels que les conçoit le dualisme cartésien.
Cette dernière conception n’est pas du tout équivalente à celle, nullement dualiste d’ailleurs, de la forme et de la matière chez Aristote et chez les scolastiques, car, « comme le remarque M. Bergson, les Grecs n’avaient pas encore élevé de barrières infranchissables entre l’âme et le corps » (p. 68), et nous ajouterons qu’on ne le fit pas davantage au moyen âge, mais, dans la doctrine aristotélicienne, il s’agit bien plutôt d’un complémentarisme que d’une opposition, et nous y reviendrons plus loin.

Sur le thème de l’opposition, il y a lieu de signaler tout spécialement la façon dont M. Lasbax envisage la dualité des forces d’expansion et d’attraction : nous ne saurions y voir avec lui un cas particulier de la lutte de la vie et de la mort, mais il est très intéressant d’avoir pensé à assimiler la force attractive à la tendance individualisatrice.

Ce qu’il y a encore de curieux, c’est que cette opposition de la force attractive et de la force expansive, présentée ici comme tirée des théories scientifiques modernes, est une des interprétations dont est susceptible le symbolisme de Caïn et d’Abel dans la Genèse hébraïque. Maintenant, nous nous demandons jusqu’à tel point on peut dire que la force expansive n’agit pas à partir d’un centre, qu’elle n’est pas « centrifuge », tandis que la force attractive, par contre, serait véritablement « centripète » ; il ne faudrait pas chercher à assimiler la dualité des forces d’expansion et d’attraction à celle des mouvements de translation et de rotation : entre ces dualités différentes, il peut y avoir correspondance, mais non identité, et c’est ici qu’il faut savoir se garder de toute systématisation.


[4] C’est évidemment par un lapsus que M. Lasbax a écrit (p. 32) Agni au lieu d’Ahi, ce qui n’est pas du tout la même chose.


Pour M. Lasbax, ni l’une ni l’autre des deux tendances opposées, sous quelque forme qu’on les envisage, n’existe jamais a l’état pur dans les choses ; elles sont toujours est partout simultanément présentes et agissantes, de telle sorte que chaque être particulier, et même chaque partie de cet être, offre comme une image de la dualité universelle. Nous retrouvons là la vieille idée hermétique de l’analogie constitutive du Macrocosme et du Microcosme, idée que Leibnitz appliquait à ses monades lorsqu’il regardait chacune d’elles comme contenant la représentation de tout l’univers.
Seulement, il peut y avoir, suivant les cas, prédominance de l’une ou de l’autre des deux tendances, et celles-ci sembleront alors s’incarner dans des éléments en opposition : on a ainsi la dualité biologique du système cérébro-spinal et du système sympathique, ou bien, à un autre degré, celle du noyau et du cytoplasme dans la cellule, à l’intérieur de laquelle se reproduit ainsi un conflit analogue à celui que présente l’ensemble de l’organisme ; et cette dernière dualité se ramène à la dualité chimique de l’acide et de la base, que nous avons déjà signalé.

La considération de cette sorte d’enchevêtrement de dualités multiples, analogues et non identiques entre elles, soulève une difficulté : s’il est certaines de ces dualités qu’on peut faire correspondre terme à terme, il peut ne pas en être de même pour toutes.

Pour faire comprendre ceci, nous prendrons comme exemple la théorie des éléments telle que la concevaient les Grecs, Aristote en particulier, et telle qu’elle se transmit au moyen âge ; on y trouve deux quaternaires, comprenant chacun deux dualités : d’une part, celui des qualités, chaud et froid, sec et humide, et, d’autre part, celui des éléments, feu et eau, air et terre. Or les couples d’éléments opposés ne coïncident pas avec les couples de qualités opposées, car chaque élément procède de deux qualités combinées, appartenant à deux dualités différentes : le feu, du chaud et du sec ; l’eau, du froid et de l’humide ; l’air, du chaud et de l’humide ; la terre, du froid et du sec. Quant à l’éther, considéré comme cinquième élément, et que les alchimistes appelaient pour cette raison « quintessence » (quinta essentia), il contient toutes les qualités dans un état d’indifférenciation et d’équilibre parfait ; il représente l’homogénéité primordiale dont la rupture déterminera la production des autres éléments avec leurs oppositions.

Cette théorie est résumée dans la figure, d’un symbolisme d’ailleurs purement hermétique, que Leibnitz a placée en tête de son De arte combinatoria

Maintenant, le chaud et le froid sont respectivement des principes d’expansion et de condensation, et correspondent ainsi rigoureusement aux forces antagonistes du dualisme mécanique ; mais pourrait-on en dire autant du sec et de l’humide ?


Cela paraît bien difficile, et c’est seulement par leur participation du chaud et du froid qu’on peut rattacher les éléments, feu et air d’une part, eau et terre d’autre part, à ces deux tendances expansive et attractive que M. Lasbax envisage d’une façon un peu trop exclusive et systématique.
Et ce qui complique encore la question, c’est que, à des points de vue différents, des oppositions également différentes peuvent être établies entre les mêmes choses : c’est ce qui arrive, pour les éléments, suivant que l’on s’adresse à l’alchimie ou à l’astrologie, car, tandis que la première fait appel aux considérations précédentes, la seconde, en répartissant les éléments dans le zodiaque, oppose le feu à l’air et la terre à l’eau ; ici, par conséquent, l’expansion et la condensation ne figurent même plus dans une opposition ou une corrélation quelconque.

Nous ne pousserons pas plus loin l’étude de ce symbolisme, dont nous avons seulement voulu montrer la complexité ; nous ne parlerons pas non plus de la théorie hindoue des éléments, dont les bases sont très différentes de celles de la théorie grecque, et où l’application des trois gunas fournirait cependant des points de comparaison fort intéressants pour ce dont il s’agit ici.

A suivre...



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