- « Si le Christianisme n'était pas “descendu” dans le domaine exotérique, ce monde (occidental), dans son ensemble, aurait été bientôt dépourvu de toute tradition, celles qui existaient jusque-là, et notamment la tradition gréco-romaine qui y était naturellement devenue prédominante, étant arrivées à une extrême dégénérescence qui indiquait que leur cycle d’existence était sur le point de se terminer. Cette “descente”... évita à l’Occident de tomber dès cette époque dans un état qui eût été en somme comparable à celui où il se trouve actuellement ». Sur le plan historique, on peut tenir pour assuré que l’Eglise d’Antioche, où l’action de saint Pierre et de saint Paul fut considérable, eut un rôle déterminant dans la naissance du Christianisme proprement dit. Selon les Actes (11, 26): « C’est à Antioche que, pour la première fois, les disciples reçurent le nom de “chrétiens” ».
CA Gilis dans « INTRODUCTION A L’ENSEIGNEMENT ET AU MYSTÈRE DE RENÉ
GUÉNON »
A lire en complément :
Nous avons fait remarquer incidemment, il y a quelque temps (1), que
le monde occidental n’avait à sa disposition aucune langue sacrée autre que
l’hébreu ; il y a là, à vrai dire, un fait assez étrange et qui appelle
quelques observations ; même si l’on ne prétend pas résoudre les diverses
questions qui se posent à ce sujet, la chose n’est pas sans intérêt. Il est
évident que, si l’hébreu peut jouer ce rôle en Occident, c’est en raison de la
filiation directe qui existe entre les traditions judaïque et chrétienne et de
l’incorporation des Écritures hébraïques aux Livres sacrés du Christianisme
lui-même ; mais on peut se demander comment il se fait que celui-ci n’ait pas
une langue sacrée qui lui appartienne en propre, en quoi son cas, parmi les
différentes traditions, apparaît comme véritablement exceptionnel.
1
— Les « racines des plantes », dans le n° de septembre 1946 des Études
Traditionnelles.
À cet égard, il importe avant tout de ne pas confondre les langues
sacrées avec les langues simplement liturgiques (2) : pour qu’une langue puisse
remplir ce dernier rôle, il suffit en somme qu’elle soit « fixée », exempte des
variations continuelles que subissent forcément les langues qui sont parlées
communément (3) ; mais les langues sacrées sont exclusivement celles en lesquelles
sont formulées les écritures des différentes traditions. Il va de soi que toute
langue sacrée est aussi en même temps, et à plus forte raison, la langue
liturgique ou rituelle de la tradition à laquelle elle appartient (4), mais
l’inverse n’est pas vrai ; ainsi, le grec et le latin peuvent parfaitement, de
même que quelques autres langues anciennes (5), jouer le rôle de langues
liturgiques pour le Christianisme (6), mais ils ne sont aucunement des langues
sacrées ; même si l’on supposait qu’ils ont pu avoir autrefois un tel caractère
(7), ce serait en tout cas dans des traditions disparues et avec lesquelles le
Christianisme n’a évidemment aucun rapport de filiation.
2
— Cela importe même d’autant plus que nous avons vu un orientaliste qualifier
de « langue liturgique » l’arabe, qui est en réalité une langue sacrée, avec
l’intention dissimulée, mais pourtant assez claire pour qui sait comprendre, de
déprécier la tradition islamique ; et ceci n’est pas sans rapport avec le fait
que ce même orientaliste a mené dans les pays de langue arabe, d’ailleurs sans
succès, une véritable campagne pour l’adoption de l’écriture en caractères
latins.
3 —
Nous préférons dire ici « langue fixée » plutôt que « langue morte » comme on a
l’habitude de le faire, car, tant qu’une langue est employée à des usages
rituels, on ne peut dire, au point de vue traditionnel, qu’elle soit réellement
morte.
4 —
Nous disons liturgique ou rituelle parce que le premier de ces deux mots ne
s’applique proprement qu’aux formes religieuses, tandis que le second a une
signification tout à fait générale et qui convient également à toutes les
traditions.
5 —
Notamment le syriaque, le copte et le vieux slave, en usage dans diverses
Églises orientales.
6 —
Il est bien entendu que nous n’avons en vue que les branches régulières et
orthodoxes du Christianisme ; le Protestantisme sous toutes ses formes, ne
faisant usage que des langues vulgaires, n’a plus par là même de liturgie à
proprement parler.
7 —
Le fait que nous ne connaissions pas de Livres sacrés écrits dans ces langues
ne permet pas d’écarter absolument cette supposition, car il y a certainement
eu dans l’antiquité bien des choses qui ne nous sont pas parvenues ; il est des
questions qu’il serait assurément bien difficile de résoudre actuellement,
comme par exemple, en ce qui concerne la tradition romaine, celle du véritable
caractère des Livres sibyllins, ainsi que de la langue dans laquelle ils étaient
rédigés.
L’absence de langue sacrée dans le Christianisme devient encore plus
frappante lorsqu’on remarque que, même pour ce qui est des Écritures
hébraïques, dont le texte primitif existe cependant, il ne se sert «
officiellement » que de traductions grecque et latine (1).
Quant au Nouveau Testament, on sait que le texte n’en est connu qu’en
grec, et que c’est sur celui-ci qu’ont été faites toutes les versions en
d’autres langues, même en hébreu et en syriaque ; or, tout au moins pour les
Évangiles, il est assurément impossible d’admettre que ce soit là leur
véritable langue, nous voulons dire celle dans laquelle les paroles mêmes du
Christ ont été prononcées.
Il se peut cependant qu’ils n’aient jamais été écrits effectivement
qu’en grec, ayant été précédemment transmis oralement dans leur langue
originelle (2) ; mais on peut alors se demander pourquoi la fixation par
l’écriture, lorsqu’elle a eu lieu, ne s’est pas faite tout aussi bien dans
cette langue même, et c’est là une question à laquelle il serait bien difficile
de répondre. Quoi qu’il en soit, tout cela n’est pas sans présenter certains
inconvénients à divers égards, car une langue sacrée peut seule assurer
l’invariabilité rigoureuse du texte des Écritures ; les traductions varient
nécessairement d’une langue à une autre, et, de plus, elles ne peuvent jamais
être qu’approximatives, chaque langue ayant ses modes d’expression propres qui
ne correspondent pas exactement à ceux des autres (3) ; même lorsqu’elles
rendent aussi bien que possible le sens extérieur et littéral, elles apportent
en tout cas bien des obstacles à la pénétration des autres sens plus profonds
(4) ; et l’on peut se rendre compte par là de quelques-unes des difficultés
toutes spéciales que présente l’étude de la tradition chrétienne pour qui ne
veut pas s’en tenir à de simples apparences plus ou moins superficielles.
1 —
La version des Septante et la Vulgate.
2 —
Cette simple remarque au sujet de la transmission orale devrait suffire à
réduire à néant toutes les discussions des « critiques » sur la date prétendue
des Évangiles, et elle suffirait en effet si les défenseurs du Christianisme
n’étaient eux-mêmes plus ou moins affectés par l’esprit antitraditionnel du
monde moderne.
3 —
Cet état de choses n’est pas sans favoriser les attaques des « exégètes » modernistes
; même s’il existait des textes en langue sacrée, cela ne les empêcherait sans
doute pas de discuter en profanes qu’ils sont, mais du moins serait-il alors
plus facile, pour tous ceux qui gardent encore quelque chose de l’esprit
traditionnel, de ne pas se croire obligés de tenir compte de leurs prétentions.
4 —
Cela est particulièrement visible pour les langues sacrées où les caractères
ont une valeur numérique ou proprement hiéroglyphique, qui a souvent une grande
importance à ce point de vue, et dont une traduction quelconque ne laisse
évidemment rien subsister.
Bien entendu, tout cela ne veut nullement dire qu’il n’y ait pas de
raisons pour que le Christianisme ait ce caractère exceptionnel d’être une
tradition sans langue sacrée ; il doit au contraire y en avoir très
certainement, mais il faut reconnaître qu’elles n’apparaissent pas clairement à
première vue, et sans doute faudrait-il, pour parvenir à les dégager, un
travail considérable que nous ne pouvons songer à entreprendre ; du reste,
presque tout ce qui touche aux origines du Christianisme et à ses premiers
temps est malheureusement enveloppé de bien des obscurités.
On pourrait aussi se demander s’il n’y a pas quelque rapport entre ce
caractère et un autre qui n’est guère moins singulier : c’est que le
Christianisme ne possède pas non plus l’équivalent de la partie proprement «
légale » des autres traditions ; cela est tellement vrai que, pour y suppléer,
il a dû adapter à son usage l’ancien droit romain, en y faisant d’ailleurs des
adjonctions, mais qui, pour lui être propres, n’ont pas davantage leur source
dans les Écritures mêmes (5).
En rapprochant ces deux faits d’une part, et en se souvenant d’autre
part que, comme nous l’avons fait remarquer en d’autres occasions, certains
rites chrétiens apparaissent en quelque sorte comme une « extériorisation » de
rites initiatiques, on pourrait même se demander si le Christianisme originel
n’était pas en réalité quelque chose de très différent de tout ce qu’on en peut
penser actuellement ; sinon quant à la doctrine elle-même (6), du moins quant
aux fins en vue desquelles il était constitué (7).
Nous n’avons voulu ici, pour notre part, que poser simplement ces
questions, auxquelles nous ne prétendrons certes pas donner une réponse ; mais,
étant donné l’intérêt qu’elles présentent manifestement sous plus d’un rapport,
il serait fort à souhaiter que quelqu’un qui aurait à sa disposition le temps
et les moyens de faire les recherches nécessaires à cet égard puisse, un jour
ou l’autre, apporter là-dessus quelques éclaircissements.
5 —
On pourrait dire, en se servant d’un terme emprunté à la tradition islamique,
que le Christianisme n’a pas de shariyah ;
cela est d’autant plus remarquable que, dans la filiation traditionnelle qu’on
peut appeler « abrahamique », il se situe entre le Judaïsme et l’Islamisme, qui
ont au contraire l’un et l’autre une shariyah fort développée.
6 —
Ou, peut-être faudrait-il plutôt dire, à la partie de la doctrine qui est
demeurée généralement connue jusqu’à nos jours ; celle-là n’a certainement pas
changé, mais il se peut qu’en outre il y ait eu d’autres enseignements, et
certaines allusions des Pères de l’Église ne semblent même guère pouvoir se
comprendre autrement ; les efforts faits par les modernes pour amoindrir la
portée de ces allusions ne prouvent en somme que les limitations de leur propre
mentalité.
7 —
L’étude de ces questions amènerait aussi à soulever celle des rapports du
Christianisme primitif avec l’Essénianisme, qui est d’ailleurs assez mal connu,
mais dont on sait tout au moins qu’il constituait une organisation ésotérique
rattachée au Judaïsme ; on a dit là-dessus bien des choses fantaisistes, mais
c’est encore là un point qui mériterait d’être examiné sérieusement.
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