Cette étude n'a été incluse dans aucun des recueils posthumes de l'œuvre de R. Guénon : le travail fut écrit en 1921 pour La Revue de Philosophie, mais il n'y fut pas publié, ayant paru finalement dans les Etudes Traditionnelles (nos 429 a 431, Janvier-Juin 1972) par M. Vâlsan, grâce à l'amabilité de l'aîné des fils de l'auteur.
Caïn et Abel |
- « L’influence de l’élément sentimental porte évidemment atteinte à la pureté intellectuelle de la doctrine, et elle marque en somme, il faut bien le dire, une déchéance par rapport à la pensée métaphysique (...).On peut dire que le point de vue moral et le point de vue religieux lui-même supposent essentiellement une certaine sentimentalité, qui est en effet développée surtout chez les Occidentaux, au détriment de l’intellectualité. »
M. Lasbax, disions-nous plus haut, n’a point le mépris du passé : non
seulement il invoque volontiers, à l’appui de ses vues, les antiques traditions
cosmogoniques de l’Orient, mais encore il lui arrive d’admettre la légitimité
de spéculations dont il est de mode de ne parler que pour les tourner en
dérision.
C’est ainsi que, faisant allusion à la solidarité qui unit toutes les
parties de l’Univers et aux rapports de l’humanité avec les astres, il déclare
nettement que l’influence de ceux-ci sur celle-là est « si réelle que certains
sociologues n’ont pas craint de créer, tant pour les sociétés animales que pour
les sociétés humaines, une théorie exclusivement cosmogonique des migrations
aussi bien que des phénomènes sociaux les plus complexes, rejoignant au terme
suprême de la positivité les conceptions astrologiques que Comte attribuait
dédaigneusement à la période métaphysique de sa loi des trois états » (p. 348).
Cela est tout à fait vrai, et c’est un exemple de ces rapprochements dont nous
avons indiqué l’existence ; mais il y a un certain mérite et même un certain
courage à dire des choses, alors que tant d’autres, qui doivent pourtant savoir
ce qu’il en est, gardent à ce sujet un silence obstiné.
D’ailleurs, ce qui est
vrai pour l’astrologie l’est aussi pour bien d’autres choses, et notamment pour
l’alchimie ; nous sommes même surpris que M. Lasbax n’ait jamais fait mention
de cette dernière, car il se trouve précisément que ses conceptions nous ont
souvent fait penser à quelques théories des hermétistes du moyen âge ; mais il
ne cite dans cet ordre d’idées que Paracelse et Van Helmont, et encore sur des
points très spéciaux, se référant exclusivement à la physiologie, et sans
paraître se douter de leur rattachement à une doctrine beaucoup plus générale.
Il faut renoncer à la conception courante d’après laquelle
l’astrologie et l’alchimie n’auraient été que des stades inférieurs et
rudimentaires de l’astronomie et de la chimie ; ces spéculations avaient en
réalité une tout autre portée, elles n’étaient pas du même ordre que les
sciences modernes avec lesquelles elles semblent présenter quelques rapports
plus ou moins superficiels, et elles étaient avant tout des théories
cosmologiques.
Seulement, il faut bien dire que, si ces théories sont
totalement incomprises de ceux qui les dénoncent comme vaines et chimériques,
elles ne le sont guère moins de ceux qui, de nos jours, ont prétendu au
contraire les défendre et les reconstituer, mais qui ne voient dans
l’astrologie rien de plus qu’un « art divinatoire », et qui ne sont même pas
capables de faire la distinction, qu’on faisait fort bien autrefois, entre la «
chymie vulgaire » et la « philosophie hermétique ».
Il faut donc, quand on veut
faire des recherches sérieuses sur ces sortes de choses, se méfier grandement
des interprétations proposées par les modernes occultistes, qui, malgré toutes
leurs prétentions, ne sont dépositaires d’aucune tradition, et qui s’efforcent
de suppléer par la fantaisie au savoir réel qui leur fait défaut. Cela dit,
nous ne voyons pas pourquoi on s’abstiendrait de mentionner à l’occasion les
conceptions des hermétistes, au même titre que n’importe quelles autres
conceptions anciennes ; et ce serait même d’autant plus regrettable qu’elles
donnent lieu à des rapprochements particulièrement frappants.
Ainsi pour prendre un exemple, M. Lasbax rappelle que Berzelius «
avait formulé cette hypothèse hardie que l’explication dernière de toute
réaction devait se ramener, en fin de compte, à un dualisme électrochimique :
l’opposition des acides et des bases » (p. 188).
Il eût été intéressant
d’ajouter que cette idée n’appartenait pas en propre à Berzelius et que
celui-ci n’avait fait que retrouver, peut-être à son insu, et en l’exprimant
autrement, une ancienne théorie alchimique ; en effet, l’acide et la base
représentent exactement, dans le domaine de la chimie ordinaire, ce que les
alchimistes appelaient soufre et mercure, et qu’il ne faut pas confondre avec
les corps qui portent communément ces mêmes noms.
Ces deux principes, les mêmes
alchimistes les désignaient encore, sous d’autres points de vue, comme le
soleil et la lune, l’or et l’argent ; et leur langage symbolique en dépit de
son apparente bizarrerie, était plus apte que tout autre à exprimer la
correspondance des multiples dualités qu’ils envisageaient, et dont voici
quelques-unes : « l’agent et le patient, le mâle et la femelle, la forme et la
matière, le fixe et le volatil, le subtil et l’épais » [2].
Bien entendu, il
n’y a pas d’identité entre toutes ces dualités, mais seulement correspondance
et analogie, et l’emploi de cette analogie, familier à la pensée ancienne,
fournissait le principe de certaines classifications qui ne sont à aucun degré
assimilables à celles des modernes, et qu’on ne devrait peut-être même pas
appeler proprement des classifications ; nous pensons notamment, à cet égard,
aux innombrables exemples de correspondances qu’on pourrait relever dans les
textes antiques de l’Inde, et surtout dans les Upanishads [3].
Il y a là l’indice d’une façon de penser qui échappe presque entièrement aux
modernes, du moins en Occident : façon de penser essentiellement synthétique,
comme nous l’avons dit, mais nullement systématique, et qui ouvre des
possibilités de conception tout à fait insoupçonnée de ceux qui n’y sont point
habitués.
En ce qui concerne ces dernières remarques, nous pensons être d’accord
avec M. Lasbax, qui se fait des premiers âges de l’humanité terrestre une tout
autre conception que celles qu’on rencontre ordinairement lorsqu’il s’agit de
l’« homme primitif » conception beaucoup plus juste à notre avis, bien que nous
soyons obligés de faire quelques restrictions, d’abord parce qu’il est des
passages qui nous ont rappelé d’un peu trop près certaines théories occultistes
sur les anciennes races humaines, et ensuite en raison du rôle attribué à
l’affectivité dans la pensée antique, préhistorique si l’on veut.
Aussi loin
que nous pouvons remonter sûrement, nous ne trouvons aucune trace de ce rôle
prépondérant ; nous trouverions même plutôt tout le contraire ; mais M. Lasbax
déprécie volontiers l’intelligence au profit du sentiment, et cela,
semble-t-il, pour deux raisons : d’une part l’influence de la philosophie
bergsonienne, et, d’autre part, la préoccupation constante de revenir
finalement au point de vue moral, qui est essentiellement sentimental. Même à
ce dernier point de vue, c’est pourtant aller un peu loin que de voir dans
l’intelligence une sorte de manifestation du principe mauvais ; en tout cas,
c’est se faire une idée beaucoup trop restreinte de l’intelligence que de la
réduire à la seule raison, et c’est pourtant ce que font d’ordinaire les «
anti-intellectualistes ».
Notons à ce propos que c’est dans l’ordre sentimental que les dualités
psychologiques sont le plus apparentes, et que ce sont exclusivement les
dualités de cet ordre que traduit à sa façon la dualité morale du bien et du
mal.
Il est singulier que M. Lasbax ne se soit pas aperçu que l’opposition de
l’égoïsme et de la sympathie équivaut, non point à une opposition entre
intelligence et sentiment, mais bien à une opposition entre deux modalités du
sentiment ; cependant, il insiste à chaque instant sur cette idée que les deux
termes opposés, pour pouvoir entrer en lutte, doivent appartenir à un même
ordre d’existence, ou, comme il le dit, « à un même plan ».
Nous n’aimons pas
beaucoup ce dernier mot, parce que les occultistes en ont usé et abusé, et
aussi parce que l’image qu’il évoque tend à faire concevoir comme une
superposition le rapport des différents degrés de l’existence, alors qu’il y a plutôt
une certaine interpénétration.
Quoi qu’il en soit, nous ne voyons guère, dans
l’ordre intellectuel, qu’une seule dualité à envisager, celle du sujet
connaissant et de l’objet connu ; et encore cette dualité, qu’on ne peut
représenter comme une lutte, ne correspond-elle pour nous qu’à une phase ou à
un moment de la connaissance, loin de lui être absolument essentielle ; nous ne
pouvons insister ici sur ce point, et nous nous bornerons à dire que cette
dualité disparaît comme toutes les autres dans l’ordre métaphysique, qui est le
domaine de la connaissance intellectuelle pure.
Toujours est-il que M. Lasbax,
quand il veut trouver le type de ce qu’il regarde comme la dualité suprême, a
naturellement recours à l’ordre sentimental, identifiant la « volonté bonne » à
l’Amour et la « volonté mauvaise » à la Haine ; ces expressions
anthropomorphiques, ou plus exactement « anthropopathiques », se comprennent
surtout chez un théosophe mystique tel que Jacob Bœhme, pour qui, précisément,
« l’Amour et la Colère sont les deux mystères éternels » ; mais c’est un tort
que de prendre à la lettre ce qui n’est en vérité qu’un symbolisme assez
spécial, d’ailleurs moins intéressant que le symbolisme alchimique dont Bœhme
fait aussi usage en maintes circonstances.
[2] Dom A.-J. Pernéty, Dictionnaire mytho-hermétique (1758), art.
Conjonction, p. 87.
[3] Voir en particulier la Chhândogya Upanishad.
A suivre...
Aucun commentaire:
La publication de nouveaux commentaires n'est pas autorisée.