Table des matières
Chapitre VI. La révolte des Kshatriyas
Chapitre VII. Les usurpations de la royauté et leurs conséquences
Chapitre VIII. Paradis terrestre et paradis céleste
Chapitre IX. La loi immuable
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« Cette attitude des Kshatriyas révoltés
pourrait être caractérisée assez exactement par la désignation de «
luciférianisme », qui ne doit pas être confondu avec le « satanisme », bien
qu’il y ait sans doute entre l’un et l’autre une certaine connexion : le «
luciférianisme » est le refus de reconnaissance d’une autorité supérieure ; le
« satanisme » est le renversement des rapports normaux de l’ordre hiérarchique
; et celui-ci est souvent une conséquence de celui-là, comme Lucifer est devenu
Satan après sa chute. »
Chapitre VI : La révolte des Kshatriyas
Chez presque tous les peuples, à des époques diverses, et de plus en
plus fréquemment à mesure qu’on s’approche de notre temps, les détenteurs du
pouvoir temporel tentèrent, comme nous l’avons dit, de se rendre indépendants
de toute autorité supérieure, prétendant ne tenir leur propre pouvoir que
d’eux-mêmes et séparer complètement le spirituel du temporel, sinon même
soumettre celui-là à celui-ci.
Dans cette « insubordination », au sens étymologique du mot, il y a
des degrés différents, dont les plus accentués sont aussi les plus récents,
comme nous l’avons indiqué dans le chapitre précédent ; les choses ne sont
jamais allées aussi loin en ce sens que dans l’époque moderne, et surtout il ne
semble pas que, antérieurement, les conceptions qui y correspondent sous divers
rapports, se soient jamais incorporées à la mentalité générale comme elles
l’ont fait au cours des derniers siècles.
Nous pourrions reprendre notamment, à ce propos, ce que nous avons
déjà dit ailleurs sur l’« individualisme » considéré comme caractéristique du
monde moderne (70) : la fonction de l’autorité spirituelle est la seule qui se
rapporte à un domaine supra-individuel ; dès lors que cette autorité est
méconnue, il est logique que l’individualisme apparaisse aussitôt, au moins
comme tendance, sinon comme affirmation bien définie (71), puisque toutes les
autres fonctions sociales, à commencer par la fonction « gouvernementale » qui
est celle du pouvoir temporel, sont d’ordre purement humain, et que
l’individualisme est précisément la réduction de la civilisation tout entière
aux seuls éléments humains.
70
La Crise du Monde moderne, ch. V.
71
Cette affirmation, quelque forme qu’elle prenne, n’est d’ailleurs en réalité
qu’une négation plus ou moins dissimulée, la négation de tout principe
supérieur à l’individualité.
Il en est de même pour le « naturalisme », comme nous l’indiquions
plus haut : l’autorité spirituelle, étant liée à la connaissance métaphysique
et transcendante, a seule un caractère véritablement « surnaturel » ; tout le
reste est d’ordre naturel ou « physique », ainsi que nous le faisions remarquer
en ce qui concerne le genre de connaissances qui est principalement, dans une
civilisation traditionnelle, l’apanage des Kshatriyas.
D’ailleurs, individualisme et naturalisme sont assez étroitement
solidaires, car ils ne sont guère, an fond, que deux aspects que prend une
seule et même chose, selon qu’on l’envisage par rapport à l’homme ou par
rapport au monde ; et l’on pourrait constater, d’une façon très générale, que
l’apparition de doctrines « naturalistes » ou antimétaphysiques se produit
lorsque l’élément qui représente le pouvoir temporel prend, dans une
civilisation, la prédominance sur celui qui représente l’autorité spirituelle (72).
72
Un autre fait curieux, que nous ne pouvons que signaler en passant, est le rôle
important que joue le plus souvent un élément féminin, ou représenté
symboliquement comme tel, dans les doctrines des Kshatriyas, qu’il s’agisse
d’ailleurs des doctrines constituées régulièrement pour leur usage ou des
conceptions hétérodoxes qu’eux-mêmes font prévaloir ; il est même à remarquer,
à cet égard, que l’existence d’un sacerdoce féminin, chez certains peuples,
apparaît comme liée à la domination de la caste guerrière. Ce fait peut
s’expliquer, d’une part, par la prépondérance de l’élément « rajassique » et
émotif chez les Kshatriyas, et surtout, d’autre part, par la correspondance du
féminin, dans l’ordre cosmique, avec Prakriti ou la « Nature primordiale »,
principe du « devenir » et de la mutation temporelle.
C’est ce qui arriva dans l’Inde même, lorsque les Kshatriyas, ne se
contentant plus d’occuper le second rang dans la hiérarchie des fonctions
sociales, bien que ce second rang comportât l’exercice de toute la puissance
extérieure et visible, se révoltèrent contre l’autorité des Brâhmanes et
voulurent s’affranchir de toute dépendance à leur égard.
Ici, l’histoire apporte une éclatante confirmation à ce que nous
disions plus haut, que le pouvoir temporel se ruine lui-même en méconnaissant
sa subordination vis-à-vis de l’autorité spirituelle, parce que, comme tout ce
qui appartient au monde du changement, il ne peut se suffire à lui-même, le
changement étant inconcevable et contradictoire sans un principe immuable.
Toute conception qui nie l’immuable, en mettant l’être tout entier
dans le « devenir », enferme en elle-même un élément de contradiction ; une
telle conception est éminemment antimétaphysique, puisque le domaine
métaphysique est précisément celui de l’immuable, de ce qui est au delà de la
nature ou du « devenir » ; et elle poursuit aussi être appelée « temporelle »,
pour indiquer par là que son point de vue est exclusivement celui de la
succession ; il faut d’ailleurs remarquer que l’emploi même de ce mot «
temporel », quand il s’applique au pouvoir qui est ainsi désigné, a pour raison
d’être de signifier que ce pouvoir ne s’étend pas au delà de ce qui est engagé
dans la succession, de ce qui est soumis au changement.
Les modernes théories évolutionnistes », sous leurs diverses formes,
ne sont pas les seuls exemples de cette erreur qui consiste à mettre toute
réalité dans le « devenir », bien qu’elles y aient apporté une nuance spéciale
par l’introduction de la récente idée de « progrès » ; des théories de ce genre
ont existé dès l’antiquité, notamment chez les Grecs, et ce cas fut aussi celui
de certaines formes du Bouddhisme (73), que nous devons d’ailleurs regarder
comme des formes dégénérées ou déviées, bien que, en Occident, on ait pris
l’habitude de les considérer comme représentant le « Bouddhisme originel ».
73
C’est pourquoi les Bouddhistes de ces écoles reçurent l’épithète de
sarvavainâshikas, c’est-à-dire « ceux qui soutiennent la dissolubilité de
toutes choses » ; cette dissolubilité est, en somme, un équivalent de l’«
écoulement universel » enseigné par certains « philosophes physiciens » de la
Grèce.
En réalité, plus on étudie de près ce qu’il est possible de savoir de
celui-ci, plus il apparaît comme différent de l’idée que s’en font généralement
les orientalistes ; notamment, il semble bien établi qu’il ne comportait
aucunement la négation de l’Atmâ ou du « Soi », c’est-à-dire du principe
permanent et immuable de l’être, qui est précisément ce que nous avons surtout
en vue ici.
Que cette négation ait été introduite ultérieurement dans certaines
écoles du Bouddhisme indien par les Kshatriyas révoltés ou sous leur
inspiration, ou qu’ils aient seulement voulu l’utiliser pour leurs fins
propres, c’est ce que nous ne chercherons pas à décider, car cela importe peu
au fond, et les conséquences sont les mêmes dans tous les cas (74).
On a pu voir en effet, par ce que nous avons exposé, le lien très
direct qui existe entre la négation de tout principe immuable et celle de
l’autorité spirituelle, entre la réduction de toute réalité au « devenir » et
l’affirmation de la suprématie des Kshatriyas ; et il faut ajouter que, en
soumettant l’être tout entier au changement, on le réduit par là même à
l’individu, car ce qui permet de dépasser l’individualité, ce qui est
transcendant par rapport à celle-ci, ce ne peut être que le principe immuable
de l’être ; on voit donc très nettement ici cette solidarité du naturalisme et
de l’individualisme que nous signalions tout à l’heure (75).
74
On ne peut invoquer, contre ce que nous disons ici du Bouddhisme originel et
d’une déviation ultérieure, le fait que Shâkya-Muni lui-même appartenait par sa
naissance à la caste des Kshatriyas, car ce fait peut très légitimement
s’expliquer par les conditions spéciales d’une certaine époque, conditions
résultant des lois cycliques. On peut du reste remarquer, a cet égard, que le
Christ aussi descendait non pas de la tribu sacerdotale de Lévi, mais de la
tribu royale de Juda.
75
On pourrait noter encore que les théories du « devenir » tendent assez
naturellement à un certain « phénoménisme », bien que, d’ailleurs, le «
phénoménisme » au sens le plus strict ne soit, à vrai dire, qu’une chose toute
moderne.
Mais la révolte dépassa son but, et les Kshatriyas ne furent pas
maîtres d’arrêter, au point précis où ils auraient pu en tirer avantage, le
mouvement qu’ils avaient ainsi déclenché ; ce furent les castes les plus
inférieures qui en profitèrent en réalité, et cela se comprend aisément, car,
une fois qu’on s’est engagé sur une telle pente, il est impossible de ne pas la
descendre jusqu’au bout. La négation de l’Atmâ n’était pas la seule qu’on eût
introduite dans le Bouddhisme dévié ; il y avait aussi celle de la distinction
des castes, base de tout l’ordre social traditionnel ; et cette négation,
dirigée tout d’abord contre les Brâhmanes, ne devait pas tarder à se retourner
contre les Kshatriyas eux-mêmes (76).
En effet, dès lors que la hiérarchie est niée dans son principe même,
on ne voit pas comment une caste quelconque pourrait maintenir sa suprématie
sur les autres, ni d’ailleurs au nom de quoi elle prétendrait l’imposer ;
n’importe qui, dans ces conditions, peut estimer qu’il a autant de droits au
pouvoir que tout autre, pour peu qu’il dispose matériellement de la force
nécessaire pour s’en emparer et pour l’exercer en fait ; et, si ce n’est qu’une
simple question de force matérielle, n’est-il pas manifeste que celle-ci doit
se trouver au plus haut degré dans les éléments qui sont à la fois les plus
nombreux et, par leurs fonctions, les plus éloignés de toute préoccupation
touchant, même indirectement, à la spiritualité ?
Par la négation des castes, la porte était donc ouverte à toutes les
usurpations ; aussi les hommes de la dernière caste, les Shûdras, pouvaient
eux-mêmes s’en prévaloir ; en fait, on vit parfois certains d’entre eux
s’emparer de la royauté et, par une sorte de « choc en retour » qui était dans
la logique des événements, déposséder les Kshatriyas du pouvoir qui leur avait
appartenu tout d’abord légitimement, mais dont ils avaient pour ainsi dire
détruit eux-mêmes la légitimité (77).
76
On ne peut dire que le Bouddha lui-même ait nié la distinction des castes, mais
seulement qu’il n’avait pas à en tenir compte, parce que ce qu’il avait
réellement en vue était la constitution d’un ordre monastique, à l’intérieur
duquel cette distinction ne s’appliquait pas ; c’est seulement quand on
prétendit étendre cette absence de distinction à la société extérieure qu’elle
se transforma en une véritable négation.
77
Un gouvernement dans lequel des hommes de caste inférieure s’attribuent le
titre et les fonctions de la royauté est ce que les anciens Grecs appelaient «
tyrannie » ; le sens primitif de ce mot est, comme on le voit, assez éloigné de
celui qu’il a pris chez les modernes, qui l’emploient plutôt comme un synonyme
de « despotisme ».
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