mardi 4 juin 2019

Guénon : LA RÉVOLTE DES KSHATRIYAS


Texte extrait du livre de René Guénon "Autorité spirituelle et pouvoir temporel".



Table des matières

Chapitre I.         Autorité et hiérarchie
Chapitre II.        Fonctions du sacerdoce et de la royauté
Chapitre III.      Connaissance et action
Chapitre VI.      La révolte des Kshatriyas
Chapitre VII.     Les usurpations de la royauté et leurs conséquences
Chapitre VIII.    Paradis terrestre et paradis céleste
Chapitre IX.      La loi immuable

Il est disponible en pdf ici :

Et vous pouvez également l’acheter sur le site :


« Cette attitude des Kshatriyas révoltés pourrait être caractérisée assez exactement par la désignation de « luciférianisme », qui ne doit pas être confondu avec le « satanisme », bien qu’il y ait sans doute entre l’un et l’autre une certaine connexion : le « luciférianisme » est le refus de reconnaissance d’une autorité supérieure ; le « satanisme » est le renversement des rapports normaux de l’ordre hiérarchique ; et celui-ci est souvent une conséquence de celui-là, comme Lucifer est devenu Satan après sa chute. »



Chapitre VI : La révolte des Kshatriyas 


Chez presque tous les peuples, à des époques diverses, et de plus en plus fréquemment à mesure qu’on s’approche de notre temps, les détenteurs du pouvoir temporel tentèrent, comme nous l’avons dit, de se rendre indépendants de toute autorité supérieure, prétendant ne tenir leur propre pouvoir que d’eux-mêmes et séparer complètement le spirituel du temporel, sinon même soumettre celui-là à celui-ci.

Dans cette « insubordination », au sens étymologique du mot, il y a des degrés différents, dont les plus accentués sont aussi les plus récents, comme nous l’avons indiqué dans le chapitre précédent ; les choses ne sont jamais allées aussi loin en ce sens que dans l’époque moderne, et surtout il ne semble pas que, antérieurement, les conceptions qui y correspondent sous divers rapports, se soient jamais incorporées à la mentalité générale comme elles l’ont fait au cours des derniers siècles.
Nous pourrions reprendre notamment, à ce propos, ce que nous avons déjà dit ailleurs sur l’« individualisme » considéré comme caractéristique du monde moderne (70) : la fonction de l’autorité spirituelle est la seule qui se rapporte à un domaine supra-individuel ; dès lors que cette autorité est méconnue, il est logique que l’individualisme apparaisse aussitôt, au moins comme tendance, sinon comme affirmation bien définie (71), puisque toutes les autres fonctions sociales, à commencer par la fonction « gouvernementale » qui est celle du pouvoir temporel, sont d’ordre purement humain, et que l’individualisme est précisément la réduction de la civilisation tout entière aux seuls éléments humains.

70 La Crise du Monde moderne, ch. V.
71 Cette affirmation, quelque forme qu’elle prenne, n’est d’ailleurs en réalité qu’une négation plus ou moins dissimulée, la négation de tout principe supérieur à l’individualité.

Il en est de même pour le « naturalisme », comme nous l’indiquions plus haut : l’autorité spirituelle, étant liée à la connaissance métaphysique et transcendante, a seule un caractère véritablement « surnaturel » ; tout le reste est d’ordre naturel ou « physique », ainsi que nous le faisions remarquer en ce qui concerne le genre de connaissances qui est principalement, dans une civilisation traditionnelle, l’apanage des Kshatriyas.


D’ailleurs, individualisme et naturalisme sont assez étroitement solidaires, car ils ne sont guère, an fond, que deux aspects que prend une seule et même chose, selon qu’on l’envisage par rapport à l’homme ou par rapport au monde ; et l’on pourrait constater, d’une façon très générale, que l’apparition de doctrines « naturalistes » ou antimétaphysiques se produit lorsque l’élément qui représente le pouvoir temporel prend, dans une civilisation, la prédominance sur celui qui représente l’autorité spirituelle (72).

72 Un autre fait curieux, que nous ne pouvons que signaler en passant, est le rôle important que joue le plus souvent un élément féminin, ou représenté symboliquement comme tel, dans les doctrines des Kshatriyas, qu’il s’agisse d’ailleurs des doctrines constituées régulièrement pour leur usage ou des conceptions hétérodoxes qu’eux-mêmes font prévaloir ; il est même à remarquer, à cet égard, que l’existence d’un sacerdoce féminin, chez certains peuples, apparaît comme liée à la domination de la caste guerrière. Ce fait peut s’expliquer, d’une part, par la prépondérance de l’élément « rajassique » et émotif chez les Kshatriyas, et surtout, d’autre part, par la correspondance du féminin, dans l’ordre cosmique, avec Prakriti ou la « Nature primordiale », principe du « devenir » et de la mutation temporelle.

C’est ce qui arriva dans l’Inde même, lorsque les Kshatriyas, ne se contentant plus d’occuper le second rang dans la hiérarchie des fonctions sociales, bien que ce second rang comportât l’exercice de toute la puissance extérieure et visible, se révoltèrent contre l’autorité des Brâhmanes et voulurent s’affranchir de toute dépendance à leur égard.

Ici, l’histoire apporte une éclatante confirmation à ce que nous disions plus haut, que le pouvoir temporel se ruine lui-même en méconnaissant sa subordination vis-à-vis de l’autorité spirituelle, parce que, comme tout ce qui appartient au monde du changement, il ne peut se suffire à lui-même, le changement étant inconcevable et contradictoire sans un principe immuable.

Toute conception qui nie l’immuable, en mettant l’être tout entier dans le « devenir », enferme en elle-même un élément de contradiction ; une telle conception est éminemment antimétaphysique, puisque le domaine métaphysique est précisément celui de l’immuable, de ce qui est au delà de la nature ou du « devenir » ; et elle poursuit aussi être appelée « temporelle », pour indiquer par là que son point de vue est exclusivement celui de la succession ; il faut d’ailleurs remarquer que l’emploi même de ce mot « temporel », quand il s’applique au pouvoir qui est ainsi désigné, a pour raison d’être de signifier que ce pouvoir ne s’étend pas au delà de ce qui est engagé dans la succession, de ce qui est soumis au changement.

Les modernes théories évolutionnistes », sous leurs diverses formes, ne sont pas les seuls exemples de cette erreur qui consiste à mettre toute réalité dans le « devenir », bien qu’elles y aient apporté une nuance spéciale par l’introduction de la récente idée de « progrès » ; des théories de ce genre ont existé dès l’antiquité, notamment chez les Grecs, et ce cas fut aussi celui de certaines formes du Bouddhisme (73), que nous devons d’ailleurs regarder comme des formes dégénérées ou déviées, bien que, en Occident, on ait pris l’habitude de les considérer comme représentant le « Bouddhisme originel ».

73 C’est pourquoi les Bouddhistes de ces écoles reçurent l’épithète de sarvavainâshikas, c’est-à-dire « ceux qui soutiennent la dissolubilité de toutes choses » ; cette dissolubilité est, en somme, un équivalent de l’« écoulement universel » enseigné par certains « philosophes physiciens » de la Grèce.

En réalité, plus on étudie de près ce qu’il est possible de savoir de celui-ci, plus il apparaît comme différent de l’idée que s’en font généralement les orientalistes ; notamment, il semble bien établi qu’il ne comportait aucunement la négation de l’Atmâ ou du « Soi », c’est-à-dire du principe permanent et immuable de l’être, qui est précisément ce que nous avons surtout en vue ici.
Que cette négation ait été introduite ultérieurement dans certaines écoles du Bouddhisme indien par les Kshatriyas révoltés ou sous leur inspiration, ou qu’ils aient seulement voulu l’utiliser pour leurs fins propres, c’est ce que nous ne chercherons pas à décider, car cela importe peu au fond, et les conséquences sont les mêmes dans tous les cas (74).


On a pu voir en effet, par ce que nous avons exposé, le lien très direct qui existe entre la négation de tout principe immuable et celle de l’autorité spirituelle, entre la réduction de toute réalité au « devenir » et l’affirmation de la suprématie des Kshatriyas ; et il faut ajouter que, en soumettant l’être tout entier au changement, on le réduit par là même à l’individu, car ce qui permet de dépasser l’individualité, ce qui est transcendant par rapport à celle-ci, ce ne peut être que le principe immuable de l’être ; on voit donc très nettement ici cette solidarité du naturalisme et de l’individualisme que nous signalions tout à l’heure (75).

74 On ne peut invoquer, contre ce que nous disons ici du Bouddhisme originel et d’une déviation ultérieure, le fait que Shâkya-Muni lui-même appartenait par sa naissance à la caste des Kshatriyas, car ce fait peut très légitimement s’expliquer par les conditions spéciales d’une certaine époque, conditions résultant des lois cycliques. On peut du reste remarquer, a cet égard, que le Christ aussi descendait non pas de la tribu sacerdotale de Lévi, mais de la tribu royale de Juda.
75 On pourrait noter encore que les théories du « devenir » tendent assez naturellement à un certain « phénoménisme », bien que, d’ailleurs, le « phénoménisme » au sens le plus strict ne soit, à vrai dire, qu’une chose toute moderne.

Mais la révolte dépassa son but, et les Kshatriyas ne furent pas maîtres d’arrêter, au point précis où ils auraient pu en tirer avantage, le mouvement qu’ils avaient ainsi déclenché ; ce furent les castes les plus inférieures qui en profitèrent en réalité, et cela se comprend aisément, car, une fois qu’on s’est engagé sur une telle pente, il est impossible de ne pas la descendre jusqu’au bout. La négation de l’Atmâ n’était pas la seule qu’on eût introduite dans le Bouddhisme dévié ; il y avait aussi celle de la distinction des castes, base de tout l’ordre social traditionnel ; et cette négation, dirigée tout d’abord contre les Brâhmanes, ne devait pas tarder à se retourner contre les Kshatriyas eux-mêmes (76).

En effet, dès lors que la hiérarchie est niée dans son principe même, on ne voit pas comment une caste quelconque pourrait maintenir sa suprématie sur les autres, ni d’ailleurs au nom de quoi elle prétendrait l’imposer ; n’importe qui, dans ces conditions, peut estimer qu’il a autant de droits au pouvoir que tout autre, pour peu qu’il dispose matériellement de la force nécessaire pour s’en emparer et pour l’exercer en fait ; et, si ce n’est qu’une simple question de force matérielle, n’est-il pas manifeste que celle-ci doit se trouver au plus haut degré dans les éléments qui sont à la fois les plus nombreux et, par leurs fonctions, les plus éloignés de toute préoccupation touchant, même indirectement, à la spiritualité ?



Par la négation des castes, la porte était donc ouverte à toutes les usurpations ; aussi les hommes de la dernière caste, les Shûdras, pouvaient eux-mêmes s’en prévaloir ; en fait, on vit parfois certains d’entre eux s’emparer de la royauté et, par une sorte de « choc en retour » qui était dans la logique des événements, déposséder les Kshatriyas du pouvoir qui leur avait appartenu tout d’abord légitimement, mais dont ils avaient pour ainsi dire détruit eux-mêmes la légitimité (77).

76 On ne peut dire que le Bouddha lui-même ait nié la distinction des castes, mais seulement qu’il n’avait pas à en tenir compte, parce que ce qu’il avait réellement en vue était la constitution d’un ordre monastique, à l’intérieur duquel cette distinction ne s’appliquait pas ; c’est seulement quand on prétendit étendre cette absence de distinction à la société extérieure qu’elle se transforma en une véritable négation.
77 Un gouvernement dans lequel des hommes de caste inférieure s’attribuent le titre et les fonctions de la royauté est ce que les anciens Grecs appelaient « tyrannie » ; le sens primitif de ce mot est, comme on le voit, assez éloigné de celui qu’il a pris chez les modernes, qui l’emploient plutôt comme un synonyme de « despotisme ».





Aucun commentaire: