L’ouvrage de René Guénon "Autorité spirituelle et pouvoir temporel", que je vous propose de découvrir, se présentera comme suit :
Table des matières
Chapitre VII. Les usurpations de la royauté et leurs conséquences
Chapitre VIII. Paradis terrestre et paradis céleste
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De Philippe le Bel à la Révolution : le renversement de l’ordre
traditionnel
L'article est un peu long mais il explique parfaitement comment
l'ordre naturel de la société a pu être inversé pour aboutir à notre époque
moderne...
Tout est fomenté depuis fort longtemps, par petites touches
imperceptibles ; c'est avec le recul et un regard traditionnel qu'on peut
s'apercevoir de ce qui se jouait vraiment.... mais désormais, il est trop tard,
le mal est fait, et l'inversion des principes consommée.
Au moins pour un temps....
On dit parfois que l’histoire se répète, ce qui est faux, car il ne
peut y avoir dans l’univers deux êtres ni deux événements qui soient
rigoureusement semblables entre eux sous tous les rapports ; s’ils l’étaient,
ils ne seraient plus deux, mais, coïncidant en tout, ils se confondraient
purement et simplement, de sorte que ce ne serait qu’un seul et même être ou un
seul et même événement (1).
La répétition de possibilités identiques implique d’ailleurs une
supposition contradictoire, celle d’une limitation de la possibilité
universelle et totale, et, comme nous l’avons expliqué ailleurs avec tous les
développements nécessaires (2), c’est là ce qui permet de réfuter des théories
comme celles de la « réincarnation » et du « retour éternel ». Mais une autre
opinion qui n’est pas moins fausse est celle qui, à l’extrême opposé de
celle-là, consiste à prétendre que les faits historiques sont entièrement
dissemblables, qu’il n’y a rien de commun entre eux ; la vérité est qu’il y a
toujours à la fois des différences sous certains rapports et des ressemblances
sous d’autres rapports, et que, comme il y a des genres d’êtres dans la nature,
il y a également, dans ce domaine aussi bien que dans tous les autres, des
genres de faits ; en d’autres termes, il y a des faits qui sont, dans des
circonstances diverses, des manifestations ou des expressions d’une même loi.
C’est pourquoi l’on rencontre parfois des situations comparables, et
qui, si l’on néglige les différences pour ne retenir que les points de
similitude, peuvent donner l’illusion d’une répétition ; en réalité, il n’y a
jamais identité entre des périodes différentes de l’histoire, mais il y a correspondance
et analogie, là comme entre les cycles cosmiques ou entre les états multiples
d’un être ; et, comme différents êtres peuvent passer par des phases
comparables, sous la réserve des modalités qui sont propres à la nature de
chacun d’eux, il en est de même pour les peuples et pour les civilisations.
1
C’est là ce que Leibnitz a appelé le « principe des indiscernables » ; comme
nous avons déjà eu l’occasion de l’indiquer, Leibnitz, contrairement aux autres
philosophes modernes, possédait quelques données traditionnelles, fragmentaires
d’ailleurs et insuffisantes pour lui permettre de s’affranchir de certaines
limitations.
2
L’Erreur spirite, 2e partie, ch. VI.
Ainsi, comme nous l’avons signalé plus haut, il y a, malgré de très
grandes différences, une analogie incontestable, et qu’on n’a peut-être jamais
assez remarquée, entre l’organisation sociale de l’Inde et celle du moyen âge
occidental ; entre les castes de l’une et les classes de l’autre, il n’y a
qu’une correspondance, non une identité, mais cette correspondance n’en est pas
moins fort importante, parce qu’elle peut servir à montrer, avec une
particulière netteté, que toutes les institutions présentant un caractère
véritablement traditionnel reposent sur les mêmes fondements naturels et ne
diffèrent en somme que par une adaptation nécessaire à des circonstances
diverses de temps et de lieu.
Il faut bien remarquer, d’ailleurs, que nous n’entendons nullement
suggérer par là l’idée d’un emprunt que l’Europe, à cette époque, aurait fait
directement à l’Inde, ce qui serait assez peu vraisemblable ; nous disons
seulement qu’il y a là deux applications d’un même principe, et, au fond, cela
seul importe, du moins au point de vue où nous nous plaçons présentement. Nous
réservons donc la question d’une origine commune, qu’on ne pourrait assurément
trouver, en tous cas, qu’en remontant fort loin dans le passé ; cette question
se rattacherait à celle de la filiation des différentes formes traditionnelles
à partir de la grande tradition primordiale, et c’est là, on le comprendra sans
peine, quelque chose d’extrêmement complexe.
Si nous signalons cependant cette possibilité, c’est parce que nous ne
pensons pas que, en fait, des similitudes aussi précises puissent s’expliquer
d’une façon entièrement satisfaisante en dehors d’une transmission régulière et
effective, et aussi parce que nous rencontrons au moyen âge beaucoup d’autres
indices concordants, qui montrent assez clairement qu’il y avait encore en
Occident un lien conscient, au moins pour quelques-uns, avec le véritable «
centre du monde », source unique de toutes les traditions orthodoxes, alors
que, par contre, nous ne voyons plus rien de tel à l’époque moderne.
En Europe, nous trouvons aussi, dès le moyen âge, l’analogue de la
révolte des Kshatriyas ; nous le trouvons même plus particulièrement en France,
où, à partir de Philippe le Bel, qui doit être considéré comme un des
principaux auteurs de la déviation caractéristique de l’époque moderne, la
royauté travailla presque constamment à se rendre indépendante de l’autorité
spirituelle, tout en conservant cependant, par un singulier illogisme, la
marque extérieure de sa dépendance originelle, puisque, comme nous l’avons
expliqué, le sacre des rois n’était pas autre chose.
Les « légistes » de Philippe
le Bel sont déjà, bien avant les « humanistes » de la Renaissance, les
véritables précurseurs du « laïcisme » actuel ; et c’est à cette époque,
c’est-à-dire au début du XIVe siècle, qu’il faut faire remonter en réalité la
rupture du monde occidental avec sa propre tradition. Pour des raisons qu’il
serait trop long d’exposer ici, et que nous avons d’ailleurs indiquées dans
d’autres études (3), nous pensons que le point de départ de cette rupture fut
marqué très nettement par la destruction de l’Ordre du Temple ; nous
rappellerons seulement que celui-ci constituait comme un lien entre l’Orient et
l’Occident, et que, en Occident même, il était, par son double caractère
religieux et guerrier, une sorte de trait d’union entre le spirituel et le
temporel, si même ce double caractère ne doit être interprété comme le signe
d’une relation plus directe avec la source commune des deux pouvoirs (4).
3
Voir notamment L’Ésotérisme de Dante.
4
Voir à ce sujet notre étude sur Saint Bernard ; nous y avons signalé que les
deux caractères du moine et du chevalier se trouvaient réunis en saint Bernard,
auteur de la règle de l’Ordre du Temple, qualifié par lui de « milice de Dieu
», et par là s’explique le rôle, qu’il eut à jouer constamment, de conciliateur
et d’arbitre entre le pouvoir religieux et le pouvoir politique.
On sera peut-être tenté d’objecter que cette destruction, si elle fut
voulue par le roi de France, fut du moins réalisée d’accord avec la Papauté ;
la vérité est qu’elle fut imposée à la Papauté, ce qui est tout différent ; et
c’est ainsi que, renversant les rapports normaux, le pouvoir temporel commença
dès lors à se servir de l’autorité spirituelle pour ses fins de domination
politique. On dira sans doute encore que le fait que cette autorité spirituelle
se laissa ainsi subjuguer prouve qu’elle n’était déjà plus ce qu’elle aurait dû
être, et que ses représentants n’avaient plus la pleine conscience de son
caractère transcendant ; cela est vrai, et c’est d’ailleurs ce qui explique et
justifie, à cette époque même, les invectives parfois violentes de Dante à leur
égard ; mais il n’en reste pas moins que, vis-à-vis du pouvoir temporel,
c’était malgré tout l’autorité spirituelle, et que c’est d’elle qu’il tenait sa
légitimité.
Les représentants du pouvoir temporel ne sont pas, comme tels,
qualifiés pour reconnaître si l’autorité spirituelle correspondant à la forme
traditionnelle dont ils relèvent possède ou non la plénitude de sa réalité
effective ; ils en sont même incapables par définition, puisque leur compétence
est limitée à un domaine inférieur ; quelle que soit cette autorité, s’ils
méconnaissent leur subordination à son égard, ils compromettent par là même
leur légitimité.
Il faut donc avoir bien soin de distinguer la question de ce que peut
être une autorité spirituelle en elle-même, à tel ou tel moment de son
existence, et celle de ses rapports avec le pouvoir temporel ; la seconde est
indépendante de la première, qui ne regarde que ceux qui exercent des fonctions
d’ordre sacerdotal ou qui seraient normalement qualifiés pour les exercer ; et,
même si cette autorité, par la faute de ses représentants, avait entièrement
perdu l’« esprit » de sa doctrine, la seule conservation du dépôt de la «
lettre » et des formes extérieures dans lesquelles cette doctrine est contenue
en quelque façon continuerait encore à lui assurer la puissance nécessaire et
suffisante pour exercer valablement sa suprématie sur le temporel (5), car
cette suprématie est attachée à l’essence même de l’autorité spirituelle et lui
appartient tant qu’elle subsiste régulièrement, si diminuée qu’elle puisse être
en elle-même, la moindre parcelle de spiritualité étant encore incomparablement
supérieure à tout ce qui relève de l’ordre temporel.
Il résulte de là que,
tandis que l’autorité spirituelle peut et doit toujours contrôler le pouvoir
temporel, elle-même ne peut être contrôlée par rien d’autre, du moins
extérieurement (6) ; si choquante qu’une telle affirmation puisse paraître aux
yeux de la plupart de nos contemporains, nous n’hésitons pas à déclarer que ce
n’est là que l’expression d’une vérité indéniable (7).
5 Ce
cas est comparable à celui d’un homme qui aurait reçu en héritage une cassette
fermée contenant un trésor, et qui, ne pouvant l’ouvrir, ignorerait la vraie
nature de celui-ci ; cet homme n’en serait pas moins l’authentique possesseur
du trésor ; la perte de la clef ne lui en enlèverait pas la propriété, et, si
certaines prérogatives extérieures étaient attachées à cette propriété, il
conserverait toujours le droit de les exercer ; mais, d’autre part, il est
évident que, en ce qui le concerne personnellement, il ne pourrait, dans ces
conditions, avoir effectivement la pleine jouissance de son trésor.
6
Cette réserve concerne le principe suprême du spirituel et du temporel, qui est
au delà de toutes les formes particulières, et dont les représentants directs
ont évidemment le droit de contrôle sur l’un et l’autre domaine ; mais l’action
de ce principe suprême, dans l’état actuel du monde, ne s’exerce pas
visiblement, de telle sorte qu’on peut dire que toute autorité spirituelle
apparaît au dehors comme suprême, même si elle est seulement ce que nous avons
appelé plus haut une autorité spirituelle relative, et même si, dans ce cas,
elle a perdu la clef de la forme traditionnelle dont elle est chargée d’assurer
la conservation.
7 Il
en est de même de l’« infaillibilité pontificale », dont la proclamation a
soulevé tant de protestations dues simplement à l’incompréhension moderne,
incompréhension qui, d’ailleurs, rendait son affirmation explicite et
solennelle d’autant plus indispensable : un représentant authentique d’une
doctrine traditionnelle est nécessairement infaillible quand il parle au nom de
cette doctrine ; et il faut bien se rendre compte que cette infaillibilité est
ainsi attachée, non à l’individualité, mais à la fonction. C’est ainsi que,
dans l’Islam, tout mufti est infaillible en tant qu’interprète autorisé de la
shariyah, c’est-à-dire de la législation basée essentiellement sur la religion,
quoique sa compétence ne s’étende pas à un ordre plus intérieur ; les Orientaux
pourraient donc s’étonner, non pas que le Pape soit infaillible dans son
domaine, ce qui ne saurait faire pour eux la moindre difficulté, mais bien
plutôt qu’il soit seul à l’être dans tout l’Occident.
Mais revenons à Philippe le Bel, qui nous fournit un exemple
particulièrement typique pour ce que nous nous proposons d’expliquer ici : il
est à remarquer que Dante attribue comme mobile à ses actions la « cupidité »
(8), qui est un vice, non de Kshatriya, mais de Vaishya ; on pourrait dire que
les Kshatriyas, dès qu’ils se mettent en état de révolte, se dégradent en
quelque sorte et perdent leur caractère propre pour prendre celui d’une caste
inférieure.
On pourrait même ajouter que cette dégradation doit inévitablement
accompagner la perte de la légitimité : si les Kshatriyas sont, par leur faute,
déchus de leur droit normal à l’exercice du pouvoir temporel, c’est qu’ils ne
sont pas de vrais Kshatriyas, nous voulons dire que leur nature n’est plus
telle qu’elle les rende aptes à remplir ce qui était leur fonction propre.
Si le roi ne se contente plus d’être le premier des Kshatriyas,
c’est-à-dire le chef de la noblesse, et de jouer le rôle « régulateur » qui lui
appartient à ce titre, il perd ce qui fait sa raison d’être essentielle, et, en
même temps, il se met en opposition avec cette noblesse dont il n’était que
l’émanation et comme l’expression la plus achevée.
C’est ainsi que nous voyons la royauté, pour « centraliser » et
absorber en elle les pouvoirs qui appartiennent collectivement à la noblesse
tout entière, entrer en lutte avec celle-ci et travailler avec acharnement à la
destruction de la féodalité, dont pourtant elle était issue ; elle ne pouvait
d’ailleurs le faire qu’en s’appuyant sur le tiers-état, qui correspond aux
Vaishyas ; et c’est pourquoi nous voyons aussi, à partir de Philippe le Bel
précisément, les rois de France s’entourer presque constamment de bourgeois,
surtout ceux qui, comme Louis XI et Louis XIV, ont poussé le plus loin le
travail de « centralisation », dont la bourgeoisie devait du reste recueillir
ensuite le bénéfice lorsqu’elle s’empara du pouvoir par la Révolution. La «
centralisation » temporelle est d’ailleurs généralement la marque d’une
opposition vis-à-vis de l’autorité spirituelle, dont les gouvernements
s’efforcent de neutraliser ainsi l’influence pour y substituer la leur ; c’est
pourquoi la forme féodale, qui est celle où les Kshatriyas peuvent exercer le
plus complètement leurs fonctions normales, est en même temps celle qui paraît
convenir le mieux à l’organisation régulière des civilisations traditionnelles,
comme l’était celle du moyen âge.
8
C’est par là que s’explique, non seulement la destruction de l’Ordre du Temple,
mais aussi, plus visiblement encore, ce qu’on a appelé l’altération des
monnaies, et ces deux faits sont peut-être liés plus étroitement qu’on ne
pourrait le supposer à première vue ; en tous cas, si les contemporains de
Philippe le Bel lui firent un crime de cette altération, il faut en conclure
que, en changeant de sa propre initiative le titre de la monnaie, il dépassait
les droits reconnus au pouvoir royal. Il y a là une indication qui est à
retenir, car cette question de la monnaie avait, dans l’antiquité et au moyen
âge, des aspects tout à fait ignorés des modernes, qui s’en tiennent au simple
point de vue « économique » ; c’est ainsi qu’on a remarqué que, chez les
Celtes, les symboles figurant sur les monnaies ne peuvent s’expliquer que si on
les rapporte à des connaissances doctrinales qui étaient propres aux Druides,
ce qui implique une intervention directe de ceux-ci dans ce domaine ; et ce
contrôle de l’autorité spirituelle a dû se perpétuer jusque vers la fin du
moyen âge.
L’époque moderne, qui est celle de la rupture avec la tradition,
pourrait, sous le rapport politique, être caractérisée par la substitution du
système national au système féodal ; et c’est au XIVe siècle que les «
nationalités » commencèrent à se constituer, par ce travail de « centralisation
» dont nous venons de parler. On a raison de dire que la formation de la «
nation française », en particulier, fut l’œuvre des rois ; mais ceux-ci, par là
même, préparaient sans le savoir leur propre ruine (9) ; et, si la France fut
le premier pays d’Europe où la royauté fut abolie, c’est parce que c’est en
France que la « nationalisation » avait eu son point de départ.
D’ailleurs, il est à peine besoin de rappeler combien la Révolution
fut farouchement « nationaliste » et « centralisatrice », et aussi quel usage
proprement révolutionnaire fut fait, durant tout le cours du XIXe siècle, du
soi-disant « principe des nationalités » (10) ; il y a donc une assez
singulière contradiction dans le « nationalisme » qu’affichent aujourd’hui
certains adversaires déclarés de la Révolution et de son œuvre.
Mais le point le plus intéressant pour nous présentement est celui-ci
: la formation des « nationalités » est essentiellement un des épisodes de la
lutte du temporel contre le spirituel ; et, si l’on veut aller au fond des
choses, on peut dire que c’est précisément pour cela qu’elle fut fatale à la
royauté, qui, alors même qu’elle semblait réaliser toutes ses ambitions, ne
faisait que courir à sa perte (11).
Il est une sorte d’unification politique, donc tout extérieure, qui
implique la méconnaissance, sinon la négation, des principes spirituels qui
seuls peuvent faire l’unité véritable et profonde d’une civilisation, et les «
nationalités » en sont un exemple.
Au moyen âge, il y avait, pour tout l’Occident, une unité réelle,
fondée sur des bases d’ordre proprement traditionnel, qui était celle de la «
Chrétienté » ; lorsque furent formées ces unités secondaires, d’ordre purement
politique, c’est-à-dire temporel et non plus spirituel, que sont les nations,
cette grande unité de l’Occident fut irrémédiablement brisée, et l’existence
effective de la « Chrétienté » prit fin. Les nations, qui ne sont que les
fragments dispersés de l’ancienne « Chrétienté », les fausses unités
substituées à l’unité véritable par la volonté de domination du pouvoir
temporel, ne pouvaient vivre, par les conditions mêmes de leur constitution,
qu’en s’opposant les unes aux autres, en luttant sans cesse entre elles sur
tous les terrains (12) ; l’esprit est unité, la matière est multiplicité et
division, et plus on s’éloigne de la spiritualité, plus les antagonismes
s’accentuent et s’amplifient.
Personne ne pourra contester que les guerres féodales, étroitement
localisées, et d’ailleurs soumises à une règlementation restrictive émanant de
l’autorité spirituelle, n’étaient rien en comparaison des guerres nationales,
qui ont abouti, avec la Révolution et l’Empire, aux « nations armées » (13), et
que nous avons vues prendre de nos jours de nouveaux développements fort peu
rassurants pour l’avenir.
9 À
la lutte de la royauté contre la noblesse féodale, on peut appliquer
strictement cette parole de l’Évangile : « Toute maison divisée contre
elle-même périra ».
10
Il y a lieu de remarquer que ce « principe des nationalités » fut surtout
exploité contre la Papauté et contre l’Autriche, qui représentait le dernier
reste du Saint-Empire.
11
Là où la royauté a pu se maintenir en devenant « constitutionnelle », elle
n’est plus que l’ombre d’elle-même et n’a guère qu’une existence nominale et «
représentative », comme l’exprime la formule connue d’après laquelle « le roi
règne, mais ne gouverne pas » ; ce n’est véritablement qu’une caricature de
l’ancienne royauté.
12
C’est pourquoi l’idée d’une « société des nations » ne peut être qu’une utopie
sans portée réelle ; la forme nationale répugne essentiellement à la
connaissance d’une unité quelconque supérieure à la sienne propre ; d’ailleurs,
dans les conceptions qui se font jour actuellement, il ne s’agirait évidemment
que d’une unité d’ordre exclusivement temporel, donc d’autant plus inefficace,
et qui ne pourrait jamais être qu’une parodie de la véritable unité.
13
Comme nous l’avons fait remarquer ailleurs (La Crise du Monde moderne, pp.
104-105), en obligeant tous les hommes indistinctement à prendre part aux
guerres modernes, on méconnaît entièrement la distinction essentielle des
fonctions sociales ; c’est là, du reste, une conséquence logique de l’«
égalitarisme ».
D’autre part, la constitution des « nationalités » rendit possibles de
véritables tentatives d’asservissement du spirituel au temporel, impliquant un
renversement complet des rapports hiérarchiques entre les deux pouvoirs ; cet
asservissement trouve son expression la plus définie dans l’idée d’une Église «
nationale », c’est-à-dire subordonnée à l’État et enfermée dans les limites de
celui-ci ; et le terme même de « religion d’État », sous son apparence
volontairement équivoque, ne signifie rien d’autre au fond : c’est la religion
dont le gouvernement temporel se sert comme d’un moyen pour assurer sa
domination ; c’est la religion réduite à n’être plus qu’un simple facteur de
l’ordre social (14).
Cette idée d’Église « nationale » vit le jour tout d’abord dans les
pays protestants, ou, pour mieux dire, c’est peut-être surtout pour la réaliser
que le Protestantisme fut suscité, car il semble bien que Luther n’ait guère
été, politiquement tout au moins, qu’un instrument des ambitions de certains
princes allemands, et il est fort probable que, sans cela, même si sa révolte
contre Rome s’était produite, les conséquences en auraient été tout aussi
négligeables que celles de beaucoup d’autres dissidences individuelles qui ne
furent que des incidents sans lendemain.
La Réforme est le symptôme le plus apparent de la rupture de l’unité
spirituelle de la « Chrétienté », mais ce n’est pas elle qui commença, suivant
l’expression de Joseph de Maistre, à « déchirer la robe sans couture » ; cette
rupture était alors un fait accompli depuis longtemps déjà, puisque, comme nous
l’avons dit, son début remonte en réalité deux siècles plus tôt ; et l’on
pourrait faire une remarque analogue au sujet de la Renaissance, qui, par une
coïncidence où il n’y a rien de fortuit, se produisit à peu près en même temps
que la Réforme, et seulement alors que les connaissances traditionnelles du
moyen âge étaient presque entièrement perdues.
Le Protestantisme fut donc plutôt, à cet égard, un aboutissement qu’un
point de départ ; mais, s’il fut surtout, en réalité, l’œuvre des princes et
des souverains, qui l’utilisèrent tout d’abord à des fins politiques, ses
tendances individualistes ne devaient pas tarder à se retourner contre ceux-ci,
car elles préparaient directement la voie aux conceptions démocratiques et
égalitaires de l’époque actuelle (15).
Pour revenir à ce qui concerne
l’asservissement de la religion à l’État, sous la forme que nous venons
d’indiquer, ce serait d’ailleurs une erreur de croire qu’on n’en trouverait pas
d’exemples en dehors du Protestantisme (16) : si le schisme anglican d’Henri
VIII est la réussite la plus complète dans la constitution d’une Église «
nationale », le gallicanisme lui-même, tel que Louis XIV a pu le concevoir,
n’était pas autre chose au fond ; si cette tentative avait abouti, le
rattachement à Rome aurait sans doute subsisté en théorie, mais, pratiquement,
les effets en auraient été complètement annulés par l’interposition du pouvoir
politique, et la situation n’aurait pas été sensiblement différente en France
de ce qu’elle pourrait être en Angleterre si les tendances de la fraction «
ritualiste » de l’Église anglicane arrivaient à prévaloir définitivement (17).
14
Cette conception peut d’ailleurs se réaliser sous d’autres formes que celle
d’une Église « nationale » proprement dite ; on en a un exemple des plus
frappants dans un régime comme celui du « Concordat » napoléonien, transformant
les prêtres en fonctionnaires de l’État, ce qui est une véritable monstruosité.
15
Il y a lieu de noter que le Protestantisme supprime le clergé, et que s’il
prétend maintenir l’autorité de la Bible, il la ruine en fait par le « libre
examen ».
16
Nous n’envisageons pas ici le cas de la Russie, qui est quelque peu spécial et
devrait donner lieu à des distinctions qui compliqueraient assez inutilement
notre exposé ; il n’en est pas moins vrai que là aussi, on trouve la « religion
d’État » au sens que nous avons défini ; mais les ordres monastiques ont pu du
moins échapper dans une certaine mesure à la subordination du spirituel au
temporel, tandis que, dans les pays protestants, leur suppression a rendu cette
subordination aussi complète que possible
17
On remarquera du reste qu’il y a, entre les deux dénominations d’« anglicanisme
» et de « gallicanisme », une étroite similitude, qui correspond bien à la
réalité.
Le Protestantisme, sous ses différentes formes, a poussé les choses à
l’extrême ; mais ce n’est pas seulement dans les pays où il s’établit que la
royauté détruisit son propre « droit divin », c’est-à-dire l’unique fondement
réel de sa légitimité, et, en même temps, l’unique garantie de sa stabilité ;
d’après ce qui vient d’être exposé, la royauté française, sans aller jusqu’à
une rupture aussi manifeste avec l’autorité spirituelle, avait en somme, par
d’autres moyens plus détournés, agi exactement de la même façon, et même il
semble bien qu’elle avait été la première à s’engager dans cette voie ; ceux de
ses partisans qui lui en font une sorte de gloire ne paraissent guère se rendre
compte des conséquences que cette attitude a entraînées et qu’elle ne pouvait
pas ne pas entraîner. La vérité est que c’est la royauté qui, par là, ouvrit
inconsciemment le chemin à la Révolution, et que celle-ci, en la détruisant, ne
fit qu’aller plus loin dans le sens du désordre où elle-même avait commencé à
s’engager.
En fait, partout dans le monde occidental, la bourgeoisie est parvenue
à s’emparer du pouvoir, auquel la royauté l’avait tout d’abord fait participer
indûment ; peu importe d’ailleurs qu’elle ait alors aboli la royauté comme en
France, ou qu’elle l’ait laissée subsister nominalement comme en Angleterre ou
ailleurs ; le résultat est le même dans tous les cas, et c’est le triomphe de
l’« économique », sa suprématie proclamée ouvertement.
Mais, à mesure qu’on s’enfonce dans la matérialité, l’instabilité
s’accroît, les changements se produisent de plus en plus rapidement ; aussi le
règne de la bourgeoisie ne pourra-t-il avoir qu’une assez courte durée, en
comparaison de celle du régime auquel il a succédé ; et, comme l’usurpation
appelle l’usurpation, après les Vaishyas, ce sont maintenant les Shûdras qui, à
leur tour, aspirent à la domination : c’est là, très exactement, la
signification du bolchevisme.
Nous ne voulons, à cet égard, formuler aucune prévision, mais il ne
serait sans doute pas bien difficile de tirer, de ce qui précède, certaines
conséquences pour l’avenir : si les éléments sociaux les plus inférieurs
accèdent au pouvoir d’une façon ou d’une autre, leur règne sera
vraisemblablement le plus bref de tous, et il marquera la dernière phase d’un
certain cycle historique, puisqu’il n’est pas possible de descendre plus bas ;
si même un tel événement n’a pas une portée plus générale, il est donc à
supposer qu’il sera tout au moins, pour l’Occident, la fin de la période
moderne.
Un historien qui s’appuierait sur les données que nous avons indiquées
pourrait sans doute développer ces considérations presque indéfiniment, en
recherchant des faits plus particuliers qui feraient encore ressortir, d’une
façon très précise, ce que nous avons voulu montrer principalement ici (18) :
cette responsabilité trop peu connue du pouvoir royal à l’origine de tout le
désordre moderne, cette première déviation, dans les rapports du spirituel et
du temporel, qui devait inévitablement entraîner toutes les autres.
Quant à
nous, ce ne peut être là notre rôle ; nous avons voulu donner seulement des
exemples destinés à éclairer un exposé synthétique ; nous devons donc nous en
tenir aux grandes lignes de l’histoire, et nous borner aux indications
essentielles qui se dégagent de la suite même des événements.
18
Il pourrait être intéressant, par exemple, d’étudier spécialement à ce point de
vue le rôle de Richelieu, qui s’acharna à détruire les derniers vestiges de la
féodalité, et qui, tout en combattant les Protestants à l’intérieur, s’allia à
eux à l’extérieur contre ce qui pouvait encore subsister du Saint-Empire,
c’est-à-dire contre les survivances de l’ancienne « Chrétienté ».
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