samedi 23 juin 2018

La Crise du Monde moderne, chapitre 5 – partie 2


L’individualisme (texte intégral) 

"Religiosité" et Protestantisme



Partie 1  ICI




C’est sur cette rupture avec la tradition que nous devons encore insister, puisque c’est d’elle qu’est né le monde moderne, dont tous les caractères propres pourraient être résumés en un seul, l’opposition à l’esprit traditionnel ; et la négation de la tradition, c’est encore l’individualisme. Ceci, du reste, est en parfait accord avec ce qui précède, puisque, comme nous l’avons expliqué, c’est l’intuition intellectuelle et la doctrine métaphysique pure qui sont au principe de toute civilisation traditionnelle ; dès lors qu’on nie le principe, on en nie aussi toutes les conséquences, au moins implicitement, et ainsi tout l’ensemble de ce qui mérite vraiment le nom de tradition se trouve détruit par là même. Nous avons vu déjà ce qui s’est produit à cet égard en ce qui concerne les sciences ; nous n’y reviendrons donc pas, et nous envisagerons un autre côté de la question, où les manifestations de l’esprit anti traditionnel sont peut-être encore plus immédiatement visibles, parce qu’il s’agit ici de changements qui ont affecté directement la masse occidentale elle-même. En effet, les « sciences traditionnelles » du moyen âge étaient réservées à une élite plus ou moins restreinte, et certaines d’entre elles étaient même l’apanage exclusif d’écoles très fermées, constituant un « ésotérisme » au sens le plus strict du mot ; mais, d’autre part, il y avait aussi, dans la tradition, quelque chose qui était commun à tous indistinctement, et c’est de cette partie extérieure que nous voulons parler maintenant.

La tradition occidentale était alors, extérieurement, une tradition de forme spécifiquement religieuse, représentée par le Catholicisme ; c’est donc dans le domaine religieux que nous allons avoir à envisager la révolte contre l’esprit traditionnel, révolte qui, lorsqu’elle a pris une forme définie, s’est appelée le Protestantisme ; et il est facile de se rendre compte que c’est bien là une manifestation de l’individualisme, à tel point qu’on pourrait dire que ce n’est rien d’autre que l’individualisme lui-même considéré dans son application à la religion. Ce qui fait le Protestantisme, comme ce qui fait le monde moderne, ce n’est qu’une négation, cette négation des principes qui est l’essence même de l’individualisme ; et l’on peut voir là encore un des exemples les plus frappants de l’état d’anarchie et de dissolution qui en est la conséquence.

Qui dit individualisme dit nécessairement refus d’admettre une autorité supérieure à l’individu, aussi bien qu’une faculté de connaissance supérieure à la raison individuelle ; les deux choses sont inséparables l’une de l’autre. Par conséquent, l’esprit moderne devait rejeter toute autorité spirituelle au vrai sens du mot, prenant sa source dans l’ordre supra-humain, et toute organisation traditionnelle, qui se base essentiellement sur une telle autorité, quelle que soit d’ailleurs la forme qu’elle revête, forme qui diffère naturellement suivant les civilisations.

C’est ce qui arriva en effet : à l’autorité de l’organisation qualifiée pour interpréter légitimement la tradition religieuse de l’Occident, le Protestantisme prétendit substituer ce qu’il appela le « libre examen », c’est-à-dire l’interprétation laissée à l’arbitraire de chacun, même des ignorants et des incompétents, et fondée uniquement sur l’exercice de la raison humaine. C’était donc, dans le domaine religieux, l’analogue de ce qu’allait être le « rationalisme » en philosophie ; c’était la porte ouverte à toutes les discussions, à toutes les divergences, à toutes les déviations ; et le résultat fut ce qu’il devait être : la dispersion en une multitude toujours croissante de sectes, dont chacune ne représente que l’opinion particulière de quelques individus.
Comme il était, dans ces conditions, impossible de s’entendre sur la doctrine, celle-ci passa vite au second plan, et c’est le côté secondaire de la religion, nous voulons dire la morale, qui prit la première place : de là cette dégénérescence en « moralisme » qui est si sensible dans le Protestantisme actuel. Il s’est produit là un phénomène parallèle à celui que nous avons signalé à l’égard de la philosophie ; la dissolution doctrinale, la disparition des éléments intellectuels de la religion, entraînait cette conséquence inévitable : partant du « rationalisme », on devait tomber au « sentimentalisme », et c’est dans les pays anglo-saxons qu’on en pourrait trouver les exemples les plus frappants.

Ce dont il s’agit alors, ce n’est plus de religion, même amoindrie et déformée, c’est tout simplement de « religiosité », c’est-à-dire de vagues aspirations sentimentales qui ne se justifient par aucune connaissance réelle ; et à ce dernier stade correspondent des théories comme celle de l’« expérience religieuse » de William James, qui va jusqu’à voir dans le « subconscient » le moyen pour l’homme d’entrer en communication avec le divin. Ici, les derniers produits de la déchéance religieuse fusionnent avec ceux de la déchéance philosophique : l’« expérience religieuse » s’incorpore au « pragmatisme », au nom duquel on préconise l’idée d’un Dieu limité comme plus « avantageuse » que celle du Dieu infini, parce qu’on peut éprouver pour lui des sentiments comparables à ceux qu’on éprouve à l’égard d’un homme supérieur ; et, en même temps, par l’appel au « subconscient », on en arrive à rejoindre le spiritisme et toutes les « pseudo-religions » caractéristiques de notre époque, que nous avons étudiées dans d’autres ouvrages.

D’un autre côté, la morale protestante, éliminant de plus en plus toute base doctrinale, finit par dégénérer en ce qu’on appelle la « morale laïque », qui compte parmi ses partisans les représentants de toutes les variétés du « Protestantisme libéral », aussi bien que les adversaires déclarés de toute idée religieuse ; au fond, chez les uns et les autres, ce sont les mêmes tendances qui prédominent, et la seule différence est que tous ne vont pas aussi loin dans le développement logique de tout ce qui s’y trouve impliqué. En effet, la religion étant proprement une forme de la tradition, l’esprit anti traditionnel ne peut être qu’antireligieux ; il commence par dénaturer la religion, et, quand il le peut, il finit par la supprimer entièrement.



Le Protestantisme est illogique en ce que, tout en s’efforçant d’« humaniser » la religion, il laisse encore subsister malgré tout, au moins en théorie, un élément supra-humain, qui est la révélation ; il n’ose pas pousser la négation jusqu’au bout, mais, en livrant cette révélation à toutes les discussions qui sont la conséquence d’interprétations purement humaines, il la réduit en fait à n’être bientôt plus rien ; et, quand on voit des gens qui, tout en persistant à se dire « chrétiens », n’admettent même plus la divinité du Christ, il est permis de penser que ceux-là, sans s’en douter peut-être, sont beaucoup plus près de la négation complète que du véritable Christianisme. 
De semblables contradictions, d’ailleurs, ne doivent pas étonner outre mesure, car elles sont, dans tous les domaines, un des symptômes de notre époque de désordre et de confusion, de même que la division incessante du Protestantisme n’est qu’une des nombreuses manifestations de cette dispersion dans la multiplicité qui, comme nous l’avons dit, se retrouve partout dans la vie et la science modernes.
D’autre part, il est naturel que le Protestantisme, avec l’esprit de négation qui l’anime, ait donné naissance à cette « critique » dissolvante qui, dans les mains des prétendus « historiens des religions », est devenue une arme de combat contre toute religion, et qu’ainsi, tout en prétendant ne reconnaître d’autre autorité que celle des Livres sacrés, il ait contribué pour une large part à la destruction de cette même autorité, c’est-à-dire du minimum de tradition qu’il conservait encore ; la révolte contre l’esprit traditionnel, une fois commencée, ne pouvait s’arrêter à mi-chemin.

On pourrait faire ici une objection : n’aurait-il pas été possible que, tout en se séparant de l’organisation catholique, le Protestantisme, par là même qu’il admettait cependant les Livres sacrés, gardât la doctrine traditionnelle qui y est contenue ? C’est l’introduction du « libre examen » qui s’oppose absolument à une telle hypothèse, puisqu’elle permet toutes les fantaisies individuelles ; la conservation de la doctrine suppose d’ailleurs un enseignement traditionnel organisé, par lequel se maintient l’interprétation orthodoxe, et, en fait, cet enseignement, dans le monde occidental, s’identifiait au Catholicisme. Sans doute, il peut y avoir, dans d’autres civilisations, des organisations de formes très différentes de celle-là pour remplir la fonction correspondante ; mais c’est de la civilisation occidentale, avec ses conditions particulières, qu’il s’agit ici.
On ne peut donc pas faire valoir que, par exemple, il n’existe dans l’Inde aucune institution comparable à la Papauté ; le cas est tout différent, d’abord parce qu’on n’a pas affaire à une tradition de forme religieuse au sens occidental de ce mot, de sorte que les moyens par lesquels elle se conserve et se transmet ne peuvent pas être les mêmes, et ensuite parce que, l’esprit hindou étant tout autre que l’esprit européen, la tradition peut avoir par elle-même, dans le premier cas, une puissance qu’elle ne saurait avoir dans le second sans l’appui d’une organisation beaucoup plus strictement définie dans sa constitution extérieure.

Nous avons déjà dit que la tradition occidentale, depuis le Christianisme, devait nécessairement être revêtue d’une forme religieuse ; il serait trop long d’en expliquer ici toutes les raisons, qui ne peuvent être pleinement comprises sans faire appel à des considérations assez complexes ; mais c’est là un état de fait dont on ne peut se refuser à tenir compte (1), et, dès lors, il faut aussi admettre toutes les conséquences qui en résultent en ce qui concerne l’organisation appropriée à une semblable forme traditionnelle.

D’autre part, il est bien certain, comme nous l’indiquions aussi plus haut, que c’est dans le Catholicisme seul que s’est maintenu ce qui subsiste encore, malgré tout, d’esprit traditionnel en Occident ; est-ce à dire que, là du moins, on puisse parler d’une conservation intégrale de la tradition, à l’abri de toute atteinte de l’esprit moderne ?
Malheureusement, il ne semble pas qu’il en soit ainsi ; ou, pour parler plus exactement, si le dépôt de la tradition est demeuré intact, ce qui est déjà beaucoup, il est assez douteux que le sens profond en soit encore compris effectivement, même par une élite peu nombreuse, dont l’existence se manifesterait sans doute par une action ou plutôt par une influence que, en fait, nous ne constatons nulle part.
Il s’agit donc plus vraisemblablement de ce que nous appellerions volontiers une conservation à l’état latent, permettant toujours, à ceux qui en seront capables, de retrouver le sens de la tradition, quand bien même ce sens ne serait actuellement conscient pour personne ; et il y a d’ailleurs aussi, épars çà et là dans le monde occidental, en dehors du domaine religieux, beaucoup de signes ou de symboles qui proviennent d’anciennes doctrines traditionnelles, et que l’on conserve sans les comprendre. Dans de pareils cas, un contact avec l’esprit traditionnel pleinement vivant est nécessaire pour réveiller ce qui est ainsi plongé dans une sorte de sommeil, pour restaurer la compréhension perdue ; et, redisons-le encore une fois, c’est en cela surtout que l’Occident aura besoin du secours de l’Orient s’il veut revenir à la conscience de sa propre tradition.

1 Cet état doit d’ailleurs se maintenir, suivant la parole évangélique, jusqu’à la « consommation du siècle », c’est-à-dire jusqu’à la fin du cycle actuel.

A suivre....



4 commentaires:

  1. Religiosité, c'est ce que j'ai constaté en suivant des "pub", ce matin avec ce site Holyart qui commercialise des "objets de culte" qui ne devraient être délivrés que par des gens préparés et dans des moments bien précis (liturgie), et, en plus, certains articles sont "en solde" !!!!!

    Quel peut être l'intérêt d'acheter des sachets d'hosties, sachant qu'elle ne peuvent être "habitées" que dans certaines conditions ?

    Ne parlons pas de l'eau de Lourdes, déjà vendue par bidons et bientôt par tonneaux (sans compter les St Vierges lumineuses, ou entourées de lampions qui clignotent...).
    Je n'en ai pas vu sur ce site (de l'eau bénite), se seraient ils "entendus" avec les vendeurs de Lourdes (les uns n'empiètent pas les plate bandes de l'autre et inversement) ?

    Je ne sais pas pour les autres religions, mais le catholicisme s'est fourvoyé avec l'argent.


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    1. Je t'ai aussi répondu succinctement sur Patreon.... ^ ^

      C'est une application de cette spiritualité à rebours et une la parodie grotesque de la véritable religion et des rites qu'elle contient.
      On avait le libre examen protestant maintenant on frôle la libre célébration du culte et mise en pratique des rites à domicile !!! :-(
      De plus, c'est particulièrement dangereux car cela peut favoriser les pratiques de "magie noire".

      La partie 3 de ce chapitre éclaire encore mieux la question de la "religiosité"... ça tombe bien une fois de plus ! :-)

      Je voulais revenir sur une de tes interrogations d'il y a qques temps :

      Tu as raison de croire que certains lieux non fréquentés bénéficient en effet du fait de ne pas être pollués par la masse qui ne véhicule souvent que des choses assez négatives.

      Il est devenu rare de trouver sa place dans ce monde et il est des lieux où corps âme et esprit entre en résonance avec notre Seigneur. Il n'y a qu'en montagne, dans le désert et dans certaines forêts que l'on retrouve un reflet de cette paix profonde (pax profundis).

      C'est cela que recherchent les ermites, les pères du désert et tous les moines qui fuyaient le bruit et le désordre de ce monde. La nature est la seule à encore montrer une forme d'ordre, de hiérarchie et d'harmonie. :-)

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  2. @Lion :

    J'ai retrouvé un extrait que je cherchais sur la nature...

    CA Gilis dans « l’Intégrité islamique » :

    « Ignorant complètement la métaphysique traditionnelle, L’homme ne peut plus contempler Dieu tel qu’Il est, et il a aussi cessé de Le voir en lui-même. La nature est la seule divinité qui lui soit encore accessible. Il se tourne donc vers elle, magnifie la beauté des montagnes et des mers, et cherche, principalement dans le monde animal, la vertu spirituelle qu’il ne trouve plus dans son âme, celle d’être l’adorateur de Dieu. Toutefois, son ignorance l’empêche de reconnaître cette vocation spirituelle de la nature, et de respecter sa qualité divine : tantôt, il l’exploite sans scrupule ; tantôt, il la souille par un « tourisme » profanateur. Après avoir nié le Droit sacré et s’être montré indigne des droits de l’homme, il s’efforce de proclamer aujourd’hui les « droits de la nature », dans une tentative désespérée de la protéger contre les effets de sa propre déchéance. »

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