jeudi 21 juin 2018

La Crise du Monde moderne, chapitre 5 – partie 1



L’individualisme 

(texte intégral)  

Encore une fois, la description de notre monde moderne faite par René Guénon est juste magistrale et irréfutable... 




Partie 1



Ce que nous entendons par « individualisme », c’est la négation de tout principe supérieur à l’individualité, et, par suite, la réduction de la civilisation, dans tous les domaines, aux seuls éléments purement humains ; c’est donc, au fond, la même chose que ce qui a été désigné à l’époque de la Renaissance sous le nom d’« humanisme », comme nous l’avons dit plus haut, et c’est aussi ce qui caractérise proprement ce que nous appelions tout à l’heure le « point de vue profane ». Tout cela, en somme, n’est qu’une seule et même chose sous des désignations diverses ; et nous avons dit encore que cet esprit « profane » se confond avec l’esprit anti traditionnel, en lequel se résument toutes les tendances spécifiquement modernes.
Ce n’est pas, sans doute, que cet esprit soit entièrement nouveau ; il a eu déjà, à d’autres époques, des manifestations plus ou moins accentuées, mais toujours limitées et aberrantes, et qui ne s’étaient jamais étendues à tout l’ensemble d’une civilisation comme elles l’ont fait en Occident au cours de ces derniers siècles.

Ce qui ne s’était jamais vu jusqu’ici, c’est une civilisation édifiée tout entière sur quelque chose de purement négatif, sur ce qu’on pourrait appeler une absence de principe ; c’est là, précisément, ce qui donne au monde moderne son caractère anormal, ce qui en fait une sorte de monstruosité, explicable seulement si on le considère comme correspondant à la fin d’une période cyclique, suivant ce que nous avons expliqué tout d’abord.
C’est donc bien l’individualisme, tel que nous venons de le définir, qui est la cause déterminante de la déchéance actuelle de l’Occident, par là même qu’il est en quelque sorte le moteur du développement exclusif des possibilités les plus inférieures de l’humanité, de celles dont l’expansion n’exige l’intervention d’aucun élément supra-humain, et qui même ne peuvent se déployer complètement qu’en l’absence d’un tel élément, parce qu’elles sont à l’extrême opposé de toute spiritualité et de toute intellectualité vraie.

L’individualisme implique tout d’abord la négation de l’intuition intellectuelle, en tant que celle-ci est essentiellement une faculté supra-individuelle, et de l’ordre de connaissance qui est le domaine propre de cette intuition, c’est-à-dire de la métaphysique entendue dans son véritable sens. C’est pourquoi tout ce que les philosophes modernes désignent sous ce même nom de métaphysique, quand ils admettent quelque chose qu’ils appellent ainsi, n’a absolument rien de commun avec la métaphysique vraie : ce ne sont que constructions rationnelles ou hypothèses imaginatives, donc conceptions tout individuelles, et dont la plus grande partie, d’ailleurs, se rapporte simplement au domaine « physique », c’est-à-dire à la nature.
Même s’il se rencontre là-dedans quelque question qui pourrait être rattachée effectivement à l’ordre métaphysique, la façon dont elle est envisagée et traitée la réduit encore à n’être que de la « pseudo-métaphysique », et rend du reste impossible toute solution réelle et valable ; il semble même que, pour les philosophes, il s’agisse de poser des « problèmes », fussent-ils artificiels et illusoires, bien plus que de les résoudre, ce qui est un des aspects du besoin désordonné de la recherche pour elle-même, c’est-à-dire de l’agitation la plus vaine dans l’ordre mental, aussi bien que dans l’ordre corporel.

Il s’agit aussi, pour ces mêmes philosophes, d’attacher leur nom à un « système », c’est-à-dire à un ensemble de théories strictement borné et délimité, et qui soit bien à eux, qui ne soit rien d’autre que leur œuvre propre ; de là le désir d’être original à tout prix, même si la vérité doit être sacrifiée à cette originalité : mieux vaut, pour la renommée d’un philosophe, inventer une erreur nouvelle que de redire une vérité qui a déjà été exprimée par d’autres.

Cette forme de l’individualisme, à laquelle on doit tant de « systèmes » contradictoires entre eux, quand ils ne le sont pas en eux-mêmes, se rencontre d’ailleurs tout aussi bien chez les savants et les artistes modernes ; mais c’est peut-être chez les philosophes qu’on peut voir le plus nettement l’anarchie intellectuelle qui en est l’inévitable conséquence. Dans une civilisation traditionnelle, il est presque inconcevable qu’un homme prétende revendiquer la propriété d’une idée, et, en tout cas, s’il le fait, il s’enlève par là même tout crédit et toute autorité, car il la réduit ainsi à n’être qu’une sorte de fantaisie sans aucune portée réelle : si une idée est vraie, elle appartient également à tous ceux qui sont capables de la comprendre ; si elle est fausse, il n’y a pas à se faire gloire de l’avoir inventée. Une idée vraie ne peut être « nouvelle », car la vérité n’est pas un produit de l’esprit humain, elle existe indépendamment de nous, et nous avons seulement à la connaître ; en dehors de cette connaissance, il ne peut y avoir que l’erreur ; mais, au fond, les modernes se soucient-ils de la vérité, et savent-ils même encore ce qu’elle est ?

Là aussi, les mots ont perdu leur sens, puisque certains, comme les « pragmatistes » contemporains, vont jusqu’à donner abusivement ce nom de « vérité » à ce qui est tout simplement l’utilité pratique, c’est-à-dire à quelque chose qui est entièrement étranger à l’ordre intellectuel ; c’est, comme aboutissement logique de la déviation moderne, la négation même de la vérité, aussi bien que de l’intelligence dont elle est l’objet propre.
Mais n’anticipons pas davantage, et, sur ce point, faisons seulement remarquer encore que le genre d’individualisme dont il vient d’être question est la source des illusions concernant le rôle des « grands hommes » ou soi-disant tels ; le « génie », entendu au sens « profane », est fort peu de chose en réalité, et il ne saurait en aucune manière suppléer au défaut de véritable connaissance.

Puisque nous avons parlé de la philosophie, nous signalerons encore, sans entrer dans tous les détails, quelques-unes des conséquences de l’individualisme dans ce domaine : la première de toutes fut, par la négation de l’intuition intellectuelle, de mettre la raison au-dessus de tout, de faire de cette faculté purement humaine et relative la partie supérieure de l’intelligence, ou même d’y réduire celle-ci tout entière ; c’est là ce qui constitue le « rationalisme », dont le véritable fondateur fut Descartes.
Cette limitation de l’intelligence n’était d’ailleurs qu’une première étape ; la raison elle-même ne devait pas tarder à être rabaissée de plus en plus à un rôle surtout pratique, à mesure que les applications prendraient le pas sur les sciences qui pouvaient avoir encore un certain caractère spéculatif ; et, déjà, Descartes lui-même était, au fond, beaucoup plus préoccupé de ces applications pratiques que de la science pure.

Mais ce n’est pas tout : l’individualisme entraîne inévitablement le « naturalisme », puisque tout ce qui est au delà de la nature est, par là même, hors de l’atteinte de l’individu comme tel ; « naturalisme » ou négation de la métaphysique, ce n’est d’ailleurs qu’une seule et même chose, et, dès lors que l’intuition intellectuelle est méconnue, il n’y a plus de métaphysique possible ; mais, tandis que certains s’obstinent cependant à bâtir une « pseudo-métaphysique » quelconque, d’autres reconnaissent plus franchement cette impossibilité ; de là le « relativisme » sous toutes ses formes, que ce soit le « criticisme » de Kant ou le « positivisme » d’Auguste Comte ; et, la raison étant elle-même toute relative et ne pouvant s’appliquer valablement qu’à un domaine également relatif, il est bien vrai que le « relativisme » est le seul aboutissement logique du « rationalisme ». 
Celui-ci, du reste, devait arriver par là à se détruire lui-même : « nature » et « devenir », comme nous l’avons noté plus haut, sont en réalité synonymes ; un « naturalisme » conséquent avec lui-même ne peut donc être qu’une de ces « philosophies du devenir » dont nous avons déjà parlé, et dont le type spécifiquement moderne est l’« évolutionnisme » ; mais c’est précisément celui-ci qui devait finalement se retourner contre le « rationalisme », en reprochant à la raison de ne pouvoir s’appliquer adéquatement à ce qui n’est que changement et pure multiplicité, ni enfermer dans ses concepts l’indéfinie complexité des choses sensibles.

Telle est en effet la position prise par cette forme de l’« évolutionnisme » qu’est l’« intuitionnisme » bergsonien, qui, bien entendu, n’est pas moins individualiste et antimétaphysique que le « rationalisme », et qui, s’il critique justement celui-ci, tombe encore plus bas en faisant appel à une faculté proprement infra-rationnelle, à une intuition sensible assez mal définie d’ailleurs, et plus ou moins mêlée d’imagination, d’instinct et de sentiment.

Ce qui est bien significatif, c’est qu’ici il n’est même plus question de « vérité », mais seulement de « réalité », réduite exclusivement au seul ordre sensible, et conçue comme quelque chose d’essentiellement mouvant et instable ; l’intelligence, avec de telles théories, est véritablement réduite à sa partie la plus basse, et la raison elle-même n’est plus admise qu’en tant qu’elle s’applique à façonner la matière pour des usages industriels. 
Après cela, il ne restait plus qu’un pas à faire : c’était la négation totale de l’intelligence et de la connaissance, la substitution de l’« utilité » à la « vérité » ; ce fut le « pragmatisme », auquel nous avons déjà fait allusion tout à l’heure ; et, ici, nous ne sommes même plus dans l’humain pur et simple comme avec le « rationalisme », nous sommes véritablement dans l’infra-humain, avec l’appel au « subconscient » qui marque le renversement complet de toute hiérarchie normale. Voilà, dans ses grandes lignes, la marche que devait fatalement suivre et qu’a effectivement suivie la philosophie « profane » livrée à elle-même, prétendant limiter toute connaissance à son propre horizon ; tant qu’il existait une connaissance supérieure, rien de semblable ne pouvait se produire, car la philosophie était du moins tenue de respecter ce qu’elle ignorait et ne pouvait le nier ; mais, lorsque cette connaissance supérieure eut disparu, sa négation, qui correspondait à l’état de fait, fut bientôt érigée en théorie, et c’est de là que procède toute la philosophie moderne.

Mais c’en est assez sur la philosophie, à laquelle il ne convient pas d’attribuer une importance excessive, quelle que soit la place qu’elle semble tenir dans le monde moderne ; au point de vue où nous nous plaçons, elle est surtout intéressante en ce qu’elle exprime, sous une forme aussi nettement arrêtée que possible, les tendances de tel ou tel moment, bien plutôt qu’elle ne les crée véritablement ; et, si l’on peut dire qu’elle les dirige jusqu’à un certain point, ce n’est que secondairement et après coup.
Ainsi, il est certain que toute la philosophie moderne a son origine chez Descartes ; mais l’influence que celui-ci a exercée sur son époque d’abord, puis sur celles qui suivirent, et qui ne s’est pas limitée aux seuls philosophes, n’aurait pas été possible si ses conceptions n’avaient pas correspondu à des tendances préexistantes, qui étaient en somme celles de la généralité de ses contemporains ; l’esprit moderne s’est retrouvé dans le cartésianisme et, à travers celui-ci, a pris de lui-même une conscience plus claire que celle qu’il avait eue jusque là.
D’ailleurs, dans n’importe quel domaine, un mouvement aussi apparent que l’a été le cartésianisme sous le rapport philosophique est toujours une résultante plutôt qu’un véritable point de départ ; il n’est pas quelque chose de spontané, il est le produit de tout un travail latent et diffus ; si un homme comme Descartes est particulièrement représentatif de la déviation moderne, si l’on peut dire qu’il l’incarne en quelque sorte à un certain point de vue, il n’en est pourtant pas le seul ni le premier responsable, et il faudrait remonter beaucoup plus loin pour trouver les racines de cette déviation.

De même, la Renaissance et la Réforme, qu’on regarde le plus souvent comme les premières grandes manifestations de l’esprit moderne, achevèrent la rupture avec la tradition beaucoup plus qu’elles ne la provoquèrent ; pour nous, le début de cette rupture date du XIVe siècle, et c’est là, et non pas un ou deux siècles plus tard, qu’il faut, en réalité, faire commencer les temps modernes.

A suivre.... 





8 commentaires:

  1. Moderne= mot du XVe siècle) Du latin modernus, dérivé de modus (« mode »).
    Or même le mot a été construit pour justifier un mode de comportement non un dictat eschatologique. Guenon a raison une fois de plus.

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    1. Merci à toi pour me donner l opportunité de regarder au delà.
      Gros gros gros bisous à toi bella

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  2. l'individualité et le rapport à l'autre, toute la problématique humaine.

    Je voulais mettre un commentaire sur le blog de Rorschach, mais elle sied très bien ici, en réponse à ton lien sur cette fameuse fête de la musique.

    les images de cette fêtes, m'ont été communiquée ce matin et je crois que Russia Today a fait un papier dessus. Je suis consternée.

    Mais, à nouveau cette mise en balance devient visible : trop d'individualisme avec son opposé "tout accepter", quand l'équilibre ne parvient pas à se faire, il oscille dans les extrêmes (notre époque n'est plus qu'opposés d'extrêmes).

    Pour que l'équilibre se fasse, cela demande un énorme travail et une vigilance quasi constante (d'où la solution ce la prière perpétuelle qui occupe l'espace de pensé qui pourrait être tenté d'accepter le n'importe quoi de la part des autres, mais aussi de sa propre part).
    D'où aussi le "travail" demandé à l'homme dans la bible, à part la prière perpétuelle, l'activité permet de garder éloignée les pensées subversives, puisque le sujet use son énergie à élaborer quelque chose, plutôt que de la laisser vacante et propice à se promener dans des contrées malsaines (pensées).


    Quand on est trop "tolérant" avec les autres, on l'est trop aussi avec soi (elle transforme en faux positif, le fait que l'on se permet tout ce que l'on veut sans restriction).
    Et l'empathie n'a rien à voir avec la tolérance, même au contraire : on peut sentir la situation d'un autre, tout en sachant, que justement, il faut lui signifier qu'elle est à éviter.

    C'est d'ailleurs avec le temps que l'on s'aperçoit que ces tolérants extrêmes, le sont surtout avec eux même et se révèlent de redoutables despotes (mais ce n'est jamais clairement posé comme les despotes autoritaires. Toujours en demi teinte, conformément à certaines personnalités et la "proie" ou "les proies" ont bien plus de difficulté à s'extraire, même lorsqu'elles s'aperçoivent que "ça ne tourne pas rond").

    Le livre sur la "ponérologie politique" (je l'oublie souvent) fut aussi une grande aide pour comprendre certains mécanismes.




    R.Guénon fait remonter le début de cette ère moderne au 14ème siècle, cela fait un peu moins de 1000 ans après le prophète de l'Islam, qui reste le dernier témoin de la parole divine.

    Les 1000 ans où les anges déchus (satan ? J'ai du mal à faire la différence. Y en a t il une ?) est resté enchaîné ? il a donc, été libéré, vers l'époque qu'indique R.Guénon (mais peut être pas d'un coup ?).

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  3. Juste une rectification, l'article sur la fête de la musique de l' Elysée n'était pas sur Russia today, mais rusinfo (ou le ton à l'encontre de l'Occident, est un peu différent de celui qui a cours sur sputnik) :

    https://rusreinfo.ru/fr/2018/06/si-on-veut-connaitre-un-peuple-il-faut-ecouter-sa-musique-platon/#comment-4649

    Au passage aussi, les migrants sont instrumentalisés, pour servir ce "nouveau monde". S'il fallait une démonstration supplémentaire, là voilà.



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    1. Salut Lion :-)

      Comme prévu, un peu speed ce week end... ^ ^

      Satan/Iblis est un djinn et pas un ange déchu ; son domaine est le monde intermédiaire et il n'a pas accès au niveau spirituel.

      Les pseudos "anges déchus" sont à mettre en rapport avec les moines du mont Hermon, mythe propagé et déformé par le "Livre d'Hénoch"...
      On en avait parlé un peu ici : https://lapieceestjouee.blogspot.com/2017/06/rene-guenon-vers-la-dissolution.html :-)

      Et on en revient à l'Atlantide et à Atlas, géant légendaire.... ;-)

      Pour les 1.000 ans, je crois que cela se réfère à autre chose dans le futur ; les premiers signes n'ont pas eu lieu encore.

      Sur la célébration de la fête de la musique et ses dérives : je dirai juste que la fin de la descente cyclique ne me semble pas très loin.... et c'est tant mieux.

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  4. Merci, je l'ai mise en favori car cette conversation sur la tentation des élus est importante. Je pense aussi que son monde est déjà en place et que les événements qui l'emmèneront ne vont pas tarder.
    Cependant, je me demande si les actions de certains humains (quels qu'ils soient, mais désintéressés) ne peuvent contribuer à repousser ces événements, peut être en priant sans cesse ?


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    1. "S'il n'y avait plus de réels croyants et plus du tout d'initiés, ce monde serait balayé depuis longtemps car ils intercèdent pour l'humanité entière et appellent à la miséricorde divine, par contre quand la coupe sera pleine..."

      C'est une réponse qu'on m'a donnée.... ;-)

      Je complète par autre chose : par rapport à cette Elite (la véritable) dont parle souvent RG, elle est à rapprocher du nombre symbolique des Elus annoncé dans la Bible ; cela est exprimé dans cette note :

      "On pourrait dire que, en raison du mouvement de « descente » cyclique, il doit nécessairement y en avoir de moins en moins [d'élus] ; et il est possible de comprendre par là ce que veut dire l’affirmation traditionnelle d’après laquelle le cycle actuel se terminera lorsque « le nombre des élus sera complété »."

      http://esprit-universel.over-blog.com/article-rene-guenon-sur-la-notion-de-l-elite-79460401.html

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