Tradition et « inconscient », texte de René Guénon publié dans les Études Traditionnelles, juillet-août 1949.
Petite précision en avant-propos :
« Il est à noter, à ce propos, que Freud a placé, en tête de
sa Traumdeutung, cette épigraphe bien significative : « Flectere
si nequeo superos, Acheronta movebo » (Virgile, Enéide, VII, 312).
Traduction : « Si je ne puis fléchir ceux d'en haut, je
franchirai l'Achéron », l’Achéron étant le fleuve des enfers…
Il est préférable de ne pas mélanger « les torchons et
les serviettes » comme on dit prosaïquement.
Le monde moderne se charge déjà bien assez de renverser les
symboles et d’élaborer une spiritualité à rebours sans qu’il y ait besoin de
lui prêter la main. Soyons donc vigilants sur nos lectures et nos associations ! :-)
« Nous avons déjà exposé ailleurs
le rôle de la psychanalyse dans l’œuvre de subversion qui, succédant à la «
solidification » matérialiste du monde, constitue la seconde phase de l’action
anti-traditionnelle caractéristique de l’époque moderne tout entière (1). Il
nous faut encore revenir sur ce sujet, car, depuis quelque temps, nous
constatons que l’offensive psychanalyste va toujours de plus en plus loin, en
ce sens que, s’attaquant directement à la tradition sous prétexte de
l’expliquer, elle tend maintenant à en déformer la notion même de la façon la
plus dangereuse.
À cet égard, il y a lieu de faire une distinction entre des variétés
inégalement « avancées » de la psychanalyse : celle-ci, telle qu’elle avait été
conçue tout d’abord par Freud, se trouvait encore limitée jusqu’à un certain
point par l’attitude matérialiste qu’il entendit toujours garder ; bien
entendu, elle n’en avait pas moins déjà un caractère nettement « satanique »,
mais du moins cela lui interdisait-il de prétendre aborder certains domaines,
ou, même si elle le prétendait cependant, elle n’en atteignait en fait que des
contrefaçons assez grossière, d’où des confusions qu’il était encore
relativement facile de dissiper.
Ainsi, quand Freud parlait de « symbolisme », ce qu’il désignait
abusivement ainsi n’était en réalité qu’un simple produit de l’imagination humaine,
variable d’un individu à l’autre, et n’ayant véritablement rien de commun avec
l’authentique symbolisme traditionnel. Ce n’était là qu’une première étape, et
il était réservé à d’autres psychanalystes de modifier les théories de leur «
maître » dans le sens d’une fausse spiritualité afin de pouvoir, par une
confusion beaucoup plus subtile, les appliquer à une interprétation du
symbolisme traditionnel lui-même.
Ce fut surtout le cas de C.G. Jung, dont les premières tentatives dans
ce domaine datent d’assez longtemps déjà (2) ; il est à remarquer, car cela est
très significatif, que, pour cette interprétation, il partit d’une comparaison
qu’il crut pouvoir établir entre certains symboles et des dessins tracés par
des malades ; et il faut reconnaître qu’en effet ces dessins présentent
parfois, avec les symboles véritables, une sorte de ressemblance « parodique »
qui ne laisse pas d’être plutôt inquiétante quant à la nature de ce qui les
inspire.
1
Voir Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. XXXIV.
2
Voir à ce sujet A. Préau, La Fleur d’or et le Taoïsme sans Tao
Ce qui aggrava beaucoup les choses, c’est que Jung, pour expliquer ce
dont les facteurs purement individuels ne paraissaient pas pouvoir rendre
compte, se trouva amené à formuler l’hypothèse d’un soi-disant « inconscient
collectif », existant d’une certaine façon dans ou sous le psychisme de tous
les individus humains, et auquel il crut pouvoir rapporter à la fois et
indistinctement l’origine des symboles eux-mêmes et celle de leurs caricatures
pathologiques.
Il va de soi que ce terme d’« inconscient » est tout à fait impropre,
et que ce qu’il sert à désigner, dans la mesure où il peut avoir quelque
réalité, relève de ce que les psychologues appellent plus habituellement le «
subconscient », c’est-à-dire l’ensemble des prolongements inférieurs de la
conscience.
Nous avons déjà fait remarquer ailleurs la confusion qui est commise
constamment entre le « subconscient » et le « superconscient » : celui-ci
échappant complètement par sa nature même au domaine sur lequel portent les
investigations des psychologues, ils ne manquent jamais, quand il leur arrive
d’avoir connaissance de quelques-unes de ses manifestations, de les attribuer
au « subconscient ».
C’est précisément cette confusion que nous retrouvons encore ici : que
les productions des malades observés par les psychiatres procèdent du «
subconscient », c’est là une chose qui assurément n’est pas douteuse ; mais,
par contre, tout ce qui est d’ordre traditionnel, et notamment le symbolisme,
ne peut être rapporté qu’au « superconscient », c’est-à-dire à ce par quoi
s’établit une communication avec le supra-humain, tandis que le « subconscient
» tend au contraire vers l’infra-humain.
Il y a donc là une véritable inversion qui est tout à fait
caractéristique du genre d’explication dont il s’agit ; et ce qui lui donne une
apparence de justification, c’est qu’il arrive que, dans des cas comme celui
que nous avons cité, le « subconscient », grâce à son contact avec des
influences psychiques de l’ordre le plus inférieur, « singe » effectivement le
« superconscient » ; c’est là ce qui,
pour ceux qui se laissent prendre à ces contrefaçons et sont incapables d’en
discerner la véritable nature, donne lieu à l’illusion qui aboutit à ce que
nous avons appelé une « spiritualité à rebours ».
Par la théorie de l’« inconscient
collectif », on croit pouvoir expliquer le fait que le symbole est « antérieur
à la pensée individuelle » et qu’il la dépasse ; la véritable question, qu’on
ne semble même pas se poser, serait de savoir dans quelle direction il la
dépasse, si c’est par en bas comme paraîtrait l’indiquer cet appel au prétendu
« inconscient », ou par en haut comme l’affirment au contraire expressément
toutes les doctrines traditionnelles.
Nous avons relevé dans un article
récent une phrase où cette confusion apparaît aussi clairement que possible :
« L’interprétation des symboles… est la porte ouverte sur le Grand
Tout, c’est-à-dire le chemin qui conduit vers la lumière totale à travers le
dédale des bas-fonds obscurs de notre individu. »
Il y a malheureusement bien des chances pour que, en s’égarant dans
ces « bas-fonds obscurs », on arrive à tout autre chose qu’à la « lumière
totale » ; remarquons aussi la dangereuse équivoque du « Grand Tout », qui,
comme la « conscience cosmique » dans laquelle certains aspirent à se fondre,
ne peut être ici rien de plus ni d’autre que le psychisme diffus des régions
les plus inférieures du monde subtil ; et c’est ainsi que l’interprétation
psychanalytique des symboles et leur interprétation traditionnelle conduisent
en réalité à des fins diamétralement opposées.
Il y a lieu de faire encore une autre remarque importante : parmi les
choses très diverses que l’« inconscient collectif » est censé expliquer, il
faut naturellement compter le « folklore », et c’est un des cas où la théorie
peut présenter quelque apparence de vérité.
Pour être plus exact, il faudrait parler là d’une sorte de « mémoire
collective », qui est comme une image ou un reflet, dans le domaine humain, de
cette « mémoire cosmique » qui correspond à un des aspects du symbolisme de la
lune.
Seulement, vouloir conclure de la nature du « folklore » à l’origine
même de la tradition, c’est commettre une erreur toute semblable à celle, si
répandue de nos jours, qui fait considérer comme « primitif » ce qui n’est que
le produit d’une dégénérescence. Il est évident en effet que le « folklore »,
étant essentiellement constitué par des éléments appartenant à des traditions
éteintes, représente inévitablement un état de dégénérescence par rapport à
celle-ci ; mais c’est d’ailleurs le seul moyen par lequel quelque chose peut en
être sauvé.
Il faudrait aussi se demander dans quelles conditions la conservation
de ces éléments a été confiée à la « mémoire collective » ; comme nous avons
déjà eu l’occasion de le dire (3), nous ne pouvons y voir que le résultat d’une
action parfaitement consciente des derniers représentants d’anciennes formes
traditionnelles qui étaient sur le point de disparaître.
Ce qui est bien certain, c’est que la mentalité collective, pour
autant qu’il existe quelque chose qui peut être appelé ainsi, se réduit
proprement à une mémoire, ce qui s’exprime en termes de symbolisme
astrologique, en disant qu’elle est de nature lunaire ; autrement dit, elle
peut remplir une certaine fonction de conservation, en quoi consiste
précisément le « folklore », mais elle est totalement incapable de produire ou
d’élaborer quoi que ce soit, et surtout des choses d’ordre transcendant comme
toute donnée traditionnelle l’est par définition même.
L’interprétation psychanalytique vise en réalité à nier cette
transcendance de la tradition, mais d’une façon nouvelle, pourrait-on dire, et
différente de celles qui avaient eu cours jusque là : il ne s’agit plus, comme
avec le rationalisme sous toutes ses formes, soit d’une négation brutale, soit
d’une ignorance pure et simple de l’existence de tout élément « non-humain ».
On semble au contraire admettre que la tradition a effectivement un
caractère « non-humain », mais en détournant complètement la signification de
ce terme ; c’est ainsi que, à la fin de l’article que nous avons déjà cité plus
haut, nous lisons ceci :
« Nous reviendrons peut-être sur ces interprétations psychanalytiques
de notre trésor spirituel, dont la «constante» à travers temps et civilisations
diverses démontre bien le caractère traditionnel, non humain, si l’on prend le
mot "humain" dans un sens de séparatif, d’individuel. »
C’est peut-être là ce qui montre le mieux quelle est, au fond, la
véritable intention de tout cela, intention qui, d’ailleurs, nous voulons le
croire, n’est pas toujours consciente chez ceux qui écrivent des choses de ce
genre, car il doit être bien entendu que ce qui est en cause à cet égard, ce
n’est pas telle ou telle individualité, fût-ce même celle d’un « chef d’école »
comme Jung, mais l’« inspiration » des plus suspectes dont procèdent ces
interprétations.
3 [Voir ch. IV : Le Saint Graal.]
Il n’est pas besoin d’être allé
bien loin dans l’étude des doctrines traditionnelles pour savoir que, quand il
est question d’un élément «non humain», ce qu’on entend par là, et qui
appartient essentiellement aux états supra-individuels de l’être, n’a
absolument rien à voir avec un facteur « collectif » qui, en lui-même, ne
relève en réalité que du domaine individuel humain, tout aussi bien que ce qui
est qualifié ici de « séparatif », et qui de plus, par son caractère «
subconscient », ne peut en tout cas ouvrir une communication avec d’autres
états que dans la direction de l’infra-humain.
On saisit donc ici, d’une façon immédiate, le procédé de subversion
qui consiste, en s’emparant de certaines notions traditionnelles, à les
retourner en quelque sorte en substituant le « subconscient » au «
superconscient » l’infra-humain au supra-humain.
Cette subversion n’est-elle pas
bien autrement dangereuse encore qu’une simple négation, et pensera-t-on que
nous exagérons en disant qu’elle contribue à préparer la voie à une véritable «
contre-tradition », destinée à servir de véhicule à cette « spiritualité à
rebours », dont, vers la fin du cycle actuel, le « règne de l’antéchrist » doit
marquer le triomphe apparent et passager ? »
Notes de R. Guénon en annexe :
« Une remarque en passant : pourquoi les principaux
représentants des tendances nouvelles, comme Einstein en physique, Bergson en
philosophie, Freud en psychologie, et bien d’autres encore de moindre
importance, sont-ils à peu près tous d’origine juive, sinon parce qu’il y a là
quelques chose qui correspond exactement au côté « maléfique » et
dissolvant du nomadisme dévié, lequel prédomine inévitablement chez les juifs
détachés de leur tradition ? »
Source :
Symboles de la science sacrée, Chapitre 5.
Le livre en pdf :
En complément sur ce sujet :
« Les méfaits de la psychanalyse » :
« La confusion du psychisme et du spirituel » :
Oui, il y a quelques temps, j'étais partie la "bouche en coeur" sur C.Jung, mais, j'avais lu une mise en garde de R.Guénon, et d'ailleurs, je crois que c'était ce texte et en effet, la question du "tri" entre ce qui est insufflé par du sombre ou de la lumière, dans ce qu'il appelle "l'inconscient collectif" m'avait paru flou.
RépondreSupprimerJ'ai l'impression que Jung a voulu ouvrir des brèches et s'est lui même perdu dans des chemins qui ne l'ont peut être pas mené, là, où il pensait.
En effet, ses théories, sont désormais le terreau de ce qui apparaît comme une "nouvelle spiritualité"(et reconnais que je fais partie de ceux qui se "sont faire avoir" durant un temps).
@Lion : J'en ai fait partie aussi à un moment, tu n'es pas seule...
SupprimerL'important c'est que l'on ait "appris" de nos erreurs et qu'on ne s'y soit enlisées ! :-)