mercredi 30 mai 2018

Sur l'incompréhension occidentale de l'institution des castes...


À l’appui de ce que nous avons exposé dans le chapitre précédent, nous ajouterons quelques précisions en ce qui concerne l’institution des castes, d’importance primordiale dans la « loi de Manu », et si profondément incomprise de la généralité des Européens.


Nous poserons tout d’abord cette définition : la caste, que les Hindous désignent indifféremment par l’un ou l’autre des deux mots jâti et varna, est une fonction sociale déterminée par la nature propre de chaque être humain. 


Le mot varna, dans son sens primitif, signifie « couleur », et certains ont voulu trouver là une preuve ou tout au moins un indice du fait supposé que la distinction des castes aurait été fondée à l’origine sur des différences de race ; mais il n’en est rien, car le même mot a, par extension, le sens de « qualité » en général, d’où son emploi analogique pour désigner la nature particulière d’un être, ce qu’on peut appeler son « essence individuelle », et c’est bien là ce qui détermine la caste, sans que la considération de la race ait à intervenir autrement que comme un des éléments qui peuvent influer sur la constitution de la nature individuelle. 

Quant au mot jâti, son sens propre est celui de « naissance », et l’on prétend en conclure que la caste est essentiellement héréditaire, ce qui est encore une erreur : si elle est le plus souvent héréditaire en fait, elle ne l’est point strictement en principe, le rôle de l’hérédité dans la formation de la nature individuelle pouvant être prépondérant dans la majorité des cas, mais n’étant pourtant nullement exclusif ; ceci appelle d’ailleurs quelques explications complémentaires. 

L’être individuel est regardé, dans son ensemble, comme un composé de deux éléments, qui sont appelés respectivement nâma, le nom, et rûpa, la forme ; ces deux éléments sont en somme l’« essence » et la « substance » de l’individualité, ou ce que l’école aristotélicienne appelle « forme » et « matière », ces termes ayant d’ailleurs un sens technique bien différent de leur acception courante ; il faut même remarquer que celui de « forme », au lieu de désigner l’élément que nous nommons ainsi pour traduire le sanskrit rûpa, désigne alors au contraire l’autre élément, celui qui est proprement l’« essence individuelle ». 
Nous devons ajouter que la distinction que nous venons d’indiquer, bien qu’analogue à celle de l’âme et du corps chez les Occidentaux, est loin de lui être rigoureusement équivalente : la forme n’est pas exclusivement la forme corporelle, encore qu’il ne nous soit pas possible d’insister ici sur ce point ; quant au nom, ce qu’il représente est l’ensemble de toutes les qualités ou attributions caractéristiques de l’être considéré. 

Il y a lieu ensuite de faire une autre distinction à l’intérieur de l’« essence individuelle » : nâmika, ce qui se rapporte au nom, dans un sens plus restreint, ou ce que doit exprimer le nom particulier de chaque individu, est l’ensemble des qualités qui appartiennent en propre à celui-ci, sans qu’il les tienne d’autre chose que de lui-même ; gotrika, ce qui appartient à la race ou à la famille, est l’ensemble des qualités que l’être tient de son hérédité. 
On pourrait trouver une représentation analogique de cette seconde distinction dans l’attribution à un individu d’un « prénom », qui lui est spécial, et d’un « nom de famille » ; il y aurait d’ailleurs beaucoup à dire sur la signification originelle des noms et sur ce qu’ils devraient être normalement destinés à exprimer, mais, ces considérations ne rentrant pas dans notre dessein actuel, nous nous bornerons à indiquer que la détermination du nom véritable se confond en principe avec celle de la nature individuelle elle-même. 
La « naissance », au sens du sanskrit jâti, est proprement la résultante des deux éléments nâmika et gotrika : il faut donc y faire la part de l’hérédité, et elle peut être considérable, mais aussi la part de ce par quoi l’individu se distingue de ses parents et des autres membres de sa famille. Il est évident, en effet, qu’il n’y a pas deux êtres qui présentent exactement le même ensemble de qualités, soit physiques, soit psychiques : à côté de ce qui leur est commun, il y a aussi ce qui les différencie ; ceux-là mêmes qui voudraient tout expliquer dans l’individu par l’influence de l’hérédité seraient sans doute fort embarrassés pour appliquer leur théorie à un cas particulier quelconque ; cette influence n’est pas niable, mais il y a d’autres éléments dont il faut tenir compte, comme le fait précisément la théorie que nous venons d’exposer. 

La nature propre de chaque individu comporte nécessairement, dès l’origine, tout l’ensemble des tendances et des dispositions qui se développeront et se manifesteront au cours de son existence, et qui détermineront notamment, puisque c’est ce dont il s’agit plus spécialement ici, son aptitude à telle ou telle fonction sociale. 
La connaissance de la nature individuelle doit donc permettre d’assigner à chaque être humain la fonction qui lui convient en raison de cette nature même, ou, en d’autres termes, la place qu’il doit normalement occuper dans l’organisation sociale. 
On peut concevoir facilement que c’est là le fondement d’une organisation vraiment hiérarchique, c’est-à-dire strictement conforme à la nature des êtres, suivant l’interprétation que nous avons donnée de la notion de dharma ; les erreurs d’application, toujours possibles sans doute, et surtout dans les périodes d’obscuration de la tradition, ne diminuent d’ailleurs en rien la valeur du principe, et l’on peut dire que la négation de celui-ci implique, théoriquement tout au moins, sinon toujours pratiquement, la destruction de toute hiérarchie légitime. 

On voit en même temps combien est absurde l’attitude des Européens qui s’indignent qu’un homme ne puisse passer de sa caste dans une caste supérieure : cela n’impliquerait, en réalité, ni plus ni moins qu’un changement de nature individuelle, c’est-à-dire que cet homme devrait cesser d’être lui-même pour devenir un autre homme, ce qui est une impossibilité manifeste ; ce qu’un être est potentiellement dès sa naissance, il le sera pendant son existence individuelle tout entière. 

La question de savoir pourquoi un être est ce qu’il est et n’est pas un autre être est d’ailleurs de celles qui n’ont pas à se poser ; la vérité est que chacun, selon sa nature propre, est un élément nécessaire de l’harmonie totale et universelle. 
Seulement, il est bien certain que des considérations de ce genre sont complètement étrangères à ceux qui vivent dans des sociétés dont la constitution manque de principe et ne repose sur aucune hiérarchie, comme les sociétés occidentales modernes, où tout homme peut remplir presque indifféremment les fonctions les plus diverses, y compris celles auxquelles il est le moins adapté, et où, de plus, la richesse matérielle tient lieu à peu près exclusivement de toute supériorité effective. 

De ce que nous avons dit sur la signification du dharma, il résulte que la hiérarchie sociale doit reproduire analogiquement, selon ses conditions propres, la constitution de l’« Homme universel » ; nous entendons par là qu’il y a correspondance entre l’ordre cosmique et l’ordre humain, et que cette correspondance, qui se retrouve naturellement dans l’organisation de l’individu, qu’on l’envisage d’ailleurs dans son intégralité ou même simplement dans sa partie corporelle, doit être également réalisée, sous le mode qui lui convient spécialement, dans l’organisation de la société. 
La conception du « corps social », avec des organes et des fonctions comparables à ceux d’un être vivant, est d’ailleurs familière aux sociologues modernes ; mais ceux-ci sont allés beaucoup trop loin en ce sens, oubliant que correspondance et analogie ne veulent point dire assimilation et identité, et que la comparaison légitime entre les deux cas doit laisser subsister une diversité nécessaire dans les modalités d’application respectives ; de plus, ignorant les raisons profondes de l’analogie, ils n’ont jamais pu en tirer aucune conclusion valable quant à l’établissement d’une véritable hiérarchie. 

Ces réserves étant faites, il est évident que les expressions qui pourraient faire croire à une assimilation ne devront être prises que dans un sens purement symbolique, comme le sont aussi les désignations empruntées aux diverses parties de l’individu humain lorsqu’on les applique analogiquement à l’« Homme universel ». 

Ces remarques suffisent pour permettre de comprendre sans difficulté la description symbolique de l’origine des castes, telle qu’elle se rencontre en de nombreux textes, et tout d’abord dans le Purusha-sûkta du Rig-Vêda : 
« De Purusha, le Brâhmana fut la bouche, le Kshatriya les bras, le Vaishya les hanches ; le Shûdra naquit sous ses pieds » (1). 

On trouve ici l’énumération des quatre castes dont la distinction est le fondement de l’ordre social, et qui sont d’ailleurs susceptibles de subdivisions secondaires plus ou moins nombreuses : les Brâhmanas représentent essentiellement l’autorité spirituelle et intellectuelle ; les Kshatriyas, le pouvoir administratif, comportant à la fois les attributions judiciaires et militaires, et dont la fonction royale n’est que le degré le plus élevé ; les Vaishyas, l’ensemble des diverses fonctions économiques au sens le plus étendu de ce mot, comprenant les fonctions agricoles, industrielles, commerciales et financières ; quant aux Shûdras, ils accomplissent tous les travaux nécessaires pour assurer la subsistance purement matérielle de la collectivité. 

Il importe d’ajouter que les Brâhmanas ne sont aucunement des « prêtres » au sens occidental et religieux de ce mot : sans doute, leurs fonctions comportent l’accomplissement des rites de différents ordres, parce qu’ils doivent posséder les connaissances nécessaires pour donner à ces rites toute leur efficacité ; mais elles comportent aussi, et avant tout, la conservation et la transmission régulière de la doctrine traditionnelle ; d’ailleurs, chez la plupart des peuples antiques, la fonction d’enseignement, que figure la bouche dans le symbolisme précédent, était également regardée comme la fonction sacerdotale par excellence, par là même que la civilisation tout entière reposait sur un principe doctrinal.

1 Rig-Vêda, X, 90.


Pour la même raison, les déviations de la doctrine apparaissent généralement comme liées à une subversion de la hiérarchie sociale, comme on pourrait le voir notamment dans le cas des tentatives faites à diverses reprises par les Kshatriyas pour rejeter la suprématie des Brâhmanas, suprématie dont la raison d’être apparaît nettement par tout ce que nous avons dit sur la vraie nature de la civilisation hindoue.
D’autre part, pour compléter les considérations que nous venons d’exposer sommairement, il y aurait lieu de signaler les traces que ces conceptions traditionnelles et primordiales avaient pu laisser dans les institutions anciennes de l’Europe, notamment en ce qui concerne l’investiture du « droit divin » conférée aux rois, dont le rôle était regardé à l’origine, ainsi que l’indique la racine même du mot rex, comme essentiellement régulateur de l’ordre social ; mais nous ne pouvons que noter ces choses en passant, sans y insister autant qu’il conviendrait peut-être pour en faire ressortir tout l’intérêt.

La participation à la tradition n’est pleinement effective que pour les membres des trois premières castes ; c’est ce qu’expriment les diverses désignations qui leur sont exclusivement réservées, comme celles d’ârya, que nous avons déjà mentionnée, et de dwija ou « deux fois né » ; la conception de la « seconde naissance », entendue dans un sens purement spirituel, est d’ailleurs de celles qui sont communes à toutes les doctrines traditionnelles, et le Christianisme lui-même en présente, dans le rite du baptême, l’équivalent en mode religieux.
Pour les Shûdras, leur participation est surtout indirecte et comme virtuelle, car elle ne résulte généralement que de leurs rapports avec les castes supérieures ; du reste, pour reprendre l’analogie du « corps social », leur rôle ne constitue pas proprement une fonction vitale, mais une activité mécanique en quelque sorte, et c’est pourquoi ils sont représentés comme naissant, non pas d’une partie du corps de Purusha ou de l’« Homme universel », mais de la terre qui est sous ses pieds, et qui est l’élément dans lequel s’élabore la nourriture corporelle.
Il existe cependant une autre version suivant laquelle le Shûdra est né des pieds mêmes du Purusha (2) ; mais la contradiction n’est qu’apparente, et il s’agit seulement là en somme de deux points de vue différents, dont le premier fait surtout ressortir la différence importante qui existe entre les trois premières castes et les Shûdras, tandis que le second se rapporte au fait que, malgré cette différence, les Shûdras participent cependant aussi à la tradition.

À propos de cette même représentation, nous devons encore faire remarquer que la distinction des castes est parfois appliquée, par transposition analogique, non seulement à l’ensemble des êtres humains, mais à celui de tous les êtres animés et inanimés que comprend la nature entière, de même qu’il est dit que ces êtres naquirent tous de Purusha : c’est ainsi que le Brâhmana est regardé comme le type des êtres immuables, c’est-à-dire supérieurs au changement, et le Kshatriya comme celui des êtres mobiles ou soumis au changement, parce que leurs fonctions se rapportent respectivement à l’ordre de la contemplation et à celui de l’action.

Cela fait voir assez quelles sont les questions de principe impliquées en tout ceci, et dont la portée dépasse de beaucoup les limites du domaine social, auquel leur application a été envisagée plus particulièrement ici ; ayant ainsi montré ce qu’est cette application dans l’organisation traditionnelle de la civilisation hindoue, nous ne nous arrêterons pas davantage sur l’étude des institutions sociales, qui ne fait pas l’objet principal du présent exposé.

2 Mânava-Dharma-Shâstra (Loi de Manu), 1er adhayâya, shloka 31 ; Vishnu-Purâna (I, 6).


INTRODUCTION GÉNÉRALE À L’ÉTUDE DES DOCTRINES HINDOUES
CHAPITRE VI – Principe de l’institution des castes

1 commentaire:

  1. Ma chérie....ca se passe aussi en Italie sans costumes ni turbans
    Biz à toi Ligeia et gratitude

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