jeudi 17 mai 2018

Michel Vâlsan - Remarques occasionnelles sur Jeanne d'Arc et Charles VII - Partie 2






Voici, provenant de la bouche de Jeanne au Procès, quelques aperçus sur ce milieu, afin de se faire une idée plus appropriée des choses dont nous parlons : 

« Ceux de notre parti connurent bien que la Voix m'avait été envoyée de par Dieu ; la Voix elle-même, ils purent la voir et la connaître ; cela je le sais, j'en suis sûre. Le Roi et bien d'autres avec lui purent entendre et voir la Voix qui s'en venait à moi. Il y avait là Charles de Bourbon et deux ou trois autres ». 
Mais il n'est pas nécessaire d'envisager ici une analogie réelle avec le cas du Roi, sous le rapport de la qualification spirituelle, pour toutes les personnes dont il peut s'agir (et parmi lesquelles on est obligé de compter le sire Georges de la Trémoille et l'Archevêque de Reims, Regnault de Chartres), car lorsqu'il s'agit de faits intéressants directement tout un milieu humain avec ses institutions religieuses, politiques, militaires, etc., il peut être opportun que des personnes de valeur intrinsèque insignifiante si non même opposée, mais occupant une position représentative de l'ordre établi, soient prises à témoin de certains faits miraculeux, visibles extérieurement dans quelque mesure (14).

Mais enfin pour ce qui est du Roi il y a à tenir compte encore de l'opinion que la Pucelle, captive et en instance de jugement, indignée des accusations infâmantes au point de vue religieux que ses enquêteurs et juges portaient contre Charles VII, exprimait de la façon la plus solennelle : « … J'ose bien dire et jurer sous peine de ma vie, que mon Roi est le plus noble de tous les chrétiens et qui le mieux aime la Foi et l'Eglise. Il n'est pas tel que vous le dites ! » (15). Et lorsque Jeanne formulait de tels avis, elle parlait, non selon une appréciation subjective mais selon une connaissance fonctionnelle et une instruction céleste. C'est ce qu'elle affirmait d'ailleurs clairement quand elle renchérissait : « Je sais bien que Dieu aime mieux mon Roi et le Duc d'Orléans qu'Il ne m'aime moi, pour le bien de leur corps (16) ! Je le sais par révélation ».

Aussi elle faisait savoir à un autre moment du procès : « Cette nuit-même, la Voix m'a dit beaucoup de choses pour le bien du Roi, que je voudrais dès maintenant être sues de lui... Mais si c'est le plaisir de Dieu, il pourra bien faire que la révélation soit faite au Roi, et j'en serais bien contente... » (17).

Pour ceux qui croient à la mission et à la sincérité de Jeanne, aucune autre donnée connue ou estimation ne pourrait faire contrepoids à ces paroles d'où il résulte que la faveur divine était maintenue au roi, pendant la période où son comportement semble donner prise à tant de réprobation, qui est celle de la captivité de Jeanne et de son passage en jugement à Rouen.

En tout cas, quelques auteurs ont déjà défendu Charles VII des accusations de jalousie et d'ingratitude à l'égard de la Pucelle, en citant les démarches diplomatiques faites par le Roi à ce sujet et aussi les entreprises de quelques chefs de troupes loyalistes, et en ajoutant qu'il était dangereux d'entreprendre quoi que ce soit contre le Tribunal inquisitorial qui jugeait Jeanne à Rouen, en zone anglaise bien défendue d'ailleurs, car cela attirait ipso facto l'excommunication du Roi et de tous les exécutants de ses ordres (18).

(14) Nous ajouterons que, lorsqu'il s'agit de choses d'un ordre intérieur, il y a naturellement lieu d'envisager des qualifications et des sélections subséquentes. En voici un exemple instructif. Le Chevalier d'Aulon, intendant de la Pucelle, qui avait eu avec celle-ci des entretiens particuliers et en avait reçu des confidences comme celle dont nous parlerons plus loin, avait prié avec insistance la Pucelle de lui montrer à lui-même son « Conseil » (l'entité ou plutôt les entités qui la dirigeaient dans ses actes) : or elle lui répondit qu' « il n'était pas assez digne ni vertueux pour le voir ».

(15) Cité par M. L. Amiet, La condamnation de Jeanne d'Arc, p.203. – Nous soulignons le mot « noble » parce qu'il montre quel était le point de vue de la Pucelle lorsqu'elle faisait cet éloge ; c'était le point de vue le plus adéquat quand on juge de la valeur d'un être de caste « kshatrya » pourrait-on dire.

(16) Cette expression, bien de l'époque, qui vise la santé et la vie des deux personnages en cause, est à rattacher à l'idée de « préservation du sang royal ». Elle n'en insinue pas moins que la vie terrestre de la Pucelle n'est pas autant nécessaire, une fois ses tâches personnelles accomplies.

(17) Ibid. p. 91.

(18) Ibid. pp.53 et 269-274

Mais quoi qu'il en soit, il nous semble plus logique dans le contexte véritable des choses envisagées par nous ici, de penser que si le Roi n'entreprit aucune opération d'envergure pour libérer la Pucelle, c'est qu'il pouvait y avoir au fond une raison supérieure à la nouvelle situation et que cette raison devait se traduire de quelque façon, explicite ou non, dans la direction qui orientait les activités royales.
Nous pensons en effet que toutes les choses s'expliquent mieux par ce qu'on peut appeler la « deuxième mission de Jeanne d'Arc », tâche qui comportait tout d'abord sa capture par les ennemis de Charles VII et ensuite une action développée par elle dans le milieu royal anglais. La Pucelle en avait été prévenue d'en haut, mais seulement dans la phase qui suivit le sacre : c'est pourquoi nous parlons à ce propos de « deuxième mission » plutôt que « deuxième partie de sa mission ». En voici les preuves.
C'est Jeanne qui parle en répondant aux enquêteurs du procès : « En la semaine de Pâques dernier passé, étant sur les fossés de Melun, il me fut dit par les voix de sainte Catherine et de sainte Marguerite (19), que je serais prise avant qu'il fût la Saint-Jean et qu'ainsi fallait que ce soit et que je ne m'ébahisse pas et prenne tout en gré et que Dieu m'aiderait ».

En répondant à d'autres questions posées pendant son interrogatoire elle donna au même sujet le détail suivant : « Depuis que j'ai eu révélation à Melun que je serais prise, je m'en suis rapportée surtout du fait de la guerre à la volonté des capitaines et cependant je ne leur disais pas que j'avais révélation que je serais prise ». Et à propos du moment où devait avoir lieu sa capture, elle dit : « Si j'avais su l'heure, et que dusse être prise, je n'y serais pas allée de bon gré ; toutefois j'aurais fait leur commandement (celui des Voix) pour finir, quoi qu'il dut m'arriver... Je ne savais pas que je serais prise (lors de la sortie fatale ; je n'eus d'autre commandement que de sortir ; mais il m'avait toujours été dit que je fusse prisonnière ».
Comme on sait la Pucelle fut capturée effectivement avant la Saint-Jean, le 23 mai, lors d'un combat à Compiègne qu'assiégeaient les Bourguignons alliés des Anglais. La nouvelle mission de Jeanne prenait des formes très pénibles qui lui devinrent insupportables. 
Une première fois à Beaulieu-en-Vermondois, elle essaya et rata une évasion ; interrogée sur ce point elle dira au procès : « Il me semble qu'il ne plaisait pas à Dieu que je m'échappe pour cette fois et qu'il fallait que je visse le roi des Anglais, comme mes Voix me l'avaient dit ». Transférée au château de Beaurevoir elle apprit que les Anglais, qui l'avaient achetée, allaient venir la prendre ; d'autre part la nouvelle lui parvient que les habitants de Compiègne allaient être tous massacrés jusqu'à l'âge de 7 ans ; Elle décida à nouveau de s'évader pour leur porter secours. La voix de sainte Catherine qui lui défendait la fuite, presque tous les jours, l'assurant que Dieu l'aiderait et aussi ceux de Compiègne, lui dit enfin : « Sans faute il faut que vous preniez tout en gré, et vous ne serez pas délivrée jusqu'à ce que vous ayez vu le roi des Anglais ». Jeanne répondit : « Vraiment je ne voudrais pas le voir, et j'aimerais mieux mourir que d'être mise dans la main des Anglais ». Elle sauta donc de la tour, se blessa et fut reprise. 

Lors de, l'interrogatoire sur ce point, à part les choses que nous venons de résumer, elle dit encore : « Et cependant, j'eus confort de sainte Catherine qui me dit que je me confesse et demande pardon à Dieu de ce que j'avais sauté et que sans faute ceux de Compiègne auraient secours avant la fête de saint Martin d'hiver » (20).


(19) Ce sont les deux saintes que la Pucelle voyait et entendait de façon habituelle, quotidienne à certains moments. (De récentes instructions de l'Eglise romaine prévoient leur suppression du calendrier liturgique parmi un grand nombre d'autres saints, 44 en tout, dont « on ne peut affirmer qu'ils n'aient pas existé, mais dont les hagiographes ne peuvent établir avec certitude les fondements historiques de leur culte ». Comme les hagiographes dont on peut prendre l'avis ne sauraient être que des fidèles de l'Eglise, ceux-ci auraient dû cependant trouver dans l'histoire de Jeanne d'Arc sainte canonisée de l'Eglise catholique, où ces deux autres saintes sont intervenues de façon si patente, la preuve non seulement de leur « existence », mais aussi, pensons-nous, du bien-fondé de leur culte, puisqu'elle font partie de l'Assemblée des Saints dont elles étaient les déléguées).

(20) Cette prédiction se réalisa, car le siège de Compiègne fut levé le 25 octobre 1430.

Cette deuxième mission de Jeanne est donc incontestable, malgré le laconisme des termes où on la trouve mentionné ; elle présentait d'ailleurs, dans des conditions changées, un certain complémentarisme avec la première : du côté français l'envoyée du Ciel avait eu à prendre contact avec le futur roi auquel elle procura tout d'abord une victoire retentissante et cruciale, et qu'elle conduisit ensuite, par une marche militaire pleine de réussite, au sacre de Reims ; du côté anglais elle devait atteindre le souverain Henri VI qui était un enfant de 9 ans et dont le régent pour la France était un de ses oncles paternels, Jean de Lancastre, duc de Bedford : si tout était allé bien du côté de Jeanne elle-même, on aurait eu à attendre une issue également heureuse au moins en ce qui la concernait elle personnellement ainsi que les affaires françaises. Cette issue elle l'annonçait au début de son procès ainsi : « Le plus souvent me disent mes Voix que je serais délivrée par une grande victoire ».

Charles VII qui – on l'a vu plus haut – avait pour sa part des « révélations » sur l'ordre des choses qui concernaient sa royauté et son royaume ne pouvait être laissé dans l'ignorance au sujet d'une affaire aussi importante que la nouvelle épopée de l'héroïne de son sacre. Il est alors normal de penser que le Roi avait eu lui aussi, de la même source, des indications essentielles, tout au moins, quant à ce qu'il devait penser ou faire au sujet de Jeanne, car leurs actions devaient rester coordonnées selon un plan d'ensemble en vue d'un but commun (21). C'est pourquoi du reste on doit considérer comme nécessairement inclus dans la nouvelle mission de Jeanne les objectifs qui restaient encore à atteindre de la mission précédente : la délivrance de Charles d'Orléans et l'évacuation totale des troupes anglaises du territoire de la France (22).

(21) Le fait que l'on n'ait pas de son côté, relativement aux instructions et « révélations » reçues par lui à cet égard, des « divulgations » comme on en a du côté de Jeanne – celles-ci certainement dictées d'en haut chaque fois pour une quelconque raison importante – n'est pas inexplicable. Même pour des choses le concernant personnellement et dont il avait connaissance d'une façon ou d'une autre, l'histoire rapporte très peu de précisions émanant de sa part, et il semble avoir observé une réserve et discrétion constantes sur toutes ses affaires ; c'est plutôt de Jeanne, en effet, que l'on tient les choses intéressantes à son égard.

(22) Toutefois l'atteinte du premier de ces deux objectifs avait à se faire maintenant dans d'autres conditions que celles conçues initialement. Rappelons, d'après Jeanne elle-même, quel avait été le premier plan au sujet du prisonnier de la Tour de Londres : « J'aurais fait prisonniers, déclare-t-elle lors d'un interrogatoire à Rouen pour le ravoir (par échange) et si je n'en avait pas eu assez, j'aurais passé la mer pour l'aller chercher en Angleterre, par la force... ». Et confirmant qu'il y avait là une injonction reçue des saintes Marguerite et Catherine, elle ajoute : « Et je le dis au roi, et qu'il me laissât faire des prisonniers. Si j'avais duré trois ans sans empêchement je l'aurais délivré. Au fait, le délai était de moins de trois ans, et de plus d'une année, je ne me souviens pas pour le moment ».


Aussi cette autre entreprise imposée d'en haut expliquait pour lui en tout cas, et vraisemblablement aussi pour certains des siens, le sens profond et véritable de l'apparente mésaventure arrivée à la Pucelle ainsi que les événements qui suivirent. Cela devait lui assigner à lui-même et par répercussion à ceux qui agissaient sous son commandement, un comportement plus ou moins concordant, quelles que soient les impressions superficielles et forcément insuffisantes qu'on peut avoir de loin à l'égard de leurs actions ou inactions.

Mais enfin, ce qui est certain c'est que les perspectives qu'ouvrait la nouvelle tâche de l'envoyée céleste n'appelaient aucune intervention immédiate des troupes royales en faveur de l'héroïne, et qu'elles disposaient plutôt à une certaine attende. La nouvelle phase des choses étaient d'ailleurs spécifiquement différente de la première : Jeanne avait maintenant à combattre et vaincre par la parole, par le témoignage indéfectible et éclatant porté sur le sens transcendant des actes de sa mission ainsi que sur l'inanité des accusations adverses. Après le glaive, la parole tranchante : une forme plus intelligible du même Verbe.

Dans la première tâche, Jeanne avait eu à faire plutôt avec des puissances politiques et des hommes d'armes, cette fois-ci surtout avec l'Eglise et ses représentants : son procès, il ne faut pas l'oublier, malgré des irrégularités peu communes, fut légalement aussi un procès d'Inquisition.
Le fait qui transparaît comme en filigrane des réponses au procès, que ce n'est plus saint Michel – le chef des milices célestes, l'ange terrassant le dragon – qui est mentionné à propos des conseils célestes reçus par Jeanne, mais saint Gabriel, – l'ange de la miséricorde et de la bonne nouvelle, venu réconforter Jeanne – est lui-même significatif des changements intervenus dans la perspective générale des choses, de même que dans la nature des influences spirituelles qui avaient à intervenir dorénavant (23).

(23) A ce propos il est intéressant de relever que d'après un passage des interrogatoires de Rouen (Les Procès de Jeanne d'Arc, p.84), il semble bien qu'il s'agit des saints Michel et Gabriel comme anges figurant aux côtés du Christ sur l'étendard de la Pucelle. En tenant compte des autres éléments symboliques qui y étaient inscrits, il y aurait à envisager en même temps comme un déplacement du patronage divin des choses, du nom de « Jhésus » à celui de « Marie ».


La deuxième phase de la carrière de la Pucelle fut – après des mois de détention dans des prisons successives – entièrement couverte par le procès d'hérésie et de sorcellerie qu'on lui avait ourdi afin de compromettre son œuvre de restauration de la royauté française et son combat pour la libération du territoire national. Son comportement pendant le procès, soutenu par l'assistance divine fut un monument d'intelligence et de pureté, malgré le fléchissement, par peur du feu, qu'elle accuse vers la fin de ses épreuves.

A ce propos, une constatation étrange peut être faite dès le début de cette deuxième mission : l'héroïne ne veut pas de sa nouvelle charge et ne l'accepte qu'à contre cœur. Ses tentatives d'évasion l'ont montrée même insoumise à l'injonction céleste : elle avait peur de se trouver dans les mains des Anglais, malgré l'aide qu'on lui promettait. Cette peur se réédita en terreur devant la perspective d'une mort par le feu (ce qui de la part d'une guerrière et d'une héroïne comme elle paraîtra peut-être une réaction enfantine).

L'abjuration qu'on lui arrache sous cette menace est, malheureusement, bien réelle : Jeanne acceptait ainsi de ne pas soutenir la véridicité de ses Voix et ses révélations, et déclarait se soumettre à ce sujet au jugement de l'Eglise, alors que selon sa mission elle devait affirmer toujours cette véridicité et ne se soumettre en tout cas qu'à Dieu seul.
Elle reconnut ensuite sa faute : « Dieu m'a mandé par sainte Catherine et sainte Marguerite la grande misère de la trahison que j'avais consentie en faisant abjuration et rétractation pour sauver ma vie ; que je damnais pour sauver ma vie !... Mes Voix m'ont dit depuis, que j'avais fait grande méchanceté d'avouer que je n'avais pas agi à bon droit. C'est par peur du feu que je l'ai dit !... Je n'ai pas entendu rétracter mes apparitions : tout ce que j'ai fait, c'est pas peur du feu... »

Certes l'abjuration n'avait été, dans l'esprit de Jeanne, réelle que quant à sa forme (et encore il s'agit de la forme concédée en fait par Jeanne, non pas de celle inscrite frauduleusement dans les actes du procès après sa mort) ; cependant toute la valeur du combat poursuivi jusque-là reposait sur le témoignage formel indéfectible qui devait faire voir la vertu de la vérité sainte ne se dédisant jamais et triomphant par elle seule de tous ses adversaires.
Le procès de relapse qui suivit fut pour Jeanne un moyen de se racheter. Mais sa montée sur le bûcher, compte tenu de sa grave faute, apparaît beaucoup plus une expiation qu'un martyre au sens canonique du mot.


Fin deuxième partie….