mercredi 3 juillet 2019

Guénon : Paradis terrestre et paradis céleste partie 2/3


L’ouvrage de René Guénon "Autorité spirituelle et pouvoir temporel", que je vous propose de découvrir, se présentera comme suit :

Table des matières

Chapitre I.         Autorité et hiérarchie
Chapitre II.        Fonctions du sacerdoce et de la royauté
Chapitre III.      Connaissance et action
Chapitre VI.      La révolte des Kshatriyas
Chapitre VIII.    Paradis terrestre et paradis céleste : part 1; part 2 ; part 3
Chapitre IX.      La loi immuable



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Paradis terrestre et paradis céleste


  • « L’Empereur préside aux « petits mystères », qui concernent le « Paradis terrestre », c’est-à-dire la réalisation de la perfection de l’état humain ; le Souverain Pontife préside aux « grands mystères », qui concernent le « Paradis céleste », c’est-à-dire la réalisation des états supra-humains ».

Partie 1 : ICI

La possibilité de cette « Révélation » repose sur l’existence de facultés transcendantes par rapport à l’individu : quel que soit le nom qu’on leur donne, qu’on parle par exemple d’« intuition intellectuelle » ou d’« inspiration », c’est toujours la même chose au fond ; le premier de ces deux termes pourra faire penser en un sens aux états « angéliques », qui sont en effet identiques aux états supra-individuels de l’être, et le second évoquera surtout cette action de l’Esprit-Saint à laquelle Dante fait allusion expressément (1) ; on pourra dire aussi que ce qui est « inspiration » intérieurement, pour celui qui la reçoit directement, devient « Révélation » extérieurement, pour la collectivité humaine à laquelle elle est transmise par son intermédiaire, dans la mesure où une telle transmission est possible, c’est-à-dire dans la mesure de ce qui est exprimable. Naturellement, nous ne faisons que résumer là très sommairement, et d’une façon peut-être un peu trop simplifiée par là même, un ensemble de considérations qui, si l’on voulait les développer plus complètement, seraient assez complexes et s’écarteraient d’ailleurs beaucoup de notre sujet ; ce que nous venons de dire est en tout cas suffisant pour le but que nous nous proposons présentement.

Dans cette acception, la « Révélation » et la « philosophie » correspondent respectivement aux deux parties qui, dans la doctrine hindoue, sont désignées par les noms de Shruti et de Smriti (2) ; il faut bien remarquer que, là encore, nous disons qu’il y a correspondance, et non pas identité, la différence des formes traditionnelles impliquant une différence réelle dans les points de vue auxquels les choses y sont envisagées.

La Shruti, qui comprend tous les textes vêdiques, est le fruit de l’inspiration directe, et la Smriti est l’ensemble des conséquences et des applications diverses qui en sont tirées par réflexion ; leur rapport est, à certains égards, celui de la connaissance intuitive et de la connaissance discursive ; et, en effet, de ces deux modes de connaissance, le premier est supra-humain, tandis que le second est proprement humain.
De même que le domaine de la « Révélation » est attribué à la Papauté et celui de la « philosophie » à l’Empire, la Shruti concerne plus directement les Brâhmanes, dont l’étude du Vêda est la principale occupation, et la Smriti, qui comprend le Dharma-Shâstra ou « Livre de la Loi » (3), donc l’application sociale de la doctrine, concerne plutôt les Kshatriyas, auxquels sont plus spécialement destinés la plupart des livres qui en renferment l’expression.


La Shruti est le principe dont dérive tout le reste de la doctrine, et sa connaissance, impliquant celle des états supérieurs, constitue les « grands mystères » ; la connaissance de la Smriti, c’est-à-dire des applications au « monde de l’homme », en entendant par là l’état humain intégral, considéré dans toute l’extension de ses possibilités, constitue les « petits mystères » (4).
La Shruti est la lumière directe, qui, comme l’intelligence pure, laquelle est ici en même temps la pure spiritualité, correspond au soleil, et la Smriti est la lumière réfléchie, qui, comme la mémoire dont elle porte le nom et qui est la faculté « temporelle » par définition même, correspond à la lune (5) ; c’est pourquoi la clef des « grands mystères » est d’or et celle des « petits mystères » d’argent, car l’or et l’argent sont, dans l’ordre alchimique, l’exact équivalent de ce que sont le soleil et la lune dans l’ordre astrologique.

Ces deux clefs, qui étaient celles de Janus dans l’ancienne Rome, étaient un des attributs du Souverain Pontifical, auquel la fonction d’« hiérophante » ou « maître des mystères » était essentiellement attachée ; avec le titre même de Pontifex Maximus, elles sont demeurées parmi les principaux emblèmes de la Papauté, et d’ailleurs les paroles évangéliques relatives au « pouvoir des clefs » ne font en somme, ainsi qu’il arrive également sur bien d’autres points, que confirmer pleinement la tradition primordiale.
On peut maintenant comprendre, plus complètement encore que par ce que nous avions expliqué précédemment, pourquoi ces deux clefs sont en même temps celles du pouvoir spirituel et du pouvoir temporel ; pour exprimer les rapports de ces deux pouvoirs, on pourrait dire que le Pape doit garder pour lui la clef d’or du « Paradis céleste » et confier à « l’Empereur la clef d’argent du « Paradis terrestre » ; et on a vu tout à l’heure que, dans le symbolisme, cette seconde clef était parfois remplacée par le sceptre, insigne plus spécial de la royauté (6).

(1) L’intellect pur, qui est d’ordre universel et non individuel, et qui relie entre eux tous les états de l’être, est le principe que la doctrine hindoue appelle Buddhi, nom dont la racine exprime essentiellement l’idée de « sagesse ».
(2) Voir L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. Ier.
(3) On pourrait peut-être, sous ce rapport, tirer certaines conséquences du fait que, dans la tradition judaïque, source et point de départ de tout ce qui peut porter le nom de « religion » dans son sens le plus précis, puisque l'Islamisme s’y rattache aussi bien que le Christianisme, la désignation de Thorah ou « Loi » est appliquée à tout l’ensemble des Livres sacrés : nous y voyons surtout une connexion avec la convenance spéciale de la forme religieuse aux peuples en qui prédomine la nature des Kshatriyas, et aussi avec l’importance particulière que prend dans cette forme le point de vue social, ces deux considérations ayant d’ailleurs entre elles des liens assez étroits.
(4) Il doit être bien entendu que, dans tout ce que nous disons, il s’agit toujours d’une connaissance qui n’est pas seulement théorique, mais effective, et qui, par conséquent, comporte essentiellement la réalisation correspondante.
(5) A cet égard, il faut remarquer que le « Paradis céleste » est essentiellement le Brahma-Loka, identifié au « Soleil spirituel » (L'Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. XXI et XXII), et que d’autre part, le « Paradis terrestre » est décrit comme touchant la « sphère de la Lune » (Le Roi du Monde, p. 55) : le sommet de la montagne du Purgatoire, dans le symbolisme de la Divine Comédie, est la limite de l’état humain ou terrestre, individuel, et le point de communication avec les états célestes, supra-individuels.
(6) Le sceptre, comme la clef, a des rapports symboliques avec l’« axe du monde » ; mais c’est là un point que nous ne pouvons que signaler ici en passant, nous réservant de le développer comme il convient dans d’autres études.


Il y a, dans ce qui précède, un point sur lequel nous devons attirer l’attention, pour éviter jusqu’à l’apparence d’une contradiction : nous avons dit, d’une part, que la connaissance métaphysique, qui est la véritable sagesse, est le principe dont toute antre connaissance dérive à titre d’application à des ordres contingents, et, d’autre part, que la « philosophie », au sens originel où elle désigne l’ensemble de ces connaissances contingentes, doit être considérée comme une préparation à la sagesse ; comment ces deux choses peuvent-elles se concilier ?

Nous nous sommes déjà expliqué ailleurs sur cette question, à propos du double rôle des « sciences traditionnelles » (1) : il y a là deux points de vue, l’un descendant et l’autre ascendant, dont le premier correspond à un développement de la connaissance partant des principes pour aller à des applications de plus en plus éloignées de ceux-ci, et le second à une acquisition graduelle de cette même connaissance en procédant de l’inférieur au supérieur, ou encore, si l’on veut, de l’extérieur à l’intérieur.

Ce second point de vue correspond donc à la voie selon laquelle les hommes peuvent être conduits à la connaissance, d’une façon graduelle et proportionnée à leurs capacités intellectuelles ; et c’est ainsi qu’ils sont conduits d’abord au « Paradis terrestre », et ensuite au « Paradis céleste » ; mais cet ordre d’enseignement ou de communication de la « science sacrée » est inverse de son ordre de constitution hiérarchique.
En effet. toute connaissance qui a vraiment le caractère de « science sacrée », de quelque ordre qu’elle soit, ne peut être constituée valablement que par ceux qui, avant tout, possèdent pleinement la connaissance principielle, et qui, par là, sont seuls qualifiés pour réaliser, conformément à l’orthodoxie traditionnelle la plus rigoureuse, toutes les adaptations requises par les circonstances de temps et de lieu ; c’est pourquoi ces adaptations, lorsqu’elles sont effectuées régulièrement, sont nécessairement l’œuvre du sacerdoce, auquel appartient par définition la connaissance principielle ; et c’est pourquoi le sacerdoce seul peut conférer légitimement l’« initiation royale », par la communication des connaissances qui la constituent.
On peut encore se rendre compte par là que les deux clefs, considérées comme étant celles de la connaissance dans l’ordre « métaphysique » et dans l’ordre « physique », appartiennent bien réellement l’une et l’autre à l’autorité sacerdotale, et que c’est seulement par délégation, si l’on peut dire, que la seconde est confiée aux détenteurs du pouvoir royal.

(1) La Crise du Monde moderne, pp. 63-65 (2ème édition).

A suivre....



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