samedi 19 janvier 2019

Gilis : Le figuier, le cheval ailé et les grues couronnées... partie 2


Chapitre VII "Les grues couronnées" du livre de Charles André Gilis, Le Maître de l’Or.
(Egalement publié dans Vers la Tradition, n°78, déc. 1999 – janv.-fév. 2000)


Voir la première partie ICI

Pas de lien à vous donner sur Internet, le livre étant trop récent, mais vous pouvez vous le procurer ici :


Pour information, le chapitre suivant (et dernier) du livre a déjà été publié ici :

Les mystères kabiriques – chapitre VIII :
Partie 1 - partie 2


Le troisième symbole appartient exclusivement au règne animal : il s’agit de la grue couronnée dont le nom est un véritable pléonasme puisque le terme « grue » (en grec « geranos » ; « crane » dans les langues germaniques) évoque par sa racine le symbolisme des cornes, et par là même celui de la couronne.

Cet échassier est l’emblème par excellence de l’Empire universel. C’est pourquoi on le retrouve, non seulement en Grèce où la grue est associée à un symbolisme « polaire », mais aussi et surtout en Chine et en Afrique occidentale.

Pour ce qui concerne la Grèce, rappelons que René Guénon a mentionné, à propos du « symbolisme des cornes » (11), « le cube de pierre qui servait d’autel à Délos » et qu’il a signalé, à cette occasion, la « signification polaire primitive » d’Apollon (12).

11 – Voir Symboles fondamentaux de la Science sacrée, p. 203.
12 – Délos est le centre géographique du monde grec et le lieu de naissance de ce dieu.

Or, il se fait  que cet autel était étroitement lié à la grue couronnée. Selon M. André Raeymaeker, qui se réfère à Plutarque et à la tradition pythagoricienne :

« Thésée, à son retour de Crète, où il avait vaincu le minotaure, aborda à Délos et y exécuta avec les jeunes gens une danse dont les figures imitaient les tours et détours du labyrinthe, sur un rythme scandé de mouvements alternés et circulaires. Les Déliens appelaient cette danse « geranos », c’est-à-dire « grue ». »

Du reste, la fonction polaire de la grue couronnée est attestée en des termes particulièrement nets dans Le bestiaire du Christ (13) où Charbonneau-Lassay rapporte un récit de voyageur selon lequel :

« Dans certaines régions de l’Asie nord-occidentale, le peuple croit encore que les grues sacrées se rassemblent chaque année sur une haute montagne de l’Asie Centrale où nul être vivant ne saurait accéder. Après un long jeûne, elles descendent pour se répandre sur le monde et y porter avec elles comme un rayonnement plus pénétrant de la présence et de la bénédiction divines. »

En Grèce, la grue est associée à la foudre (kerannos), qui est un symbole de l’initiation, à des danses équestres, ainsi qu’au symbolisme de l’égide. Jacques Bonnet, qui mentionne la « danse des grues » exécutée pour le culte d’Artémis à Délos (14), signale sa relation avec l’initiation aux mystères kabiriques ; or ceux-ci, comme René Guénon l’a souligné à maintes reprises, étaient eux-mêmes en rapport avec les forgerons, le monde infernal et le feu souterrain.

13 – Cf. p. 591.
14 – Artémis d’Ephèse et la légende des sept dormants, p. 171.


Ceci explique pourquoi la danse des grues était une « danse armée » : les boucliers qui s’entrechoquaient ou que l’on frappait avec les épées évoquaient en réalité les sonorités métalliques de la forge.

En Chine, « la grue est par excellence l’oiseau des Immortels taoïstes » (15). Les rapprochements avec la Grèce antique et le Wagadu s’imposent, car « cet oiseau est volontiers mis en rapport avec le feu du fourneau alchimique : il symbolise l’élixir de longue vie » (16).
Selon d’autres textes, « la danse des grues est une danse à cheval », tandis que « les nains ont peur d’être mangés par elles ». 
Cette dernière indication permet d’identifier la fonction symbolisée par la grue couronnée comme étant celle de Dhû-l-Qarnayn dans le combat mené contre Gog et Magog, assimilation que le nom grec de la grue laissait déjà entrevoir. A ce point de vue également, les indications de Charbonneau-Lassay sont significatives :

« C’était en Haute-Egypte, et même plus au midi, vers les sources du Nil, que Pline et les Anciens situaient le royaume légendaire des Pygmées, race fabuleuse de nains méchants et malfaisants (17) [...], ils descendaient de leurs montagnes [...], ravageaient toutes choses et molestaient les habitants.
Tous les Anciens s’accordent à dire qu’à chaque expédition [...] les grues amies des hommes se portaient à tire d’ailes au-devant d’eux, en exterminant le plus grand nombre, mettaient les autres en fuite et les poursuivaient jusque sous les murs de leur métropole que Pline appelle Gérania (18) [...].Strabon parle aussi des nains de l’Inde ennemis des grues, mais ce sont eux qui les attaquent et pillent leurs nids (19). »



15 – Voir le Lie-Sien Tchouan (trad. Kaitenmark), p. 23.
16 – Ibid.
17 – Cette description ne se rapporte pas aux Pygmées tels qu’on les connaît aujourd’hui, mais plutôt à des « hommes petits » assimilés ici à ces Pygmées.
18 – Ce nom indique qu’il s’agit ici de la « métropole des grues » qui n’est en réalité rien d’autre que le « séjour d’immortalité ».
19 – Le Bestiaire du Christ, p. 586-587.

Les traditions africaines sur la grue couronnée se distinguent de celles que l’on trouve en Egypte, en Grèce ou en Chine par le fait que son chant est considéré comme plus significatif que sa danse. Par l’effet d’une transposition très remarquable, la grue apparaît, chez les peuples noirs de l’Afrique occidentale, comme le symbole du Verbe proféré, principe de l’univers. C’est pourquoi elle est aussi l’ancêtre et le patron des « gens de la parole », c’est-à-dire les griots (20) :
« Les griots chantent la gloire des nobles et la grue couronnée chante la gloire de Dieu » (21).
A ce titre, elle était un attribut exclusif des empereurs et des rois qui ne pouvaient, ni la tuer, ni lui faire du mal ; elle était associée aussi au symbolisme du tissage (22), car tous les êtres de l’univers sont formés à partir d’une substance unique, celle du Verbe auquel ils demeurent liés en tout état par le « fil » de leur être primordial (23).

Ceci explique qu’en Afrique occidentale la poulie qui domine le métier à tisser traditionnel est surmontée, en principe, de l’effigie d’une grue. Si, comme nous ‘avons dit, la grue couronnée est l’emblème de l’Empire universel, c’est parce que tout empire sacré symbolise la totalité de l’état d’existence auquel il appartient, de sorte qu’il contient virtuellement l’ensemble des êtres et des choses qui en font partie.

20 – Voir D. Zahan, la Dialectique du Verbe chez les Bambara, p. 60.
21 – Admirable parole de M. Tata Cissé, qui d’ailleurs se mettait à chanter lui-même chaque fois qu’il abordait ce sujet.
22 – D. Zahan, op. cit., p. 59.
23 – René Guénon mentionne à ce propos le symbolisme de l’araignée, que les Soninké appellent la « tisserande du Grand Ciel ».

Il en était notamment ainsi pour le Wagadu : les « korotun », c’est-à-dire les jarres-autels auxquels Dinga eut recours dans la lutte qu’il mena conter les jinns pour fonder l’empire, n’étaient pas seulement des « fétiches » ou des « objets chargés de puissance », car, selon les données traditionnelles, elles renfermaient symboliquement tout l’univers (24).
Cette signification supérieure des korotun résulte d’une transposition (analogue à celle que l’on retrouve dans le symbolisme de l’ « or céleste » et dans celui de la grue envisagée comme un symbole du Verbe) qui confirme la fonction initiatique sacrée sans pareille qui fut assumée en Afrique par l’empire noir.

La grue couronnée est présente dans la tradition islamique, mais son symbolisme est généralement ignoré et incompris.
Il s’agit de la qissat al-gharânîq (l’ « histoire des grues »), expression qui se rapporte sans aucun doute possible aux grues couronnées, le terme arabe ghirnawq étant apparenté au grec « geranos ».


Selon ce qui est rapporté dans cette histoire, les grues auraient été mentionnées dans un passage, abrogé par la suite, de la sourate de l’Etoile. Après les versets 19 et 20 :
« Est-ce que vous avez vu al-Lât, al-‘Uzzâ et Manât, la troisième et dernière ? », la sourate aurait continué primitivement de la façon suivante :
« Ce sont en vérité des grues sublimes dont l’intercession est ardemment espérée » (15).

24 – Ceci n’est pas sans évoquer la fonction initiatique de la grue, oiseau qui « possède la connaissance de soi-même » ; D. Zahan, op. cit., p. 60.
25 – Inna-hâ al-gharânîq al-‘ulâ wa inna shafâ’ata-hâ la-turtajâ. Il existe des variantes minimes, dont la plus importante est indiquée dans le commentaire d’Ibn Kathîr : wa inna-hunna la-hunna al-gharânîq al-‘ulâ : « les grues sublimes leur sont attribuées ». Elle signifie que les grues ne sont pas les divinités elles-mêmes, mais qu’elles les représentent d’une certaine façon. Le rôle « intermédiaire » qui serait le leur correspondrait à l’idée d’ « intercession » évoquée par la suite.

Plus tard, ces versets auraient été abrogés et remplacés par ceux que l’ont trouve aujourd’hui dans le Coran :
« Le mâle est-il pour vous, et pour Lui la femelle ? Ce serait alors un partage inique. Ce sont uniquement des noms que vous leur avez donnés, ainsi que vos pères ; Allâh n’a fait descendre par elles aucun pouvoir (26). »

L’ « histoire des grues » apparaît ainsi comme inséparable d’un verset coranique abrogé qui, par lui-même, ne soulève aucune difficulté particulière, car il peut être expliqué aisément à la lumière de la doctrine générale de l’abrogation en islâm.

26 – Cor., 53, 21-23.

Toutefois, une série d’éléments vinrent singulièrement compliquer et, il faut bien le dire, envenimer la question.


A suivre... 

2 commentaires:

  1. Bonjour,

    Merci infiniment du partage mais beaucoup de suspens en attendant la suite :)

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    1. Bonjour Vivi75 :-)

      J'avoue que les textes traditionnels se prêtent assez peu au suspense mais là en l’occurrence, le partage des différentes parties du texte était tout trouvé ! ^ ^
      La suite est prévue normalement pour le 25 mais d'autres textes arriveront d'ici là pour faire patienter. :-)

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