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Seconde partie :
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SUIS-JE LE GARDIEN DE MON FRÈRE ?
Partie 3 (fin) :
Dans le présent essai, nous nous occupons, non pas des relations
politiques ou économiques, mais des relations culturelles qui ont réellement
subsisté, et par ailleurs devraient subsister, entre les peuples qui se
qualifient eux-mêmes d’évolués et ceux qu’ils appellent arriérés, un type de
nomenclature qui fait penser au « lion peint par lui-même ».
Ce n’est pas que nous négligions les rapports sinistres qui lient vos activités
culturelles à l’étranger à vos intérêts politiques et économiques. En vérité,
il est à craindre que, quand même vous auriez pris la décision d’établir des
relations politiques et économiques avec les autres sur une base de justice,
vous ne vous croyiez encore investis d’une «mission civilisatrice». Il y a
autre chose que des intérêts politiques et économiques derrière la fureur de
prosélytisme ; derrière tout cela, il y a un fanatisme qui ne supporte aucune
sagesse qui ne soit de son époque ou de son genre ni le produit de ses propres
calculs pragmatiques. « Il y a une rancœur, a dit Hermès Trismégiste, qui est
dédaigneuse de l’immortalité et ne veut pas que nous reconnaissions ce qu’il y
a en nous de divin. » (21)
C’est pourquoi l’exportation de votre «éducation» est bien plus
scélérate que votre trafic d’armes. Ce qui fut entrepris par les Anglais en
Inde quand ils se proposèrent de constituer une classe de personnes « indienne par le sang et la couleur, mais
anglaise par ses goûts, ses opinions, sa morale et son intelligence » (Lord
Macaulay), c’est exactement ce que Middletown, remplaçant «anglais» par
«américain», aimerait faire aujourd’hui. C’est ce que les Anglais tentèrent de
faire en Irlande où, « en trente ans,
l’irlandais fut éliminé si rapidement qu’en 1891, il y avait moins de personnes
qui le parlaient dans toute l’île que dans la seule petite province de Connaught
trente ans auparavant... La somme de souffrances effroyables qu’entraîna cette
politique... n’avait aucune importance pour le ministère de l’Éducation
nationale dont le grand objectif était... de réaliser une uniformité
anglicisée... On apprend juste aux enfants à avoir honte de leurs parents, de
leur nationalité, des noms qu’ils portent» (22).
Chacun aura reconnu le modèle, appliqué de la même manière dans le cas
des Indiens «éduqués à l’anglaise» et dans celui des Indiens américains qui ont
été soumis à l’ignorance de maîtres d’école ne parlant pas leur langue
maternelle.
Tels sont les fruits de la «civilisation» et c’est aux fruits que l’on reconnaît l’arbre.
21.
Asclepius 1. 12 b (Scott, Hermetica, I. 309).
22.
Douglas Hyde, Literary History o f Ireland, 1899, p. 630-644.
Tout cela ne peut être expié que par le repentir, la rétractation et
la restitution. Cette dernière attitude est, en fait, une impossibilité : le
séquoia abattu ne peut être replanté.
Une civilisation traditionnelle, cependant, survit encore, de manière
précaire, dans des oasis «préservées» ; et, le moins qu’on puisse dire au monde
moderne, c’est : Qu’importe tout ce que vous pourrez dispenser dans vos «guerres
de pacification» ou par la voie d’une «pénétration pacifique», mais soyez assez
aimables pour réserver votre « éducation scolaire » et vos « écoles de
perfectionnement » à votre usage propre. Ce que vous appelez «mission
civilisatrice» n’est, à nos yeux, rien d’autre qu’une forme de mégalomanie.
Tout ce que nous voulons apprendre de vous, nous vous le demanderons quand nous
en ressentirons le besoin. En même temps, si vous choisissez de nous rendre
visite, vous serez les bienvenus, et, si quelque chose que nous possédons
suscite votre admiration, nous dirons: « C’est à vous ».
Pour le reste, c’est plus dans son propre intérêt qu’en vue d’opérer
une restitution que le monde doit «changer son esprit» (se repentir); car,
comme la Philosophie le dit à Boèce dans sa détresse: «Tu as oublié qui tu es.»
Mais comment cet «animal raisonnable et mortel», ce mental extraverti,
peut-il être éveillé ?
Comment peut-il se souvenir de lui-même et être converti de sa
sentimentalité et de sa confiance absolue en un savoir estimatif, à la vie de
l’intellect ? Comment rendre sa signification à ce monde ?
Ce n’est pas, bien entendu, par un retour aux formes extérieures du Moyen
Age ni, non plus, par l’assimilation d’un modèle de vie qui survit en Orient ou
ailleurs. Mais pourquoi pas par une reconnaissance des principes sur lesquels
les modèles sont fondés ? Ces principes, sur lesquels repose encore la vie «préservée»
de l’Orient, doivent au moins être saisis, respectés et compris si le
provincial occidental veut devenir citoyen du monde. Même la bonté du monde
moderne est dépourvue de principes; son «altruisme» ne se fonde plus sur la connaissance
du Soi de tous les êtres et, par conséquent, sur l’amour du Soi, mais seulement
sur une inclination égoïste. Et qu’en est-il de ceux qui ne sont pas enclins à
être désintéressés ? Existe-t-il une norme intellectuelle suivant laquelle ils
puissent être blâmés ?
Si jamais l’abîme qui sépare l’Orient et l’Occident, abîme dont nous
sommes sans cesse plus conscients au fur et à mesure que des contacts physiques
s’imposent à nous, doit être comblé, ce sera seulement par un accord sur les
principes et non par une participation à des formes communes de gouvernement ou
à des méthodes communes de fabrication et de distribution. Comme l’a dit
Kierkegaard, ce n’est pas de nouvelles formes de gouvernement mais d’un nouveau
Socrate dont le monde a besoin. Une philosophie identique à celle de Platon est
toujours une force vive en Orient. Nous disons que le monde moderne est un
corps sans tête ; dans les livres orientaux, on enseigne comment remettre les
têtes à leur place. C’est un enseignement sacrificiel et préoccupé des réalités
: extérieurement un rite, intérieurement une renaissance.
Proposer un accord sur les principes ne nécessite pas ou n’implique
pas que le monde occidental doive s’orientaliser ; entre gens bien élevés, la
propagande n’est pas de mise, et chacun est tenu de faire usage des formes qui
conviennent à sa propre constitution psychophysique. C’est l’Européen qui veut
pratiquer le yoga ; l’Oriental, lui, fait remarquer qu’il possède déjà ses
propres disciplines contemplatives. Nous devons voir qu’une reconnaissance des
principes selon lesquels l’Orient vit toujours, et dont on peut observer les applications
pratiques (et peu nombreux sont ceux qui contesteront que les peuples demeurés
jusqu’ici «préservés» sont plus heureux que ceux qui ont été contaminés),
ramènerait le monde moderne de «réalité appauvrie», où l’on soutient qu’«une
connaissance qui n’est pas empirique n’a pas de sens», au philosophe qui a nié
que la connaissance soit dépendante des sensations et soutenu que tout savoir est
réminiscence.
Ils ne peuvent nous aider ceux qui, pour citer Platon, «pensent que
seul existe ce qu’ils peuvent saisir fermement avec leurs mains». Je répéterai
ici ce que j’ai dit ailleurs:
« L’Européen, dans son propre intérêt et dans celui de tous les
hommes d’un monde futur, doit non seulement cesser de nuire aux autres peuples
du monde et de les exploiter, mais aussi renoncer à la conviction vaniteuse qui
lui est chère et selon laquelle il peut faire le bien autrement qu’en étant bon
lui-même. » Je suis loin de croire que l’Européen soit incapable de bonté.
En conclusion, je voudrais dire que les quelques Européens qui
travaillent dans le domaine oriental, à qui mes critiques ne s appliquent pas,
seront les derniers à les désapprouver. Aussi, ce que j’ai dit, vous ne
l’entendrez pas dans la bouche des Orientaux ayant déjà reçu une éducation
anglaise, qui sont trop souvent contaminés et avec qui vous êtes en mesure de
converser (23). Je parle au nom d’une majorité, lettrée et illettrée, qui ne
s’exprime pas, en partie par inclination et en partie parce que, à plus d’un
égard, elle ne parle pas votre langage. Je parle pour ceux qui, jadis, « se
sont inclinés devant l’Occident avec un patient et profond dédain », et qui
n’en constituent pas moins une puissance aujourd’hui, même si vous ne pouvez
les connaître ou les entendre.
23.
Par exemple, le professeur F. S. C. Northrop, dans son Meeting of East and
West, 1946, p. 434, cite Jawaharlal Nehru, «l’humaniste cultivé», pour prouver
que les «jeunes Indiens et d'autres Orientaux» sont impatients d’apprendre «ce
que l’Occident a à enseigner au sujet de la science et de ses applications», ce
qui est assez vrai, mais ne trouve guère sa place dans un ouvrage destiné à
montrer que les idéologies orientales et occidentales sont différentes; il
oublie Sri Bharata Kumarappa, qui dit:
« Nous
devons savoir pourquoi exactement nous voulons travailler : la simple
prospérité matérielle ou le développement humain », et qui déplore que, parmi
les socialistes, « la question de savoir si une abondance de biens est
nécessaire au bien-être humain n’est même jamais soulevée ».