jeudi 3 octobre 2019

A. K. Coomaraswamy : Suis-je le gardien de mon frère ? (partie 2)


Première partie ici : https://lapieceestjouee.blogspot.com/2019/10/a-k-coomaraswamy-suis-je-le-gardien-de.html

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SUIS-JE LE GARDIEN DE MON FRÈRE ?

Partie 2 :

Il est bon de préciser que, si nous abordons en grande partie le problème des relations interculturelles sur le plan de l’art, nous n’avons pas à l’esprit la conception moderne, esthétique ou sentimentale, de l’art ; nous l’envisageons selon la perspective platonicienne, qui est en même temps universelle, et dans laquelle l’«art» est le principe de la fabrication et rien d’autre que la science de faire toute chose pour le bien physique et métaphysique de l’homme ; et selon laquelle, en conséquence, l’agriculture et la cuisine, le tissage et la pêche sont tout autant des arts que la peinture et la musique.

Aussi étrange que cela puisse nous paraître, il ne faut pas oublier que nous ne pouvons prétendre penser pour les autres, si nous ne réussissons pas à penser avec eux. Dans ce contexte, alors, l’« art » inclut la totalité de la vie active et présuppose la vie contemplative. Désintégrer l’art d’un peuple, c’est détruire sa vie, en le réduisant à l’état prolétarien des bûcherons et des puiseurs d’eau, dans l’intérêt d’un commerçant étranger à qui revient le bénéfice. L’emploi des Malais dans les plantations de caoutchouc, par exemple, ne contribue en rien à leur culture et ne fait certainement pas d’eux nos amis : ils ne nous doivent rien. Nous faisons preuve d’une irresponsabilité dont les Orientaux, pour la plupart, sont encore innocents.

Je voudrais illustrer ce que j’entends par responsabilité. J’ai connu des Indiens qui refusèrent avec indignation d’acheter des actions lucratives dans une société hôtelière, parce qu’ils ne voulaient pas s’enrichir en offrant l’hospitalité, et une femme indienne qui ne voulait pas acquérir de machine à laver pour ne pas faire de tort au blanchisseur. Un Européen, Marco Pallis, fit preuve d’un sens égal de la responsabilité en choisissant des cadeaux pour ses amis tibétains : il se donna une peine infinie pour éviter tout objet qui aurait pu tendre à une destruction de la qualité de leur niveau de vie.

Le monde moderne a, en fait, abandonné (comme l’a récemment fait remarquer Aldous Huxley) la notion d’une « vie honnête » selon laquelle un homme n’est pas un bon chrétien s’il vit d’usure ou de spéculation, ou un bon bouddhiste s’il fabrique des armes ou des boissons enivrantes. Comme je l’ai dit ailleurs : s’il y a des emplois incompatibles avec la dignité humaine, ou des produits, même lucratifs, qui ne sont pas des biens véritables, ces emplois et ces produits doivent être abandonnés par toute société qui a en vue la dignité de l’ensemble de ses membres. Un niveau de vie ne peut être proprement qualifié de « haut » que s’il est évalué du point de vue de la dignité, et non pas uniquement du point de vue du confort.

Les bases de la civilisation moderne sont si profondément corrompues que même les érudits ont oublié que l’homme a toujours tenté de ne pas vivre que de pain. Platon a écrit qu’« il est contraire à la nature des arts de ne chercher dans l’objet que l’utile en négligeant le but » (14). Saint Thomas d’Aquin dit que « l’artisan est naturellement enclin par justice à exécuter son travail fidèlement » (15).
Pour saisir jusqu’à quel point l’industrialisme a amoindri le sens de l’honneur et la volonté naturelle de l’ouvrier d’accomplir du « bon travail », il suffit de lire ce qu’a pu écrire Gilbert Murray en parlant des mécaniciens et du personnel qui construit et révise les avions : « Il me semble merveilleux qu’on ait pu rendre un si grand nombre d’hommes dignes d’une telle confiance »; et encore: « L’Âge des Machines les a faits ainsi pour la première fois dans l’histoire. » (16).

14. République, 342 b, 347 a, etc.
15. Summa Theologica, I-II, 57, 3 et 2. Le terme justitia a ici le sens de dichaiosunê (* dharma), comme chez Platon, République, 433 a, et chez saint Matthieu, 6. 33.
16. Open Letters, East and West.

C’était là une partie de sa défense de la civilisation occidentale dans une lettre ouverte à Rabindranath Tagore. Tout ce que cette abracadabrante histoire d’avions signifie en réalité, bien entendu, c’est que partout où la production est vraiment pour l’usage, et non pas principalement ou uniquement pour le profit, l’ouvrier est toujours « naturellement enclin à exécuter son travail fidèlement ». Même aujourd’hui, comme l’a remarqué Mme Handy, « la perfection technique demeure l’idéal de l’artisan des îles Marquises » (17).



En Europe, l’instinct du travail bien fait n’a pas été éteint dans la nature humaine, mais seulement étouffé chez les êtres travaillant sans le sens de la responsabilité.
Les anthropologues, en observateurs impartiaux qui n’essaient pas de considérer les arts de manière abstraite, mais dans leur relation à l’ensemble de la structure sociale, ont décrit avec sévérité les effets produits par le contact de l’Occident et des cultures traditionnelles. Ce que dit Mme Handy des habitants des îles Marquises dont « les aspects extérieurs de la culture ont été presque anéantis par les activités destructrices de l’homme blanc » (17), est typique de ce qui pourrait être cité d’une centaine d’autres sources.

17. Art des Iles Marquises, 1938. Voir les propos de deux critiques de l’ouvrage de J. F. Embree, Sure Mura, a Japanese Village. L’un remarque que, dans cet ouvrage, « nous voyons un petit groupe de familles japonaises vivre, travailler et lutter quotidiennement pour gagner leur pain, éduquer leurs enfants et mener une vie toute simple, de la manière commune aux gens partout ailleurs» ; l’autre, que «son livre apporte la preuve qu’il faudra plusieurs longues années pour occidentaliser le paysan japonais ». Plus les « longues années » seront nombreuses, meilleur ce sera pour la paix et le bonheur des paysans japonais et du monde!
Les propos de H. N. Brailsford, pour qui « la barrière des castes devra être brisée si l’on veut fournir du travail industriel aux cultivateurs en surnombre », contrastent avec ceux du sociologue S. Chandrasekhar, qui attire l'attention sur le fait que « le développement en Inde de l’industrie cotonnière, qui emploie aujourd’hui environ 430 000 travailleurs, a en fait mis au chômage quelque six millions d’artisans des métiers à tisser, contraints de se rabattre sur une économie agraire déjà surpeuplée ». On peut se demander si le culte du rouet de Gandhi n’est pas un moyen plus pratique et plus réaliste que celui de M. Brailsford de s’occuper de la pauvreté indienne.

Des «sauvages» de Nouvelle Guinée, Raymond Firth dit que « leur art est d’une importance fondamentale en tant qu’expression de valeurs sociales complexes »; mais, sous l’influence européenne, « la qualité de cet art a commencé à décliner dans à peu près tous les cas » (18).
C. F. Iklé écrit que, en raison de l’influence du monde occidental, « qui est si empressé d’inonder le reste du globe de produits inférieurs fabriqués en série, détruisant ainsi chez les indigènes les notions de qualité et de beauté, ainsi que la joie créatrice... on peut se demander si l’art magnifique du tissage Ikat pourra survivre longtemps dans les Indes néerlandaises » (19).

18. Art and Life in New Guinea, 1936, p. 31, 32. Voir Tom Harrisson, Savage Civilisation, passim.
19. Bobbin and Needle Club, New York, 1931, XV, p. 56.

Il est vrai que nous avons appris à apprécier les « arts primitifs », mais seulement après les avoir «collectionnés». Nous «conservons» les chants folkloriques alors même que notre style de vie détruit le chanteur. Nous sommes fiers de nos musées où nous exposons les preuves accablantes d’un mode de vie que nous avons rendu impossible. Les «trésors » des musées constituaient, à l’origine, les productions quotidiennes d’hommes vivants; mais, à présent, « en raison du déclin de la culture dans les îles où les objets étaient fabriqués, ceux-ci peuvent être étudiés d’une manière plus satisfaisante dans les musées », tandis que, à leur source, ces « techniques magnifiques et hautement développées ont disparu ou sont en voie d’extinction » (20).

20. G. A. Reichard, Melanesian Design, 1931. p. 1. 90.
Un correspondant cinghalais m’a récemment demandé: «Si Dieu apparaissait sur Terre et demandait à voir les Aztèques, les ïncas, les Peaux-Rouges, les Aborigènes australiens et d’autres races qui disparaissent lentement, les nations civilisées lui feraient-elles visiter votre grand musée? »

«En voie d’extinction» car, d’après le croisé fataliste, « nous devons laisser libre cours au progrès qui suit l’aventure industrielle de la civilisation » ! À quoi l’on peut seulement répliquer que, s’il est inévitable qu’il y ait du scandale, « malheur à ceux par qui le scandale arrive ».
En vérité, qu’est-il donc arrivé récemment aux villes que Caïn avait bâties ? Ne croyons pas que cela « ne puisse arriver ici ».


Notre « amour de l’art » et notre « appréciation » de l’art primitif, ainsi que nous définissons tout art abstrait et impersonnel, plutôt qu’auto-expressif ou exhibitionniste, n’ont pas éveillé dans nos cœurs le moindre amour pour l’artiste lui-même. Il serait impossible d’imaginer une culture plus dépourvue d’amour et plus sentimentalement cynique que la culture européenne et américaine d’aujourd’hui. Elle s’imagine «voir à travers» toutes choses alors quelle ne s’intéresse qu’à elle-même. La froide raison de son érudition «objective», appliquée à l’étude de «ce que les hommes ont cru», n’est qu’une sorte de frivolité, dans laquelle le vrai problème, celui de savoir ce que l’on doit croire, est éludé. L’inversion des valeurs est si grande que l’action, normalement le moyen d’arriver à une fin, est devenue une fin en elle-même et que la contemplation, condition préalable à l’action, en est venue à être dénigrée comme une « fuite » des responsabilités sociales.


A suivre...