mardi 1 octobre 2019

A. K. Coomaraswamy : Suis-je le gardien de mon frère ? (partie 1)


Tellement lucide, juste et sans concessions.... et pourtant ce texte de Coomaraswamy a été écrit en  1949 alors même que nous n’en étions pas encore rendus au point où nous en  sommes actuellement.

Le livre est disponible en pdf ici :







SUIS-JE LE GARDIEN DE MON FRÈRE ?



Caïn, qui tua son frère Abel, le pasteur, et bâtit la première cité, préfigure la civilisation moderne. Elle a été décrite de l’intérieur comme «une machine meurtrière sans conscience et sans idéaux» (1), «ni humaine, ni normale, ni chrétienne» (2) et, en définitive, comme «une anomalie, pour ne pas dire une monstruosité» (3).
Quelqu’un a dit: «Les valeurs de la vie refluent lentement. Il reste la façade de la civilisation sans aucune de ses réalités.» (4). Des critiques semblables pourraient être citées indéfiniment. La civilisation moderne, par son abandon de tout principe, peut être comparée à un corps sans tête dont les derniers mouvements ne sont que des convulsions privées de sens. Toutefois, ce n’est pas de suicide, mais de meurtre, que nous nous proposons de parler.

1. G. La Piana, dans Harvard Divinity School Bulletin, XXVII, p. 27.
2. Eric Gill, Autobiography, New York, 1942, p. 174.
3. René Guénon, Orient et Occident, Paris, 1924.
4. A. N. Whitehead, Adventures o f Ideas, 1933, p. 358.

Le voyageur moderne - « ton nom est légion » - ayant l’intention de visiter un «paradis perdu» tel que Bali, demande souvent si cette île a déjà été contaminée. C’est là une confession naïve, pour ne pas dire tragique. Cet homme ne se rend pas compte, en effet, qu’il reconnaît sa culpabilité et que sa question revient à demander si la source de l’équilibre et de la grâce dans les autres civilisations a déjà été empoisonnée au contact d’hommes comme lui et par la culture dont il est un produit. «Les Balinais, écrit Covarrubias, ont mené une existence convenable au sein d’un système coopératif autarcique, reposant sur l’assistance mutuelle, l’argent étant employé uniquement comme marchandise secondaire. Comme il leur est difficile de se procurer l’argent - plus rare chaque jour - nécessaire pour payer les impôts et satisfaire de nouveaux besoins, il est à craindre que la décomposition graduelle de leurs institutions, conjointement à la perte de leur richesse nationale, ne transforme les fiers et honorables Balinais de la présente génération en coolies, voleurs, mendiants et prostituées, et quelle ne provoque, à la longue, une catastrophe sociale et morale... Il serait futile
de préconiser des mesures pour prévenir la marche impitoyable de l’occidentalisation; on ne peut pas empêcher le tourisme, les besoins du commerce ne seront pas restreints pour des raisons sentimentales [ou morales], et le pouvoir des sociétés missionnaires est souvent immense.» (5)

5. M. Covarrubias, Islandof Bali, 1942. Voir Colin McPhee, «Ankloeng Gamelans in Bali», Djawa, nos 5 et 6, septembre-décembre 1937, p. 348: «Les cinq dernières années, avec le rythme changeant de la vie et les bienfaits de l’éducation, ont connu les changements les plus rapides, le mélange le plus irresponsable d'éléments hétérogènes dans la musique et l’art dramatique. On peut se demander ce qui subsistera dans dix ans de ce qui fut un art autrefois.» Avant de pouvoir parler sagement de coopération, il faut d’abord se rendre compte, ainsi que le chroniqueur du New English Week!y l’a récemment fait remarquer, que «la quasi-totalité de l’humanité orientale, la plus grande partie de la race humaine, y compris l’LÎRSS, a des ambitions sociales à l’extrême opposé des Américains». Toutes les possibilités de coopération sont liées à un accord sur les fins, alors que presque tous les projets de l’heure actuelle ne concernent que les moyens et, ordinairement, l’application des moyens occidentaux aux situations orientales.

Sir George Watt écrivait, en 1912: «Malgré les dommages pour l’art indien, et pour les personnes, qui pourraient en résulter, nous devons laisser libre cours au progrès qui suit l’aventure industrielle de la civilisation.» (6). La même année, Gandhi déclarait que «l’Inde est écrasée, non par le joug de la domination anglaise, mais par celui de la civilisation moderne». Dans une lettre ouverte à Gilbert Murray, Rabindranath Tagore écrivait qu’« il n’est plus de peuple dans toute l’Asie qui ne regarde l’Europe avec crainte et soupçon» (7).
Lorsque je fis remarquer à une ouvrière que l’attitude des Allemands en Belgique était épouvantable, elle répliqua : «Oui, et encore heureux que les Belges ne soient pas traités comme des nègres du Congo. »

La civilisation moderne tient pour établi que plus les gens veulent de choses et sont capables de les obtenir, plus ils sont heureux; ses valeurs sont quantitatives et matérielles. La question: « Que vaut cette personne ? » signifie « Combien gagne-t-elle ? ». Récemment, un orateur, au Boston College, qualifiait la civilisation occidentale de «fléau pour l’humanité » ; et ceux qui reconnaissent à présent son reflet dans le miroir japonais partagent sans aucun doute la même opinion.

6. Sir George Watt, Indian Art at Delhi, Londres, 1912, p. 72. C’est la forme moderne de l’hérésie des Amauriens ; l’homme déterminé économiquement, sans libre arbitre, est par là même irresponsable; ce n’est pas sa faute, c'est celle de la fatalité! Voir Sir George Birdwood, S va, p. 84-85:
«En Angleterre... où chaque intérêt national est sacrifié aux impératifs de la rivalité internationale sans restriction, et où, par voie de conséquence, l’agriculture, seul fondement sûr de la société, dépérit... son dernier résultat, le contraste aigu, cruel et violent qu’offrent le West End et l’East End de Londres. L’Europe et l’Amérique désirent-elles réduire toute l’Asie à un East End ?»
Et K. E. Barlow (dans Purpose, XI, 1939, p. 245): « Dans notre monde quotidien, le principe de l’exploitation sans responsabilité a provoqué un désordre dans la société et dans la nature qui stupéfie quiconque réfléchit... Il est devenu évident que notre civilisation est sur une voie quelle ne pourra pas suivre longtemps. »
7. Rabindranath Tagore et Gilbert Murray, Open Letters, East and West, Paris, 1932, p.44.

Néanmoins, Henry A. Wallace, alors vice-président des États-Unis, dans une allocution pleine de bonnes intentions, fit la promesse qu’une fois la guerre achevée, « les nations les plus anciennes (!) auront le privilège d’aider les nations les plus jeunes à s’avancer sur le chemin de (industrialisation... Au fur et à mesure que leurs masses apprendront à lire et à écrire et à devenir des mécaniques productives, leur niveau de vie doublera et triplera» (8).
Il n’a pas parlé du prix à payer, pas plus qu’il n’a réfléchi au fait qu’un «progrès» incessant, n’apportant jamais le contentement, revient à condamner tous les hommes à un état de pauvreté irrémédiable.
Ainsi que le disait saint Grégoire de Nazianze :
« Si tu pouvais acquérir toutes les richesses de la terre, Il en resterait encore davantage dont l’absence te laisserait pauvre ! »

8. Henry A. Wallace, alors vice-président, dans un discours de 1943. Et comme le président Roosevelt l’a dit justement: «Jamais plus les États-Unis ne devront s’isoler du reste de l’humanité»; mais il montre, par ce qu’il déclare ensuite: «Je suis persuadé que le commerce extérieur des États-Unis pourra tripler après la guerre - créant des millions d'emplois nouveaux», qu’il n’avait pas en vue le cœur de la question, à savoir l’abandon de l’isolement culturel de l’Amérique. Quant au «prix» de l’industrialisme, il faut tout d abord reconnaître que le «niveau de vie» américain, jugé selon des normes qualitatives, est souverainement méprisable, en même temps que l'artiste, désormais un parasite et non plus un membre de la société, «est devenu le pékinois des riches» (Erich Meissner, dans Germany in Péril, 1942, p. 42). «Les produits standardisés de nos usines et de nos fabriques sont une honte pour la civilisation américaine» (Mgr G. B. O Toole, dans son avant-propos à Is Modem Culture Doomed? de Krzesinski, 1942). Du côté du vendeur et du producteur: «Les machines modernes et leur progrès irrésistible remplissent ces hommes d’une frénésie mystique» (Meissner, ibid., p. 115) et, «en fin de compte, l’homme... se soumet à une discipline qui le transforme lui-même en machine» (Ernst Niekisch, cité par Meissner, ibid.). Les propos du vice-président Wallace et deux publicités américaines actuelles, très révélatrices, en fournissent la preuve dramatique. La première réclame représente derrière son comptoir un vendeur qui déclare: «Fait à la main? Bien sûr que non! Voyons, presque tous les articles de cette boutique sont faits par des machines, de nos jours. Autrement, je n’en vendrais pas la moitié et vous ne pourriez pas les acheter: ils coûteraient trop cher.» L’autre comporte un «poème» intitulé «Ma Machine», dont voici les premières lignes :
«Il y a beaucoup d’autres machines, mais celle-ci est la mienne. Elle fait partie de moi, je fais partie d’elle. Nous sommes un. Elle ne s'arrête pas - sauf si j’oublie.»
Dans l’un et l’autre cas, aucune référence n’est faite à la qualité de l’homme ou à celle du produit. «On peut remarquer que la machine est, en un certain sens, le contraire de l’outil, et non point un “outil perfectionné” comme beaucoup se l’imaginent, car l'outil est en quelque sorte un prolongement de l’homme lui-même, tandis que la machine réduit celui-ci à n être plus que son serviteur; et, si l’on a pu dire que “l'outil engendra le métier”, il n'est pas moins vrai que la machine le tue ; les réactions instinctives des artisans contre les premières machines s’expliquent par là d’elles-mêmes» (René Guénon, Le Règne de la quantité et les signes des temps, Paris, 1970, p. 86, note). Selon Ruskin : «Ce grand cri de douleur qui s élève de toutes nos cités industrielles et qui couvre le bruit de leurs hauts fourneaux, ne montre en réalité qu’une seule chose: ici, nous fabriquons tout, excepté des hommes» (Stones o f Venice, Œuvres de Ruskin, vol. X, p. 196) ; et, «on ne peut remédier à ce mal à l’aide de plus hauts salaires, de maisons plus confortables et d’une meilleure alimentation» (Meissner, Ibid., p. 42). «Si vos véritables idéaux visent au rendement matériel, alors plus tôt vous saurez ce que vous voulez et en affronterez les conséquences, et mieux ce sera...Plus un pays est fortement industrialisé, plus il y a de chances qu'une philosophie matérialiste s’y développe, et plus cette philosophie sera mortelle... L’industrialisme effréné tend à créer des masses d’hommes et de femmes détachées de la tradition, étrangères à la religion et ouvertes à la suggestion de masse: en d’autres termes, il tend à créer une plèbe. Et la plèbe sera toujours la plèbe, même si elle est bien nourrie, bien vêtue, bien logée et bien disciplinée» (T. S. Eliot, dans The Idea of a Christian Society).

«Il est douteux que la vie puisse être valablement vécue sans une relation consciente avec une tradition. Ceux qui vivent sans cette relation vivent comme une sorte de prolétariat moral, sans racines et sans fidélité. Car, pour avoir un sens, la vie a besoin de forme, et la forme est le fruit d’une qualité de pensée et de sentiment qui façonne une tradition» (Dorothy M. Emmet, dans The Nature o f Metuphysical Thinking, 1946, p. 163).
La félicité nécessite plus que le bien-être physique. Le visage d’un paysan indien n’a ni le caractère vide des singes grimaçants et des prostituées qui sont l’idéal des publicitaires américains, ni l’expression d’anxiété qui caractérise l’Américain «ordinaire» dans la vie quotidienne. «En dépit de nos énormes progrès technologiques, nous ne sommes pas spirituellement, et en tant qu’êtres humains, les égaux de l’aborigène australien ou de l’Esquimau moyen : nous leur sommes résolument inférieurs» (M. F. Ashley Montagu, «Socio-Biology of Man», ScientificMonthly. juin 1942, p. 49).


Pour ce qui est de l’instruction, nous nous contenterons de souligner la connexion significative entre savoir lire et écrire et les «mécaniques productives» (du reste, la « chaîne de montage » rappelle la « chaîne des forçats ») ; la lecture et l’écriture ne sont de la plus haute importance pour les masses que dans une civilisation quantitative, où l’on doit être capable de lire les avis et les annonces, si l’on veut, sans risque, gagner de l’argent et « élever son niveau de vie ».
Nous dirons également que, si l’instruction doit permettre aux masses indienne et chinoise de lire ce que lit le prolétariat occidental, elles vivront mieux, du point de vue culturel, avec leur propre littérature classique, dont chacun possède une connaissance orale. Il nous faudra ajouter qu’il est encore vrai que, comme l’écrivait sir George Birdwood en 1880, « notre éducation a détruit en eux l’amour de leur littérature... la joie qu’ils trouvaient dans leurs arts et, pis encore, la sérénité que leur religion traditionnelle et nationale leur apportait. Elle les a dégoûtés de leurs foyers : de leurs parents, de leurs sœurs et même de leurs femmes. Elle a fait naître le mécontentement dans toutes les familles atteintes par ses influences pernicieuses » (9).

Les systèmes d’éducation devraient être des prolongements de la culture de chaque peuple; mais de celle-ci, l’éducateur occidental sait peu de chose et s’en soucie encore moins. Ainsi, O. L. Reiser a déclaré que, après la guerre, les idéaux et la politique américains, loin de tolérer l’autonomie culturelle des autres peuples, domineraient le monde et que toutes les religions et les philosophies pouvaient et devaient être rejetées au profit de l’« humanisme scientifique », appelé à devenir « la religion de l’humanité » (10).
Disons simplement que, si les races occidentales veulent faire quelque chose dans l’avenir pour les peuples dont les cultures ont été broyées par les intérêts du commerce et de la «religion», elles devront commencer par renoncer à ce qui a été appelé avec justesse leur « fureur de prosélytisme » - « hypocrites, car vous parcourez terres et mers en quête d’un seul prosélyte » (11).

9. Sir George Birdwood, Industrial Arts o f India, 1880.
10. O. L. Reiser, A New Earth and a New Humanity, New York, 1942, p. 209.
11. Saint Matthieu, 23. 15.

Nous oublions que, si beaucoup de peuples d’Asie, pour des raisons assez évidentes, sont insuffisamment pourvus en biens nécessaires à la vie, tous ne sont pas dans le même cas. On oublie que c’est une conception asiatique fondamentale que d’estimer, une fois donné ce qui est nécessaire à la vie, qu’il est illusoire de croire que l’acquisition d’autres biens soit souhaitable.
Alors que l’Européen aspire à une vieillesse économiquement indépendante, la perspective indienne propose pour la vieillesse une indépendance du fait économique. Les « cobayes » d’un ouvrage bien connu, en d’autres termes vous et moi, dont les désirs sont continuellement exacerbés par le spectacle et le bruit des publicités (il a été admis que « toutes les industries unissent leurs forces pour imposer dans chaque foyer un plus haut niveau de vie ») (12), ont été comparés par un écrivain indien (13) à un autre animal - « l’âne, devant lequel le conducteur suspend à un bâton attaché à son propre harnais une carotte très appétissante. Plus l’animal court pour attraper la carotte, plus la charrette avance», c’est-à-dire plus les dividendes sont élevés.
Nous sommes l’âne, le fabricant est le conducteur, et cette situation nous plaît tant que, dans notre bienveillance, nous aimerions également que les Balinais deviennent des ânes - en même temps que nous demandons s’ils ont déjà été contaminés.
«Pollué» veut dire «dégradé», mais le mot a aussi le sens plus sinistre de «spolié»; et il y a des façons de vivre, ainsi que des biens matériels, dont on peut être «dépouillé».

12. «On peut se demander si tout ce qu’une machine fabrique pour un usage directement humain est générateur de bien pour l’homme» (dans The Nation, 27 novembre 1943). L. Ziegler, dans Forum Philosophicum, 1,87, 88: «Tout article qui ne répond pas à un besoin existant est, par-dessus tout, la chose au monde la plus superflue... Il faut tout d’abord susciter artificiellement un besoin là où il n’existait pas... L’organisation économique actuelle est conçue pour la stimulation, voire même la “création” de besoins... comme si les salaires et les revenus pouvaient, d’une manière ou d’une autre, suivre la même allure que ce besoin de marchandises éveillé artificiellement... L’incessant déploiement de marchandises que suscite la mode, confère un caractère de nécessité à une masse d’articles si variée et si illimitée que même le pouvoir d’achat des riches s’avère insuffisant, tandis que les pauvres semblent condamnés à une pauvreté inimaginable jusqu’alors. De ce point de vue, la finance moderne se révèle comme l’ennemie de la société, et même, comme sa destructrice.» Car il faut noter, avec Albert Schweitzer, que «chaque fois que le commerce du bois marche bien, une famine permanente règne dans la région de l’Ogooué». Les guerres modernes n’existent en fait que pour assurer des marchés mondiaux; autrement dit, afin que tous les peuples “arriérés” soient contraints d acheter une quantité annuelle de gadgets à ceux qui se qualifient eux-mêmes « d’évolués ».
Ici, cependant, ce sont les effets moraux de la fabrication en vue du profil dont nous nous occupons, et spécialement son effet sur ceux qui sont contraints, d’une part, de fournir des matières premières et, de l’autre, d’acheter des gadgets manufacturés. Non seulement le passage d’une économie d’échange à une économie monétaire est, en réalité, celui «d’une économie d’abondance à une économie de pénurie» (Parsons, Puehlo Indian Religion, 1939, p. 1144), mais il s'agit aussi de l’empoisonnement de la vie de peuples heureux, de leur culture détruite pour satisfaire l’avidité saurienne des «démocraties» ploutocratiques.
Dans les Balkans, par exemple, «il y avait deux sortes de gens. Il y avait le peuple tel qu'il a toujours été depuis le commencement des temps, travaillant dans les villages, les petites villes et les capitales. Mais il y avait aussi un nouveau peuple, engendré par les nouvelles villes que le développement industriel et financier du XIXe siècle avait fait naître partout en Europe... Ces gens d'une nouvelle sorte avaient été dépossédés de leur tradition raciale et ne disposaient d'aucun héritage de sagesse ; élevés sans jardin, destinés à travailler sur des machines, ils étaient, pour la plupart, dénués de l’éducation que confère l’artisanat ; et ils avaient plus que jamais besoin de cette sagesse et de cette éducation, parce qu’ils vivaient dans des conditions de frustration et d’insécurité inconnues jusqu’alors» (Rebecca West, Black Lamb and Grey Falcon).
«Le progrès scientifique, le discrédit de la religion et le triomphe durable du capitalisme ont concentré l’essentiel de la personnalité de l’homme occidental sur un seul but : le succès dont l’unique preuve est l’acquisition continuelle de l'argent... Mais ce genre de formation, tandis qu’elle met l’accent sur l’amour-propre et le succès, libère en même temps une agressivité extraordinaire qui revêt tant de formes cruelles. L’agressivité intériorisée a pour résultat le masochisme, des sentiments d’infériorité, la passivité et d autres formes de faiblesse. Extériorisée, c’est le sadisme, la rivalité extrême, l’envie et les conflits, dont le paroxysme social est la guerre. L’émulation, qui inspire toute la formation psychologique, n’est pas un mal en soi, car elle peut faire naître un être solide et confiant en lui-même ; mais, dans une économie de pénurie comme la nôtre, le contact entre le système social et une personnalité essentiellement concentrée sur la course au succès accable la vie de la plupart des êtres humains d’une tension et d’une insécurité pour lesquelles un seul terme est adéquat: la névrose perpétuelle» (Delmore Schwartz, compte rendu de deux livres d’Abram Kardiner, The Individual and His Society et The Psychological Frontiers o f Society, 1939 et 1945, dans The Nation, 12 janvier 1946, p. 46-48).
Il est désormais évident que les hommes entendent maintenant par «civilisation» une forme essentiellement vicieuse et destructrice, ou que ce qui est appelé «progrès» est à la fois suicidaire et meurtrier. «La civilisation, telle que nous l’avons sous les yeux, ne peut s’achever que par un désastre» (G. H. Estabrooks, Man the Mechanical Misfit, New York, 1941, p. 246); ou, comme le disent si bien C. H. Grattan et G. R. Leighton, «il n’est personne qui recherche la paix et la tranquillité pour s’occuper de commerce international» (dans Harper s Magazine, août 1944). Mais les catastrophes d’aujourd’hui ne sont que les prémices de l’écroulement futur.

13. J. C. Kumarappa. Voir Philon d’Alexandrie, De specialihus legibus, IV, 80 sq.


A suivre....