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CHAPITRE XII : Organisations initiatiques et sociétés secrètes
Il est, sur la nature des organisations initiatiques, une autre erreur
très fréquente, qui devra nous retenir plus longtemps que celle qui consiste à
les assimiler aux « sectes » religieuses, car elle se rapporte à un point qui
semble particulièrement difficile à comprendre pour la plupart de nos
contemporains, mais que nous considérons comme tout à fait essentiel : c’est
que de telles organisations diffèrent totalement, par leur nature même, de tout
ce que, de nos jours, on appelle « sociétés » ou « associations », celles-ci
étant définies par des caractères extérieurs qui peuvent faire entièrement
défaut à celles-là, et qui, même s’ils s’y introduisent parfois, leur demeurent
toujours accidentels et ne doivent même y être regardés, ainsi que nous l’avons
d’ailleurs indiqué déjà dès le début, que comme l’effet d’une sorte de
dégénérescence, ou, si l’on veut, de « contamination », en ce sens qu’il s’agit
là de l’adoption de formes profanes ou tout au moins exotériques, sans aucun
rapport avec le but réel de ces organisations.
Il est donc tout à fait erroné
d’identifier, comme on le fait communément, « organisations initiatiques » et «
sociétés secrètes » ; et, tout d’abord, il est bien évident que les deux
expressions ne peuvent aucunement coïncider dans leur application, car, en
fait, il y a bien des sortes de sociétés secrètes, dont beaucoup n’ont très
certainement rien d’initiatique ; il peut s’en constituer par le fait d’une
simple initiative individuelle, et pour un but tout à fait quelconque ; nous
aurons d’ailleurs à revenir là-dessus par la suite.
D’autre part, et c’est là
sans doute la cause principale de l’erreur que nous venons de mentionner, s’il
arrive qu’une organisation initiatique prenne accidentellement, comme nous le
disions tout à l’heure, la forme d’une société, celle-ci sera forcément
secrète, dans l’un au moins des sens que l’on donne à ce mot en pareil cas, et
que l’on n’a pas toujours soin de distinguer avec une précision suffisante.
Il faut dire, en effet, qu’on paraît, dans l’usage courant, attacher à
cette expression de « sociétés secrètes » plusieurs significations assez
différentes les unes des autres, et qui ne semblent pas nécessairement liées
entre elles, d’où des divergences d’opinion lorsqu’il s’agit de savoir si cette
désignation convient réellement à tel ou tel cas particulier. Certains veulent
la restreindre aux associations qui dissimulent leur existence, ou tout au
moins le nom de leurs membres ; d’autres l’étendent à celles qui sont
simplement « fermées », ou qui ne gardent le secret que sur certaines formes
spéciales, rituéliques ou non, adoptées par elles, sur certains moyens de
reconnaissance réservés à leurs membres, ou autres choses de ce genre ; et,
naturellement, les premiers protesteront quand les seconds qualifieront de
secrète une association qui effectivement ne saurait rentrer dans leur propre
définition.
Nous disons « protesteront » parce que, trop souvent, les discussions
de cette sorte n’ont point un caractère entièrement désintéressé : quand les
adversaires plus ou moins ouvertement déclarés d’une association quelconque la
disent secrète, à tort ou à raison, ils y mettent manifestement une intention
polémique et plus ou moins injurieuse, comme si le secret ne pouvait avoir à
leurs yeux que des motifs « inavouables », et même on peut parfois y discerner
comme une sorte de menace à peine déguisée, en ce sens qu’il y a là une
allusion voulue à l’« illégalité » d’une telle association, car il est à peine
besoin de dire que c’est toujours sur le terrain « social », sinon même plus
précisément « politique », que se portent de préférence de semblables
discussions.
Il est fort compréhensible que, dans ces conditions, les membres ou
les partisans de l’association en cause s’efforcent d’établir que l’épithète de
« secrète » ne saurait réellement lui convenir, et que, pour cette raison, ils
ne veuillent accepter que la définition la plus limitée, celle qui, le plus
évidemment, ne saurait lui être applicable, On peut d’ailleurs dire, d’une
façon tout à fait générale, que la plupart des discussions n’ont d’autre cause
qu’un défaut d’entente sur le sens des termes qu’on emploie ; mais, quand des
intérêts quelconques sont en jeu, ainsi qu’il arrive ici, derrière cette
divergence dans l’emploi des mots, il est très probable que la discussion
pourra se poursuivre indéfiniment sans que les adversaires arrivent jamais à se
mettre d’accord.
En tout cas, les contingences qui interviennent là-dedans sont
assurément fort loin du domaine initiatique, le seul qui nous concerne ; si
nous avons cru devoir en dire quelques mots ici, c’est uniquement pour déblayer
le terrain en quelque sorte, et aussi parce que cela suffirait à montrer que,
dans toutes les querelles se rapportant aux sociétés secrètes ou soi-disant
telles, ou ce n’est pas d’organisations initiatiques qu’il s’agit, ou tout au
moins ce n’est pas le caractère de celles-ci comme telles qui est en cause, ce
qui serait d’ailleurs impossible pour d’autres raisons plus profondes que la
suite de notre exposé fera mieux comprendre.
Nous plaçant entièrement en dehors de ces discussions, et à un point
de vue qui ne peut être que celui d’une connaissance tout à fait désintéressée,
nous pouvons dire ceci : une organisation, qu’elle revête ou non les formes
particulières, et d’ailleurs tout extérieures, permettant de la définir comme
une société, pourra être qualifiée de secrète, au sens le plus large de ce mot,
et sans qu’il s’y attache la moindre intention défavorable (1), lorsque cette
organisation possédera un secret, de quelque nature qu’il soit, et que
d’ailleurs il soit tel par la force même des choses ou seulement en vertu d’une
convention plus ou moins artificielle et plus ou moins expresse. Cette définition
est, pensons-nous, assez étendue pour qu’on puisse y faire rentrer tous les cas
possibles, depuis celui des organisations initiatiques les plus éloignées de
toute manifestation extérieure, jusqu’à celui de simples sociétés à but
quelconque, politique ou autre, et n’ayant, comme nous le disions plus haut,
rien d’initiatique ni même de traditionnel.
1 En
fait, l’intention défavorable qu’on y attache communément procède uniquement
de ce trait caractéristique de la mentalité moderne que nous avons défini
ailleurs comme la « haine du secret » sous toutes ses formes (Le Règne de la
Quantité et les Signes des Temps, ch. XII).
C’est donc à l’intérieur du domaine qu’elle embrasse, et en nous
basant autant que possible sur ses termes mêmes, que nous devrons faire les
distinctions nécessaires, et cela d’une double façon, c’est-à-dire, d’une part,
entre les organisations qui sont des sociétés et celles qui ne le sont pas, et,
d’autre part, entre celles qui ont un caractère initiatique et celles qui en
sont dépourvues, car, du fait de la « contamination » que nous avons signalée,
ces deux distinctions ne peuvent pas coïncider exactement ; elles
coïncideraient seulement si les contingences historiques n’avaient pas amené,
dans certains cas, une intrusion de formes profanes dans des organisations qui,
par leur origine et par leur but essentiel, sont cependant de nature
incontestablement initiatique.
Sur le premier des deux points que nous venons d’indiquer, il n’y a
pas lieu d’insister très longuement, car, en somme, chacun sait assez ce qu’est
une « société », c’est-à-dire une association ayant des statuts, des
règlements, des réunions à lieu et date fixes, tenant registre de ses membres,
possédant des archives, des procès verbaux de ses séances et autres documents
écrits, en un mot entourée de tout un appareil extérieur plus ou moins
encombrant (1).
Tout cela, nous le répétons, est parfaitement inutile pour une
organisation initiatique, qui, en fait de formes extérieures, n’a besoin de
rien d’autre qu’un certain ensemble de rites et de symboles, lesquels, de même
que l’enseignement qui les accompagne et les explique, doivent régulièrement se
transmettre par tradition orale.
Nous rappellerons encore à ce propos que, même
s’il arrive parfois que ces choses soient mises par écrit, ce ne peut jamais
être qu’à titre de simple « aide-mémoire », et que cela ne saurait en aucun cas
dispenser de la transmission orale et directe, puisque seule elle permet la
communication d’une influence spirituelle, ce qui est la raison d’être
fondamentale de toute organisation initiatique ; un profane qui connaîtrait
tous les rites pour en avoir lu la description dans des livres ne serait
nullement initié pour cela, car il est bien évident que, par là, l’influence
spirituelle attachée à ces rites ne lui aurait été transmise en aucune façon.
Une conséquence immédiate de ce que nous venons de dire, c’est qu’une
organisation initiatique, tant qu’elle ne prend pas la forme accidentelle d’une
société, avec toutes les manifestations extérieures que comporte celle-ci, est
en quelque sorte « insaisissable » au monde profane ; et l’on peut comprendre
sans peine qu’elle ne laisse aucune trace accessible aux investigations des
historiens ordinaires, dont la méthode a pour caractère essentiel de ne s’en référer
qu’aux seuls documents écrits, lesquels sont inexistants en pareil cas.
Par
contre, toute société, si secrète qu’elle puisse être, présente des « dehors »
qui sont forcément à la portée des recherches des profanes, et par lesquels il
est toujours possible que ceux-ci arrivent à en avoir connaissance dans une
certaine mesure, même s’ils sont incapables d’en pénétrer la nature plus
profonde. Il va de soi que cette dernière restriction concerne les
organisations initiatiques ayant pris une telle forme, ou, dirions-nous
volontiers, dégénérées en sociétés du fait des circonstances et du milieu où
elles se trouvent situées ; et nous ajouterons que ce phénomène ne s’est jamais
produit aussi nettement que dans le monde occidental moderne, où il affecte
tout ce qui subsiste encore d’organisations pouvant revendiquer un caractère
authentiquement initiatique même si, comme on ne le constate que trop souvent,
ce caractère, dans leur état actuel, en arrive à être méconnu ou incompris de
la plupart de leurs membres eux-mêmes.
1 Il
ne faut pas oublier de mentionner le coté « financier » exigé par le fait de
cet appareil même, car on ne sait que trop que la question des « cotisations »
prend une importance considérable dans toutes les sociétés, y compris les
organisations initiatiques occidentales qui en ont pris la forme extérieure.
Nous ne voulons pas rechercher ici les causes de cette méconnaissance,
qui sont diverses et multiples, et qui tiennent en grande partie à la nature
spéciale de la mentalité moderne ; nous signalerons seulement que cette forme
de sociétés peut bien y être elle-même pour quelque chose, car, l’extérieur y
prenant inévitablement une importance disproportionnée avec sa valeur réelle,
l’accidentel finit par masquer complètement l’essentiel ; et, de plus, les
similitudes apparentes avec les sociétés profanes peuvent aussi occasionner
maintes méprises sur la véritable nature de ces organisations.
Nous ne donnerons de ces méprises qu’un seul exemple, qui touche de
plus près au fond même de notre sujet : quand il s’agit d’une société profane,
on peut en sortir comme on y est entré, et on se retrouve alors purement et
simplement ce qu’on était auparavant ; une démission ou une radiation suffit
pour que tout lien soit rompu, ce lien étant évidemment de nature tout
extérieure et n’impliquant aucune modification profonde de l’être.
Au
contraire, dès lors qu’on a été admis dans une organisation initiatique, quelle
qu’elle soit, on ne peut jamais, par aucun moyen, cesser d’y être rattaché,
puisque l’initiation, par là même qu’elle consiste essentiellement dans la
transmission d’une influence spirituelle, est nécessairement conférée une fois
pour toutes et possède un caractère proprement ineffaçable ; c’est là un fait
d’ordre « intérieur » contre lequel nulle formalité administrative ne peut
rien. Mais, partout où il y a société, il y a par là même des formalités
administratives, il peut y avoir des démissions et des radiations, par
lesquelles on cessera, selon les apparences, de faire partie de la société considérée
; et l’on voit tout de suite l’équivoque qui en résultera dans le cas où
celle-ci ne représentera en somme que l’« extériorité » d’une organisation
initiatique. Il faudrait donc, en toute rigueur, faire alors, sous ce rapport,
une distinction entre la société et l’organisation initiatique comme telle ;
et, puisque la première n’est, comme nous l’avons dit, qu’une simple forme
accidentelle et « surajoutée », dont la seconde, en elle-même et dans tout ce
qui en constitue l’essence, demeure entièrement indépendante, l’application de
cette distinction présente en réalité beaucoup moins de difficultés qu’il ne
pourrait le sembler au premier abord.
Une autre conséquence à laquelle nous sommes logiquement amené par ces
considérations est celle-ci : une société, même secrète, peut toujours être en
butte à des atteintes venant de l’extérieur, parce qu’il y a dans sa
constitution des éléments qui se situent, si l’on peut dire, au même niveau que
celles-ci ; elle pourra ainsi, notamment, être dissoute par l’action d’un
pouvoir politique. Par contre, l’organisation initiatique, par sa nature même,
échappe à de telles contingences, et aucune force extérieure ne peut la
supprimer ; en ce sens-là aussi, elle est véritablement « insaisissable ». En
effet, puisque la qualité de ses membres ne peut jamais se perdre ni leur être
enlevée, elle conserve une existence effective tant qu’un seul d’entre eux
demeure vivant, et seule la mort du dernier entraînera sa disparition ; mais
cette éventualité même suppose que ses représentants autorisés auront, pour des
raisons dont ils sont seuls juges, renoncé à assurer la continuation de la
transmission de ce dont ils sont les dépositaires ; et ainsi la seule cause
possible de sa suppression, ou plutôt de son extinction, se trouve
nécessairement à son intérieur même.
Enfin, toute organisation initiatique est encore « insaisissable » au
point de vue de son secret, celui-ci étant tel par nature et non par
convention, et ne pouvant par conséquent en aucun cas être pénétré par les profanes,
hypothèse qui impliquerait en elle-même une contradiction, car le véritable
secret initiatique n’est rien d’autre que l’« incommunicable », et l’initiation
seule peut donner accès à sa connaissance. Mais ceci se rapporte plutôt à la
seconde des deux distinctions que nous avons indiquées plus haut, celle des
organisations initiatiques et des sociétés secrètes qui n’ont aucunement ce
caractère ; cette distinction devrait d’ailleurs, semble-t-il, pouvoir se faire
très facilement par la différence même du but que se proposent les unes et les
autres ; mais, en fait, la question est plus complexe qu’il ne le paraît ainsi
tout d’abord.
Il y a cependant un cas qui ne peut faire aucun doute : quand on
se trouve en présence d’un groupement constitué pour des fins quelconques et
dont l’origine est entièrement connue, dont on sait qu’il a été créé de toutes
pièces par des individualités dont on peut citer les noms, et qu’il ne possède
par conséquent aucun rattachement traditionnel, on peut être dès lors assuré que
ce groupement, quelles que soient d’ailleurs ses prétentions, n’a absolument
rien d’initiatique. L’existence de formes rituéliques dans certains de ces
groupements n’y change rien, car de telles formes, empruntées ou imitées des
organisations initiatiques, ne sont alors qu’une simple parodie dépourvue de
toute valeur réelle ; et d’autre part, ceci ne s’applique pas seulement à des
organisations dont les fins sont uniquement politiques ou plus généralement «
sociales », dans l’un quelconque des sens que l’on peut attribuer à ce mot,
mais aussi à toutes ces formations modernes que nous avons appelées pseudo-initiatiques,
y compris celles qui invoquent un vague rattachement « idéal » à une tradition
quelconque.
Par contre, il peut y avoir doute dès qu’on a affaire à une
organisation dont l’origine présente quelque chose d’énigmatique et ne saurait
être rapportée à des individualités définies ; en effet, même si ses
manifestations connues n’ont évidemment aucun caractère initiatique, il se peut
néanmoins qu’elle représente une déviation ou une dégénérescence de quelque
chose qui était primitivement tel. Cette déviation, qui peut se produire
surtout sous l’influence de préoccupations d’ordre social, suppose que
l’incompréhension du but premier et essentiel est devenue générale chez les
membres de cette organisation ; elle peut d’ailleurs être plus ou moins
complète, et ce qui subsiste encore d’organisations initiatiques en Occident
représente en quelque sorte, dans son état actuel, un stade intermédiaire à cet
égard.
Le cas extrême sera celui où, les formes rituéliques et symboliques
étant cependant conservées, personne n’aura plus la moindre conscience de leur
véritable caractère initiatique, si bien qu’on ne les interprétera plus qu’en
fonction d’une application contingente quelconque ; que celle-ci soit
d’ailleurs légitime ou non, là n’est pas la question, la dégénérescence
consistant proprement dans le fait qu’on n’envisage rien au delà de cette
application et du domaine plus ou moins extérieur auquel elle se rapporte
spécialement. Il est bien clair que, en pareil cas, ceux qui ne voient les
choses que « du dehors » seront incapables de discerner ce dont il s’agit en
réalité et de faire la distinction entre de telles organisations et celles dont
nous parlions en premier lieu, d’autant plus que, lorsque celles-là en sont
arrivées à n’avoir plus, consciemment du moins, qu’un but similaire à celui
pour lequel celles-ci ont été créées artificiellement, il en résulte une sorte
d’« affinité » de fait en vertu de laquelle les unes et les autres peuvent se
trouver en contact plus ou moins direct, et même finir parfois par s’entremêler
de façon plus ou moins inextricable.
Pour mieux faire comprendre ce que nous venons de dire, il convient de
s’appuyer sur des cas précis ; aussi citerons-nous l’exemple de deux
organisations qui, extérieurement, peuvent paraître assez comparables entre
elles, et qui cependant diffèrent nettement par leurs origines, de telle sorte
qu’elles rentrent respectivement dans l’une et l’autre des deux catégories que
nous venons de distinguer : les Illuminés de Bavière et les Carbonari.
En ce
qui concerne les premiers, les fondateurs sont connus, et l’on sait de quelle
façon ils ont élaboré le « système » de leur propre initiative, en dehors de
tout rattachement à quoi que ce soit de préexistant ; on sait aussi par quels
états successifs sont passés les grades et les rituels, dont certains ne furent
d’ailleurs jamais pratiqués et n’existèrent que sur le papier ; car tout fut
mis par écrit dès le début et à mesure que se développaient et se précisaient
les idées des fondateurs, et c’est même là ce qui fit échouer leurs plans,
lesquels, bien entendu, se rapportaient exclusivement au domaine social et ne
le dépassaient sous aucun rapport.
Il n’est donc pas douteux qu’il ne s’agit là
que de l’œuvre artificielle de quelques individus, et que les formes qu’ils
avaient adoptées ne pouvaient constituer qu’un simulacre ou une parodie
d’initiation, le rattachement traditionnel faisant défaut tout autant que le
but réellement initiatique était étranger à leurs préoccupations.
Si l’on
considère au contraire le Carbonarisme, on constate, d’une part, qu’il est
impossible de lui assigner une origine « historique » de ce genre, et, d’autre
part, que ses rituels présentent nettement le caractère d’une « initiation de
métier », apparentée comme telle à la Maçonnerie et au Compagnonnage ; mais,
tandis que ceux-ci ont toujours gardé une certaine conscience de leur caractère
initiatique, si amoindrie soit-elle par l’intrusion de préoccupations d’ordre
contingent, et la part de plus en plus grande qui leur a été faite, il semble
bien (quoiqu’on ne puisse jamais être absolument affirmatif à cet égard, un
petit nombre de membres, et qui ne sont pas forcément les chefs apparents, pouvant
toujours faire exception à l’incompréhension générale sans en rien laisser
paraître) (1) que le Carbonarisme ait poussé finalement la dégénérescence à
l’extrême, au point de n’être plus rien d’autre en fait que cette simple
association de conspirateurs politiques dont on connaît l’action dans
l’histoire du XIXème siècle. Les Carbonari se mêlèrent alors à d’autres
associations de fondation toute récente et qui n’avaient jamais eu rien
d’initiatique, tandis que, d’un autre côté, beaucoup d’entre eux appartenaient
en même temps à la Maçonnerie, ce qui peut s’expliquer à la fois par l’affinité
des deux organisations et par une certaine dégénérescence de la Maçonnerie
elle-même, allant dans le même sens, quoique moins loin, que celle du Carbonarisme.
1 On
ne pourrait d’ailleurs pas leur reprocher une telle attitude si
l’incompréhension est devenue telle qu’il soit pratiquement impossible de
réagir contre elle.
Quant aux Illuminés, leurs rapports avec la Maçonnerie eurent un tout
autre caractère : ceux qui y entrèrent ne le firent qu’avec l’intention bien
arrêtée d’y acquérir une influence prépondérante et de s’en servir comme d’un
instrument pour la réalisation de leurs desseins particuliers, ce qui échoua
d’ailleurs comme tout le reste ; et, pour le dire en passant, on voit assez par
là combien ceux qui prétendent faire des Illuminés eux-mêmes une organisation «
maçonnique » sont loin de la vérité. Ajoutons encore que l’ambiguïté de cette
appellation d’« Illuminés » ne doit aucunement faire illusion : elle n’était
prise là que dans une acception strictement « rationaliste », et il ne faut pas
oublier que, au XVIIIème siècle, les « lumières » avaient en Allemagne une
signification à peu près équivalente à celle de la « philosophie » en France ;
c’est dire qu’on ne saurait rien concevoir de plus profane et même de plus
formellement contraire à tout esprit initiatique ou seulement traditionnel.
Ouvrons encore une parenthèse à propos de cette dernière remarque ;
s’il arrive que des idées « philosophiques » et plus ou moins « rationalistes »
s’infiltrent dans une organisation initiatique, il ne faut voir là que l’effet
d’une erreur individuelle (ou collective) de ses membres, due à leur incapacité
de comprendre sa véritable nature, et par conséquent de se garantir de toute «
contamination » profane ; cette erreur, bien entendu, n’affecte aucunement le
principe même de l’organisation, mais elle est un des symptômes de cette
dégénérescence de fait dont nous avons parlé, que celle-ci ait d’ailleurs
atteint un degré plus ou moins avancé.
Nous en dirons autant du «
sentimentalisme » et du « moralisme » sous toutes leurs formes, choses non
moins profanes par leur nature même ; le tout est du reste, en général, lié
plus ou moins étroitement à une prédominance des préoccupations sociales ; mais
c’est surtout quand celles-ci en viennent à prendre une forme spécifiquement «
politique », au sens le plus étroit du mot, que la dégénérescence risque de
devenir à peu près irrémédiable.
Un des phénomènes les plus étranges en ce
genre, c’est la pénétration des idées « démocratiques » dans les organisations
initiatiques occidentales (et naturellement, nous pensons surtout ici à la
Maçonnerie, ou tout au moins à certaines de ses fractions), sans que leurs
membres paraissent s’apercevoir qu’il y a là une contradiction pure et simple,
et même sous un double rapport : en effet, par définition même, toute
organisation initiatique est en opposition formelle avec la conception «
démocratique » et « égalitaire », d’abord par rapport au monde profane,
vis-à-vis duquel elle constitue, dans l’acception la plus exacte du terme, une
« élite » séparée et fermée, et ensuite en elle-même, par la hiérarchie de
grades et de fonctions qu’elle établit nécessairement entre ses propres
membres. Ce phénomène n’est d’ailleurs qu’une des manifestations de la
déviation de l’esprit occidental moderne qui s’étend et pénètre partout, même
là où elle devrait rencontrer la résistance la plus irréductible ; et ceci, du
reste, ne s’applique pas uniquement au point de vue initiatique, mais tout
aussi bien au point de vue religieux, c’est-à-dire en somme à tout ce qui
possède un caractère véritablement traditionnel.
Ainsi, à côté des organisations demeurées purement initiatiques, il y
a celles qui, pour une raison ou pour une autre, ont dégénéré ou dévié plus ou
moins complètement, mais qui demeurent pourtant toujours initiatiques dans leur
essence profonde, si incomprise que soit celle-ci dans leur état présent.
Il y
a ensuite celles qui n’en sont que la contrefaçon ou la caricature,
c’est-à-dire les organisations pseudo-initiatiques ; et il y a enfin d’autres
organisations à caractère également plus ou moins secret, mais qui n’ont aucune
prétention de cet ordre, et qui ne se proposent que des buts n’ayant évidemment
aucun rapport avec le domaine initiatique ; mais il doit être bien entendu que,
quelles que soient les apparences, les organisations pseudo-initiatiques sont
en réalité tout aussi profanes que ces dernières, et qu’ainsi les unes et les
autres ne forment vraiment qu’un seul groupe, par opposition à celui des
organisations initiatiques, pures ou « contaminées » d’influences profanes.
"A cet égard la Ibn Arabi Society exerce une influence particulièrement nocive" CA Gilis |
Mais, à tout cela, il faut encore ajouter une autre catégorie, celle des
organisations qui relèvent de la « contre-initiation », et qui ont
certainement, dans le monde actuel, une importance bien plus considérable qu’on
ne serait tenté de le supposer communément ; nous nous bornerons ici à les
mentionner, sans quoi notre énumération présenterait une grave lacune, et nous
signalerons seulement une nouvelle complication qui résulte de leur existence :
il arrive dans certains cas qu’elles exercent une influence plus ou moins
directe sur des organisations profanes, et spécialement pseudo-initiatiques (1)
; de là une difficulté de plus pour déterminer exactement le caractère réel de
telle ou telle organisation ; mais, bien entendu, nous n’avons pas à nous
occuper ici de l’examen des cas particuliers, et il nous suffit d’avoir indiqué
assez nettement la classification qu’il convient d’établir d’une façon
générale.
Pourtant, ce n’est pas tout encore ; il y a des organisations qui,
tout en n’ayant en elles-mêmes qu’un but d’ordre contingent, possèdent
cependant un véritable rattachement traditionnel, parce qu’elles procèdent
d’organisations initiatiques dont elles ne sont en quelque sorte qu’une
émanation, et par lesquelles elles sont dirigées « invisiblement », alors même
que leurs chefs apparents y sont entièrement étrangers. Ce cas, comme nous
l’avons déjà indiqué, se rencontre en particulier dans les organisations
secrètes extrême-orientales : constituées uniquement en vue d’un but spécial,
celles-là n’ont généralement qu’une existence temporaire, et elles
disparaissent sans laisser de traces dès que leur mission est accomplie ; mais
elles représentent en réalité le dernier échelon, et le plus extérieur, d’une
hiérarchie s’élevant de proche en proche jusqu’aux organisations initiatiques
les plus pures et les plus inaccessibles aux regards du monde profane. Il ne
s’agit donc plus aucunement ici d’une dégénérescence des organisations
initiatiques, mais bien de formations expressément voulues par celles-ci, sans
qu’elles-mêmes descendent à ce niveau contingent et se mêlent à l’action qui
s’y exerce, et cela pour des fins qui, naturellement, sont bien différentes de
tout ce que peut voir ou supposer un observateur superficiel.
Nous rappellerons
ce que nous avons déjà dit plus haut à ce sujet, que les plus extérieures de
ces organisations peuvent se trouver parfois en opposition et même en lutte les
unes avec les autres, et avoir néanmoins une direction ou une inspiration
commune, cette direction étant au delà du domaine où s’affirme leur opposition
et pour lequel seul elle est valable ; et peut-être ceci trouverait-il aussi
son application ailleurs qu’en Extrême-Orient, bien qu’une telle
hiérarchisation d’organisations superposées ne se rencontre sans doute nulle
part d’une façon aussi nette et aussi complète que dans ce qui relève de la tradition
taoïste.
1
Cf. Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. XXXVI.
On a là des organisations d’un caractère « mixte » en quelque sorte,
dont on ne peut dire qu’elles soient proprement initiatiques, mais non plus
qu’elle soient simplement profanes, puisque leur rattachement aux organisations
supérieures leur confère une participation, fut-elle indirecte et inconsciente,
à une tradition dont l’essence est purement initiatique (1) ; et quelque chose
de cette essence se retrouve toujours dans leurs rites et leurs symboles pour
ceux qui savent en pénétrer le sens le plus profond.
Toutes les catégories d’organisations que nous avons envisagées n’ont
guère en commun que le seul fait d’avoir un secret, quelle qu’en soit
d’ailleurs la nature ; et il va de soi que, de l’une à l’autre, celle-ci peut
être extrêmement différente : entre le véritable secret initiatique et un
dessein politique qu’on tient caché, ou encore la dissimulation de l’existence
d’une association ou des noms de ses membres pour des raisons de simple
prudence, il n’y a évidemment aucune comparaison possible. Encore ne
parlons-nous pas de ces groupements fantaisistes, comme il en existe tant de
nos jours et notamment dans les pays anglo-saxons, qui, pour « singer » les
organisations initiatiques, adoptent des formes qui ne recouvrent absolument
rien, qui sont réellement dépourvues de toute portée et même de toute
signification, et sur lesquelles elles prétendent garder un secret qui ne se
justifie par aucune raison sérieuse.
Ce dernier cas n’a d’intérêt qu’en ce
qu’il montre assez clairement la méprise qui se produit couramment, dans
l’esprit du public profane, sur la nature du secret initiatique ; on s’imagine
en effet que celui-ci porte tout simplement sur les rites, ainsi que sur des
mots et des signes employés comme moyens de reconnaissance, ce qui en ferait un
secret aussi extérieur et artificiel que n’importe quel autre, un secret qui en
somme ne serait tel que par convention. Or, si un tel secret existe en fait
dans la plupart des organisations initiatiques, il n’y est pourtant qu’un
élément tout à fait secondaire et accidentel, et, à vrai dire, il n’a qu’une
valeur de symbole par rapport au véritable secret initiatique, qui, lui, est
tel par la nature même des choses, et qui par conséquent ne saurait jamais être
trahi en aucune façon, étant d’ordre purement intérieur et, comme nous l’avons
déjà dit, résidant proprement dans l’« incommunicable ».
1
Rappelons que le Taoïsme représente uniquement le côté ésotérique de la
tradition extrême-orientale, son côté exotérique étant constitué par le
Confucianisme.