samedi 13 juillet 2019

Guénon : Paradis terrestre et paradis céleste (fin)


L’ouvrage de René Guénon "Autorité spirituelle et pouvoir temporel", que je vous propose de découvrir, se présentera comme suit :

Table des matières

Chapitre I.         Autorité et hiérarchie
Chapitre II.        Fonctions du sacerdoce et de la royauté
Chapitre III.      Connaissance et action
Chapitre VI.      La révolte des Kshatriyas
Chapitre VIII.    Paradis terrestre et paradis céleste : part 1; part 2 ; part 3
Chapitre IX.      La loi immuable


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Paradis terrestre et paradis céleste

Partie 1 : ICI
Partie 2 : ICI


En fait, lorsque la connaissance « physique » est séparée de son principe transcendant, elle perd sa principale raison d’être et ne tarde pas à devenir hétérodoxe ; c’est alors qu’apparaissent, comme nous l’avons expliqué, les doctrines « naturalistes », résultat de l’adultération des « sciences traditionnelles » par les Kshatriyas révoltés ; c’est déjà un acheminement vers la « science profane », qui sera l’œuvre propre des castes inférieures et le signe de leur domination dans l’ordre intellectuel, si toutefois, en pareil cas, on peut encore parler d’intellectualité.

Là comme dans l’ordre politique, la révolte des Kshatriyas prépare donc la voie à celle des Vaishyas et des Shûdras ; et c’est ainsi que, d’étape en étape, on en arrive au plus bas utilitarisme, à la négation de toute connaissance désintéressée, fût-elle d’un rang inférieur, et de toute réalité dépassant le domaine sensible ; c’est là, très exactement, ce que nous pouvons constater à notre époque, où le monde occidental est presque arrivé au dernier degré de cette descente qui, comme la chute des corps pesants, va sans cesse en s’accélérant.

Il reste encore, dans le texte du De Monarchia, un point que nous n’avons pas élucidé, et qui n’est pas moins digne de remarque que tout ce que nous en avons expliqué jusqu’ici : c’est l’allusion à la navigation que contient la dernière phrase, suivant un symbolisme dont Dante se sert d’ailleurs très fréquemment (1).

(1) Voir à ce sujet Arturo Reghini, L’Allegoria esoterica di Dante, dans Il Nuovo Patto, septembre-novembre 1921, pp, 546-548.


Parmi les emblèmes qui furent autrefois ceux de Janus, la Papauté n’a pas conservé seulement les clefs, mais aussi la barque, attribuée pareillement à saint Pierre et devenue la figure de l’Eglise (1) : son caractère « romain » exigeait cette transmission de symboles, sans laquelle il n’aurait représenté qu’un simple fait géographique sans portée réelle (2).

Ceux qui ne verraient là que des « emprunts » dont ils seraient tentés de faire grief au Catholicisme feraient montre en cela d’une mentalité tout à fait « profane » ; nous y voyons au contraire, pour notre part, une preuve de cette régularité traditionnelle sans laquelle aucune doctrine ne saurait être valable, et qui remonte de proche en proche jusqu’à la grande tradition primordiale ; et nous sommes certain que nul de ceux qui comprennent le sens profond de ces symboles ne pourra nous contredire. La figure de la navigation a été souvent employée dans l’antiquité gréco-latine : on peut en citer notamment comme exemples l’expédition des Argonautes à la conquête de la « Toison d’or » (3), les voyages d’Ulysse ; on la trouve aussi chez Virgile et chez Ovide.

Dans l’Inde également, cette image se rencontre parfois, et nous avons eu déjà l’occasion de citer ailleurs une phrase qui contient des expressions étrangement semblables à celles de Dante :
« Le Yogî, dit Shankarâchârya, ayant traversé la mer des passions, est uni avec la tranquillité et possède le « Soi » dans la plénitude » (4).

La « mer des passions » est évidemment la même chose que les « flots de la cupidité », et, dans les deux textes, il est pareillement question de la « tranquillité » : ce que représente la navigation symbolique, c’est en effet la conquête de la « grande paix » (5). Celle-ci peut d’ailleurs s’entendre de deux façons, suivant qu’elle se rapporte au « Paradis terrestre » ou au « Paradis céleste » ; dans ce dernier cas, elle s’identifie à la « lumière de gloire » et à la « vision béatifique » (6) ; dans l’autre, c’est la « paix » proprement dite, en un sens plus restreint, mais encore très différent du sens « profane » ; et il est d’ailleurs à remarquer que Dante applique le même mot de « béatitude » aux deux fins de l’homme.


La barque de saint Pierre doit conduire les hommes au « Paradis céleste » ; mais, si le rôle du « prince romain », c’est-à-dire de l’Empereur, est de les conduire au « Paradis terrestre », c’est là aussi une navigation (7), et c’est pourquoi la « Terre sainte » des diverses traditions, qui n’est pas autre chose que ce « Paradis terrestre », est souvent représentée par une île : le but assigné par Dante à « celui qui régit la terre », c’est la réalisation de la « paix » (8) ; le port vers lequel il doit diriger le genre humain, c’est l’« île sacrée » qui demeure immuable au milieu de l’agitation incessante des flots, et qui est la « Montagne du Salut », le « Sanctuaire de la paix » (9).

(1) La barque symbolique de Janus était une barque pouvant aller dans les deux sens, soit en avant, soit en arrière, ce qui correspond aux deux visages de Janus lui-même.
(2) On devra bien remarquer, d’ailleurs, que, s'il y a dans l’Evangile des paroles et des faits qui permettent d’attribuer directement les clefs et la barque à saint Pierre, c’est que la Papauté, dès son origine, était prédestinée à être « romaine », en raison de la situation de Rome comme capitale de l'Occident.
(3) Dante y fait précisément allusion dans un des passages de la Divine Comédie qui sont les plus caractéristiques en ce qui ce qui concerne l’emploi de ce symbolisme (Paradiso, II, 1-18) ; et ce n’est pas sans motif qu’il rappelle cette allusion dans le dernier chant du poème (Paradiso, XXXIII, 96) ; la signification hermétique de la « Toison d’or » était d’ailleurs bien connue au moyen âge.
(4) Atmâ-Bodha ; voir L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. XXIII, et Le Roi du Monde, p. 121.
(5) C’est cette même conquête qui est aussi représentée parfois sous la figure d’une guerre ; nous avons signalé plus haut l’emploi de ce symbolisme dans la Bhagavad-Gitâ, ainsi que chez les Musulmans, et nous pouvons ajouter qu’on trouve aussi un symbolisme du même genre dans les romans de chevalerie du moyen âge.
(6) C’est ce qu’indiquent très nettement les différents sens du mot hébreu Shekinah ; d’ailleurs, les deux aspects que nous mentionnons ici sont ceux que désignent les mots Gloria et Pax dans la formule : « Gloria in excelsis Deo, et in terra Pax hominibus bonæ voluntatis », ainsi que nous l’avons expliqué dans notre étude sur Le Roi du Monde.
(7) Ceci se rapporte au symbolisme des deux océans, celui des « eaux supérieures » et celui des « eaux inférieures », qui est commun à toutes les doctrines traditionnelles.
(8) On pourra aussi, sur ce point, faire un rapprochement avec l’enseignement de saint Thomas d’Aquin que nous avons rapporté plus haut, ainsi qu’avec le texte de Confucius que nous avons cité.
(9) Nous avons dit ailleurs que la « paix » est un des attributs fondamentaux du « Roi du Monde », dont l’Empereur reflète un des aspects ; un second aspect a sa correspondance dans le Pape, mais il en est un troisième, principe des deux autres, qui n’a pas de représentation visible dans cette organisation de la « Chrétienté » (voir, sur ces trois aspects, Le Roi du Monde, p. 44). Par toutes les considérations que nous venons d’exposer, il est facile de comprendre que Rome est, pour l’Occident, une image du véritable « centre du monde », de la mystérieuse Salem de Melchissédec.

Nous arrêterons là l’explication de ce symbolisme, dont la compréhension, après ces éclaircissement, ne devra plus faire la moindre difficulté, dans la mesure du moins où elle est nécessaire à l’intelligence des rôles respectifs de l’Empire et de la Papauté ; d’ailleurs, nous ne pourrions guère en dire davantage là-dessus sans entrer dans un domaine que nous ne voulons pas aborder présentement (1).

Ce passage du De Monarchia est, à notre connaissance, l’exposé le plus net et le plus complet, dans sa volontaire concision, de la constitution de la « Chrétienté » et de la façon dont les rapports des deux pouvoirs devaient y être envisagés. On se demandera sans doute pourquoi une telle conception est demeurée comme l’expression d’un idéal qui ne devait jamais être réalisé ; ce qui est étrange, c’est que, au moment même où Dante la formulait ainsi, les événements qui se déroulaient en Europe étaient précisément tels qu’ils devaient en empêcher à tout jamais la réalisation.

L’œuvre tout entière de Dante est, à certains égards, comme le testament du moyen âge finissant ; elle montre ce qu’aurait été le monde occidental s’il n’avait pas rompu avec sa tradition ; mais, si la déviation moderne a pu se produire, c’est que, véritablement, ce monde n’avait pas en lui de telles possibilités, ou que tout au moins elles n’y étaient que l’apanage d’une élite déjà fort restreinte, qui les a sans doute réalisées pour son propre compte, mais sans que rien puisse en passer à l’extérieur et s’en refléter dans l’organisation sociale.


On en était dès lors arrivé à ce moment de l’histoire où devait commencer la période la plus sombre de l’ « âge sombre » (2), caractérisée, dans tous les ordres, par le développement des possibilités les plus inférieures ; et ce développement, allant toujours plus avant dans le sens du changement et de la multiplicité, devait inévitablement aboutir à ce que nous constatons aujourd’hui : au point de vue social comme à tout autre point de vue, l’instabilité est en quelque sorte à son maximum, le désordre et la confusion sont partout ; jamais, assurément, l’humanité n’a été plus éloignée du « Paradis terrestre » et de la spiritualité primordiale.

Faut-il conclure que cet éloignement est définitif, que nul pouvoir temporel stable et légitime ne régira plus jamais la terre, que toute autorité spirituelle disparaîtra de ce monde, et que les ténèbres, s’étendant de l’Occident à l’Orient, cacheront pour toujours aux hommes la lumière de la vérité ?
Si telle devait être notre conclusion, nous n’aurions certes pas écrit ces pages, pas plus d’ailleurs que nous n’aurions écrit aucun de nos autres ouvrages, car ce serait là, dans cette hypothèse, une peine bien inutile ; il nous reste à dire pourquoi nous ne pensons pas qu’il puisse en être ainsi.

(1) Ce domaine est celui de l’ésotérisme catholique du moyen âge, envisagé plus spécialement dans ses rapports avec l’hermétisme ; sans les connaissances de cet ordre, les pouvoirs du Pape et de l’Empereur, tels qu’ils viennent d’être définis, ne sauraient avoir leur réalisation pleinement effective, et ce sont précisément ces connaissances qui semblent le plus complètement perdues pour les modernes. Nous avons laissé de côté quelques points secondaires, parce qu’ils n’importaient pas au dessein de cette étude : ainsi, l’allusion que fait Dante aux trois vertus théologales, Foi, Espérance et Charité, devrait être rapproché du rôle qu’il leur attribue dans la Divine Comédie (voir L’Esotérisme de Dante, p. 31) ; D’autre part, on pourrait établir une comparaison entre les rôles respectifs des trois guides de Dante, Virgile, Béatrice et saint Bernard, et ceux du pouvoir temporel, de l’autorité spirituelle et de leur principe commun ; en ce qui concerne saint Bernard, ceci est à rapprocher de ce que nous indiquions précédemment.
(2) Voir La Crise du Monde moderne, ch. Ier.




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