Sommaire du livre de René Guénon : ICI
- "Ce caractère sentimental n’est nulle part plus accentué que dans la forme proprement « mystique » de la pensée religieuse ; et disons à ce propos que, contrairement à une opinion beaucoup trop répandue, le mysticisme, par là même qu’il ne saurait être conçu en dehors du point de vue religieux, est totalement inconnu en Orient."
Chapitre I : VOIE INITIATIQUE ET VOIE MYSTIQUE
La confusion entre le domaine ésotérique et initiatique et le domaine mystique, ou, si l’on préfère, entre les points de vue qui leur correspondent respectivement, est une de celles que l’on commet le plus fréquemment aujourd’hui, et cela, semble-t-il, d’une façon qui n’est pas toujours entièrement désintéressée ; il y a là, du reste, une attitude assez nouvelle, ou qui du moins, dans certains milieux, s’est beaucoup généralisée en ces dernières années, et c’est pourquoi il nous paraît nécessaire de commencer par nous expliquer nettement sur ce point.
Il est maintenant de mode, si l’on peut dire, de qualifier de « mystiques » les doctrines orientales elles-mêmes, y compris celles où il n’y a pas même l’ombre d’une apparence extérieure pouvant, pour ceux qui ne vont pas plus loin, donner lieu à une telle qualification ; l’origine de cette fausse interprétation est naturellement imputable à certains orientalistes, qui peuvent d’ailleurs n’y avoir pas été amenés tout d’abord par une arrière-pensée nettement définie, mais seulement par leur incompréhension et par le parti pris plus ou moins inconscient, qui leur est habituel, de tout ramener à des points de vue occidentaux (1).
Mais d’autres sont venus ensuite, qui se sont emparés de cette assimilation abusive, et qui, voyant le parti qu’ils pourraient en tirer pour leurs propres fins, s’efforcent d’en propager l’idée en dehors du monde spécial, et somme toute assez restreint, des orientalistes et de leur clientèle ; et ceci est plus grave, non pas seulement parce que c’est par là surtout que cette confusion se répand de plus en plus, mais aussi parce qu’il n’est pas difficile d’y apercevoir des marques non équivoques d’une tentative « annexionniste » contre laquelle il importe de se tenir sur ses gardes.
1 C’est ainsi que, spécialement depuis que l’orientaliste anglais Nicholson s’est avisé de traduire taçawwuf par mysticisme, il est convenu en Occident que l’ésotérisme islamique est quelque chose d’essentiellement « mystique » ; et même, dans ce cas, on ne parle plus du tout d’ésotérisme, mais uniquement de mysticisme, c’est-à-dire qu’on en est arrivé à une véritable substitution de points de vue. Le plus beau est que, sur des questions de cet ordre, l’opinion des orientalistes, qui ne connaissent ces choses que par les livres, compte manifestement beaucoup plus, aux yeux de l’immense majorité des Occidentaux, que l’avis de ceux qui en ont une connaissance directe et effective !
En effet, ceux auxquels nous faisons allusion ici sont ceux que l’on peut regarder comme les négateurs les plus « sérieux » de l’ésotérisme, nous voulons dire par là les exotéristes religieux qui se refusent à admettre quoi que ce soit au delà de leur propre domaine, mais qui estiment sans doute cette assimilation ou cette « annexion » plus habile qu’une négation brutale ; et, à voir de quelle manière certains d’entre eux s’appliquent à travestir en « mysticisme » les doctrines les plus nettement initiatiques, il semblerait vraiment que cette tâche revête à leurs yeux un caractère tout particulièrement urgent (1).
A vrai dire, il y aurait pourtant, dans ce même domaine religieux auquel appartient le mysticisme, quelque chose qui, à certains égards, pourrait mieux se prêter à un rapprochement, on plutôt à une apparence de rapprochement : c’est ce qu’on désigne par le terme d’« ascétique », car il y a là tout au moins une méthode « active », au lieu de l’absence de méthode et de la « passivité » qui caractérisent le mysticisme et sur lesquelles nous aurons à revenir tout à l’heure (2) ; mais il va de soi que ces similitudes sont tout extérieures, et, d’autre part, cette « ascétique » n’a peut-être que des buts trop visiblement limités pour pouvoir être avantageusement utilisée de cette façon, tandis que, avec le mysticisme, on ne sait jamais très exactement où l’on va, et ce vague même est assurément propice aux confusions.
Seulement, ceux qui se livrent à ce travail de propos délibéré, non plus que ceux qui les suivent plus ou moins inconsciemment, ne paraissent pas se douter que, dans tout ce qui se rapporte à l’initiation, il n’y a en réalité rien de vague ni de nébuleux, mais au contraire des choses très précises et très « positives » ; et, en fait, l’initiation est, par sa nature même, proprement incompatible avec le mysticisme.
Cette incompatibilité ne résulte pas, d’ailleurs, de ce qu’implique originellement le mot « mysticisme » lui-même, qui est même manifestement apparenté à l’ancienne désignation des « mystères », c’est-à-dire de quelque chose qui appartient au contraire à l’ordre initiatique ; mais ce mot est de ceux pour lesquels, loin de pouvoir s’en rapporter uniquement à l’étymologie, on est rigoureusement obligé, si l’on veut se faire comprendre, de tenir compte du sens qui leur a été imposé par l’usage, et qui est, en fait, le seul qui s’y attache actuellement. Or chacun sait ce qu’on entend par « mysticisme », depuis bien des siècles déjà, de sorte qu’il n’est plus possible d’employer ce terme pour désigner autre chose ; et c’est cela qui, disons-nous, n’a et ne peut avoir rien de commun avec l’initiation, d’abord parce que ce mysticisme relève exclusivement du domaine religieux, c’est-à-dire exotérique, et ensuite parce que la voie mystique diffère de la voie initiatique par tous ses caractères essentiels, et que cette différence est telle qu’il en résulte entre elles une véritable incompatibilité.
Précisons d’ailleurs qu’il s’agit en cela d’une incompatibilité de fait plutôt que de principe, en ce sens qu’il ne s’agit aucunement pour nous de nier la valeur au moins relative du mysticisme, ni de lui contester la place qui peut légitimement lui appartenir dans certaines formes traditionnelles ; la voie initiatique et la voie mystique peuvent donc parfaitement coexister (3), mais ce que nous voulons dire, c’est qu’il est impossible que quelqu’un suive à la fois l’une et l’autre, et cela même sans rien préjuger du but auquel elles peuvent conduire, bien que du reste on puisse déjà pressentir, en raison de la différence profonde des domaines auxquels elles se rapportent, que ce but ne saurait être le même en réalité.
1 D’autres s’efforcent aussi de travestir les doctrines orientales en « philosophie », mais cette fausse assimilation est peut-être, au fond, moins dangereuse que l’autre, en raison de l’étroite limitation du point de vue philosophique lui-même ; ceux-là ne réussissent d’ailleurs guère, par la façon spéciale dont ils présentent ces doctrines, qu’à en faire quelque chose de totalement dépourvu d’intérêt, et ce qui se dégage de leurs travaux est surtout une prodigieuse impression d’« ennui » !
2 Nous pouvons citer, comme exemple d’« ascétique », les Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola, dont l’esprit est incontestablement aussi peu mystique que possible, et pour lesquels il est au moins vraisemblable qu’il s’est inspiré en partie de certaines méthodes initiatiques, d’origine islamique, mais, bien entendu, en les appliquant à un but entièrement différent.
3 Il Pourrait être intéressant, à cet égard, de faire une comparaison avec la « voie sèche » et la « voie humide » des alchimistes, mais ceci sortirait du cadre de la présente étude.
Nous avons dit que la confusion qui fait voir à certains du mysticisme là où il n’y en a pas la moindre trace a son point de départ dans la tendance à tout réduire aux points de vue occidentaux ; c’est que, en effet, le mysticisme proprement dit est quelque chose d’exclusivement occidental et, au fond, de spécifiquement chrétien.
A ce propos, nous avons eu l’occasion de faire une remarque qui nous paraît assez curieuse pour que nous la notions ici : dans un livre dont nous avons déjà parlé ailleurs (1), le philosophe Bergson, opposant ce qu’il appelle la « religion statique » et la « religion dynamique », voit la plus haute expression de cette dernière dans le mysticisme, que d’ailleurs il ne comprend guère, et qu’il admire surtout pour ce que nous pourrions y trouver au contraire de vague et même de défectueux sous certains rapports ; mais ce qui peut sembler vraiment étrange de la part d’un « non-chrétien », c’est que, pour lui, le « mysticisme complet », quelque peu satisfaisante que soit l’idée qu’il s’en fait, n’en est pas moins celui des mystiques chrétiens.
A la vérité, par une conséquence nécessaire du peu d’estime qu’il éprouve pour la « religion statique », il oublie un peu trop que ceux-ci sont chrétiens avant même d’être mystiques, ou du moins, pour les justifier d’être chrétiens, il pose indûment le mysticisme à l’origine même du Christianisme ; et, pour établir à cet égard une sorte de continuité entre celui-ci et le judaïsme, il en arrive à transformer en « mystiques » les prophètes juifs ; évidemment, du caractère de la mission des prophètes et de la nature de leur inspiration, il n’a pas la moindre idée (2).
Quoi qu’il en soit, si le mysticisme chrétien, si déformée ou amoindrie qu’en soit sa conception, est ainsi à ses yeux le type même du mysticisme, la raison en est, au fond, bien facile à comprendre : c’est que, en fait et à parler strictement, il n’existe guère de mysticisme autre que celui-là ; et même les mystiques qu’on appelle « indépendants », et que nous dirions plus volontiers « aberrants », ne s’inspirent en réalité, fût-ce à leur insu, que d’idées chrétiennes dénaturées et plus ou moins entièrement vidées de leur contenu originel. Mais cela aussi, comme tant d’autres choses, échappe à notre philosophe, qui s’efforce de découvrir, antérieurement au Christianisme, des « esquisses du mysticisme futur », alors qu’il s’agit de choses totalement différentes ; il y a là, notamment, sur l’Inde, quelques pages qui témoignent d’une incompréhension inouïe.
Il y a aussi les mystères grecs, et ici le rapprochement, fondé sur la parenté étymologique que nous signalions plus haut, se réduit en somme à un bien mauvais jeu de mots ; du reste, Bergson est forcé d’avouer lui-même que « la plupart des mystères n’eurent rien de mystique » ; mais alors pourquoi en parle-til sous ce vocable ?
1 Les deux sources de la morale et de la religion. Ŕ Voir à ce sujet Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. XXXIII.
2 En fait, on ne peut trouver de mysticisme judaïque proprement dit que dans le Hassidisme, c’est-à-dira à une époque très récente.
Quant à ce que furent ces mystères, il s’en fait la représentation la plus « profane » qui puisse être ; ignorant tout de l’initiation, comment pourrait-il comprendre qu’il y eut là, aussi bien que dans l’Inde, quelque chose qui d’abord n’était nullement d’ordre religieux, et qui ensuite allait incomparablement plus loin que son « mysticisme », et même, il faut bien le dire, que le mysticisme authentique, qui, par là même qu’il se tient dans le domaine purement exotérique, a forcément aussi ses limitations (1) ?
Nous ne nous proposons point présentement d’exposer en détail et d’une façon complète toutes les différences qui séparent en réalité les deux points de vue initiatique et mystique, car cela seul demanderait tout un volume ; notre intention est surtout d’insister ici sur la différence en vertu de laquelle l’initiation, dans son processus même, présente des caractères tout autres que ceux du mysticisme, voire même opposés, ce qui suffit à montrer qu’il y a bien là deux « voies » non seulement distinctes, mais incompatibles dans le sens que nous avons déjà précisé.
Ce qu’on dit le plus souvent à cet égard, c’est que le mysticisme est « passif », tandis que l’initiation est « active » ; cela est d’ailleurs très vrai, à la condition de bien déterminer l’acception dans laquelle on doit l’entendre, exactement.
Cela signifie surtout que, dans le cas du mysticisme, l’individu se borne à recevoir simplement ce qui se présente à lui, et tel qu’il se présente, sans que lui-même y soit pour rien ; et, disons-le tout de suite, c’est en cela que réside pour lui le danger principal, du fait qu’il est ainsi « ouvert » à toutes les influences, de quelque ordre qu’elles soient, et qu’au surplus, en général et sauf de rares exceptions, il n’a pas la préparation doctrinale qui serait nécessaire pour lui permettre d’établir entre elles une discrimination quelconque (2).
Dans le cas de l’initiation, au contraire, c’est à l’individu qu’appartient l’initiative d’une « réalisation » qui se poursuivra méthodiquement, sous un contrôle rigoureux et incessant, et qui devra normalement aboutir à dépasser les possibilités mêmes de l’individu comme tel ; il est indispensable d’ajouter que cette initiative ne suffit pas, car il est bien évident que l’individu ne saurait se dépasser lui-même par ses propres moyens, mais, et c’est là ce qui nous importe pour le moment, c’est elle qui constitue obligatoirement le point de départ de toute « réalisation » pour l’initié, tandis que le mystique n’en a aucune, même pour des choses qui ne vont nullement au delà du domaine des possibilités individuelles.
Cette distinction peut déjà paraître assez nette, puisqu’elle montre bien qu’on ne saurait suivre à la fois les deux voies initiatique et mystique, mais elle ne saurait cependant suffire ; nous pourrions même dire qu’elle ne répond encore qu’à l’aspect le plus « exotérique » de la question, et, en tout cas, elle est par trop incomplète en ce qui concerne l’initiation, dont elle est fort loin d’inclure toutes les conditions nécessaires ; mais, avant d’aborder l’étude de ces conditions, il nous reste encore quelques confusions à dissiper.
1 M. Alfred Loisy a voulu répondre à Bergson et soutenir contre lui qu’il n’y a qu’une seule « source » de la morale et de la religion ; en sa qualité de spécialiste de l’« histoire des religions », il préfère les théories de Frazer à celles de Durkheim, et aussi l’idée d’une « évolution » continue à celle d’une « évolution » par mutations brusques ; à nos yeux, tout cela se vaut exactement ; mais il est du moins un point sur lequel nous devons lui donner raison, et il le doit assurément à son éducation ecclésiastique : grâce à celle-ci il connaît les mystiques beaucoup mieux que Bergson, et il fait remarquer qu’ils n’ont jamais eu le moindre soupçon de quelque chose qui ressemble si peu que ce soit à l’« élan vital » ; évidemment, Bergson a voulu en faire des « bergsoniens » avant la lettre, ce qui n’est guère conforme à. la simple vérité historique ; et M. Loisy s’étonne aussi à juste titre de voir Jeanne d’Arc rangée parmi les mystiques. Ŕ Signalons en passant, car cela encore est bon à enregistrer, que son livre s’ouvre par un aveu bien amusant : « L’auteur du présent opuscule, déclare-t-il, ne se connait pas d’inclination particulière pour les questions d’ordre purement spéculatif ». Voilà du moins une assez louable franchise ; et puisque c’est lui-même qui le dit, et de façon toute spontanée, nous l’en croyons bien volontiers sur parole!
2 C’est aussi ce caractère de « passivité » qui explique, s’il ne les justifie nullement, les erreurs modernes qui tendent à confondre les mystiques, soit avec les médiums et autres « sensitifs », au sens que les « psychistes » donnent à ce mot, soit même avec de simples malades.