samedi 23 mars 2019

Guénon – Orient et Occident : l'accord sur les principes 3/3


Cette série est issue du livre de René Guénon - ORIENT et OCCIDENT et se rapporte à la partie II : "Les possibilités de rapprochement".





Le livre en pdf :



Cette série se composera comme suit :

CHAPITRE I - TENTATIVES INFRUCTUEUSES
partie 1,

partie 2,
partie 3
CHAPITRE II - L’ACCORD SUR LES PRINCIPES
partie 1
partie 2
partie 3
CHAPITRE III - CONSTITUTION ET RÔLE DE L’ELITE
CHAPITRE IV - ENTENTE ET NON FUSION
CONCLUSION





L’ACCORD SUR LES PRINCIPES

Partie 3 (fin) :

Entre la connaissance des principes et la reconstitution des « sciences traditionnelles », il est une autre tâche, ou une autre partie de la même tâche, qui pourrait prendre place, et dont l’action se ferait plus directement sentir dans l’ordre social ; elle est d’ailleurs la seule dont l’Occident pourrait encore, dans une assez large mesure, retrouver les moyens en lui-même ; mais ceci demande quelques explications.


Au moyen âge, la civilisation occidentale avait un caractère incontestablement traditionnel ; l’avait-elle d’une façon aussi complète que les civilisations orientales, c’est ce qu’il est difficile de décider, surtout en apportant des preuves formelles dans un sens ou dans l’autre. A s’en tenir à ce qui est généralement connu, la tradition occidentale, telle qu’elle existait à cette époque, était une tradition de forme religieuse ; mais cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas eu autre chose, et ce n’est pas pour cela que, chez une certaine élite, l’intellectualité pure, supérieure à toutes les formes, devait être nécessairement absente.

Nous avons déjà dit qu’il n’y a là aucune incompatibilité, et nous avons cité à ce propos l’exemple de l’Islam ; si nous le rappelons ici, c’est que la civilisation islamique est précisément celle dont le type se rapproche le plus, à maints égards, de celui de la civilisation européenne du moyen âge ; il y a là une analogie dont il serait peut-être bon de tenir compte.
D’autre part, il ne faut pas oublier que les vérités religieuses ou théologiques, n’étant pas, comme telles, envisagées d’un point de vue purement intellectuel, et n’ayant pas l’universalité qui appartient exclusivement à la seule métaphysique, ne sont encore des principes que dans un sens relatif ; si les principes proprement dits, dont ceux-là sont une application, n’avaient pas été connus de façon pleinement consciente par quelques-uns au moins, si peu nombreux qu’ils fussent, il nous parait difficile d’admettre que la tradition, extérieurement religieuse, ait pu avoir toute l’influence qu’elle a effectivement exercée au cours d’une si longue période, et produire, dans divers domaines qui ne semblent pas la concerner directement, tous les résultats que l’histoire a enregistrés et que ses modernes falsificateurs ne peuvent parvenir à dissimuler entièrement.

Il faut dire, du reste, que, dans la doctrine scolastique, il y a tout au moins une part de métaphysique vraie, peut-être insuffisamment dégagée des contingences philosophiques, et trop peu nettement distinguée de la théologie ; certes, ce n’est pas la métaphysique totale, mais enfin c’en de la métaphysique, alors qu’il n’y en a pas trace chez les modernes (3) ; et dire qu’il y a là de la métaphysique, c’est dire que cette doctrine, pour tout ce qu’elle embrasse, doit se trouver nécessairement d’accord avec toute autre doctrine métaphysique.
Les doctrines orientales vont bien plus loin, et de plusieurs façons ; mais il se peut qu’il y ait eu, dans le moyen âge occidental, des compléments à ce qui était enseigné extérieurement, et que ces compléments, à l’usage exclusif de milieux très fermés, n’aient jamais été formulés dans aucun texte écrit, de sorte qu’on ne peut retrouver tout au plus, à cet égard, que des allusions symboliques, assez claires pour qui sait par ailleurs de quoi il s’agit, mais parfaitement inintelligibles pour tout autre. Nous savons bien qu’il y a actuellement, dans beaucoup de milieux religieux, une tendance très nette à nier tout « ésotérisme », pour le passé aussi bien que pour le présent ; mais nous croyons que cette tendance, outre qu’elle peut impliquer quelques concessions faites involontairement à l’esprit moderne, provient pour une bonne part de ce qu’on pense un peu trop au faux ésotérisme de certains contemporains, qui n’a absolument rien de commun avec le véritable ésotérisme que nous avons en vue et dont il est encore possible de découvrir bien des indices quand on n’est affecté d’aucune idée préconçue.


Quoi qu’il en soit, il est un fait incontestable : c’est que l’Europe du moyen âge eut à diverses reprises, sinon d’une façon continue, des relations avec les Orientaux, et que ces relations eurent une action considérable dans le domaine des idées ; on sait, mais peut-être incomplètement encore, ce qu’elle dut aux Arabes, intermédiaires naturels entre l’Occident et les régions plus lointaines de l’Orient ; et il y eut aussi des rapports directs avec l’Asie centrale et la Chine même. Il y aurait lieu d’étudier plus particulièrement l’époque de Charlemagne, et aussi celle des croisades, où, s’il y eut des luttes à l’extérieur, il y eut également des ententes sur un plan plus intérieur, s’il est permis de s’exprimer ainsi ; et nous devons faire remarquer que les luttes, suscitées par la forme pareillement religieuse des deux traditions en présence, n’ont aucune raison d’être et ne peuvent se produire là où existe une tradition qui ne revêt pas cette forme, ainsi que cela a lieu pour les civilisations plus orientales ; dans ce dernier cas, il ne peut y avoir ni antagonisme ni même simple concurrence.

3 Leibnitz seul a essayé de reprendre certains éléments empruntés à la scolastique, mais il les a mêlés à des considérations d’un tout autre ordre, qui leur enlèvent presque toute leur portée, et qui prouvent qu’il ne les a compris que très imparfaitement.

Nous aurons d’ailleurs, par la suite, l’occasion de revenir sur ce point ; ce que nous voulons faire ressortir pour le moment, c’est que la civilisation occidentale du moyen âge, avec ses connaissances vraiment spéculatives (même en réservant la question de savoir jusqu’où elles s’étendaient), et avec sa constitution sociale hiérarchisée, était suffisamment comparable aux civilisations orientales pour permettre certains échanges intellectuels (avec la même réserve), que le caractère de la civilisation moderne, par contre, rend actuellement impossibles.

Si certains, tout en admettant qu’une régénération de l’Occident s’impose, sont tentés de préférer une solution qui permettrait de ne recourir qu’à des moyens purement occidentaux (et seul, au fond, un certain sentimentalisme pourrait les y incliner), ils feront sans doute cette objection : pourquoi donc ne pas revenir purement et simplement, en apportant d’ailleurs toutes les modifications nécessaires sous le rapport social, à la tradition religieuse du moyen âge ?
En d’autres termes, pourquoi ne se contenterait-on pas, sans chercher plus loin, de redonner au Catholicisme la prééminence qu’il avait à cette époque, de reconstituer sous une forme appropriée l’ancienne « Chrétienté », dont l’unité fut brisée par la Réforme et par les événements qui suivirent ?
Certes, si cela était immédiatement réalisable, ce serait bien quelque chose déjà, ce serait même beaucoup pour remédier à l’effroyable désordre du monde moderne ; mais, malheureusement, ce n’est pas si facile que cela peut sembler à certains théoriciens, loin de là, et des obstacles de toutes sortes ne tarderaient pas à se dresser devant ceux qui voudraient exercer dans ce sens une action effective.

Nous n’avons pas à énumérer toutes ces difficultés, mais nous ferons remarquer que la mentalité actuelle, dans son ensemble, ne paraît guère devoir se prêter à une transformation de ce genre ; il faudrait donc, là encore, tout un travail préparatoire qui, en admettant que ceux qui voudraient l’entreprendre en aient vraiment les moyens à leur disposition, ne serait peut-être pas moins long ni moins pénible que celui que nous envisageons pour notre part, et dont les résultats ne seraient jamais aussi profonds. En outre, rien ne prouve qu’il n’y ait eu, dans la civilisation traditionnelle du moyen âge, que le côté extérieur et proprement religieux ; il y a même eu certainement autre chose, ne serait-ce que la scolastique, et nous venons de dire pourquoi nous pensons qu’il a dû y avoir plus encore, car cela, malgré son intérêt incontestable, n’est toujours que de l’extérieur.



Enfin, si l’on s’enfermait ainsi dans une forme spéciale, l’entente avec les autres civilisations ne pourrait se réaliser que dans une mesure assez limitée, au lieu de se faire avant tout sur ce qu’il y a de plus fondamental, et ainsi, parmi les questions qui s’y rapportent, il en est encore beaucoup qui ne seraient pas résolues, sans compter que les excès du prosélytisme occidental seraient toujours à redouter et risqueraient perpétuellement de tout compromettre, ce prosélytisme ne pouvant être définitivement arrêté que par la pleine compréhension des principes et par l’accord essentiel qui, sans même avoir besoin d’être expressément formulé, en résulterait immédiatement.

Cependant, il va sans dire que, si le travail à accomplir dans les deux domaines métaphysique et religieux pouvait s’effectuer parallèlement et en même temps, nous n’y verrions que des avantages, étant bien persuadé que, même si les deux choses étaient menées tout à fait indépendamment l’une de l’autre, les résultats, finalement, ne pourraient être que concordants. De toute façon, du reste, si les possibilités que nous avons en vue doivent se réaliser, la rénovation proprement religieuse s’imposera tôt ou tard comme un moyen tout spécialement approprié à l’Occident ; elle pourra être une partie de l’œuvre réservée à l’élite intellectuelle, lorsque celle-ci aura été constituée, ou bien, si elle s’est faite préalablement, l’élite y trouvera un appui convenable pour son action propre.

La forme religieuse contient tout ce qu’il faut à la masse occidentale, qui ne peut véritablement trouver ailleurs les satisfactions qu’exige son tempérament ; cette masse n’aura jamais besoin d’autre chose, et c’est à travers cette forme qu’elle devra recevoir l’influence des principes supérieurs, influence qui, pour être ainsi indirecte, n’en sera pas moins une participation réelle (4).
Il peut y avoir ainsi, dans une tradition complète, deux aspects complémentaires et superposés, qui ne sauraient aucunement se contredire ou entrer en conflit, puisqu’ils se réfèrent à des domaines essentiellement distincts ; l’aspect intellectuel pur, d’ailleurs, ne concerne directement que l’élite, qui seule doit forcément être consciente de la communication s‘établissant entre les deux domaines pour assurer l’unité totale de la doctrine traditionnelle. En somme, nous ne voudrions pas être exclusif le moins du monde, et nous estimons qu’aucun travail n’est inutile, pour peu qu’il soit dirigé dans le sens voulu ; les efforts ne portant que sur les domaines les plus secondaires peuvent encore donner quelque chose qui ne soit pas entièrement négligeable, et dont les conséquences, sans être d’une application immédiate, pourront se retrouver par la suite et, en se coordonnant avec tout le reste, concourir pour leur part, si faible soit-elle, à la constitution de cet ensemble que nous envisageons pour un avenir sans doute bien lointain.


C’est ainsi que l’étude des « sciences traditionnelles », quelle que soit leur provenance, s’il en est qui veulent dès maintenant l’entreprendre (non dans leur intégralité, ce qui est présentement impossible, mais dans certains éléments tout au moins), nous parait une chose digne d’être approuvée, mais à la double condition que cette étude soit faite avec des données suffisantes pour ne point s’y égarer, ce qui suppose déjà beaucoup plus qu’on ne pourrait le croire, et qu’elle ne fasse jamais perdre de vue l’essentiel. 
Ces deux conditions, d’ailleurs, se tiennent de près : celui qui possède une intellectualité assez développée pour se livrer avec sûreté à une telle étude ne risque plus d’être tenté de sacrifier le supérieur à l’inférieur ; dans quelque domaine qu’il ait à exercer son activité, il n’y verra jamais à faire qu’un travail auxiliaire de celui qui s’accomplit dans la région des principes. Dans les mêmes conditions, s’il arrive parfois que la « philosophie scientifique » rejoigne accidentellement, par certaines de ses conclusions, les anciennes « sciences traditionnelles », il peut y avoir quelque intérêt à le faire ressortir, mais en évitant soigneusement de paraître rendre ces dernières solidaires de n’importe quelle théorie scientifique ou philosophique particulière, car toute théorie de ce genre change et passe, tandis que tout ce qui repose sur une base traditionnelle en reçoit une valeur permanente, indépendante des résultats de toute recherche ultérieure.

4 Il conviendra de faire ici un rapprochement avec l’institution des castes et la façon dont la participation à la tradition y est assurée.

Enfin, de ce qu’il y a des rencontres ou des analogies, il ne faut jamais conclure à des assimilations impossibles, étant donné qu’il s’agit de modes de pensée essentiellement différents ; et l’on ne saurait être trop attentif à ne rien dire qui puisse être interprété dans ce sens, car la plupart de nos contemporains, par la façon même dont est borné leur horizon mental, ne sont que trop portés à ces assimilations injustifiées. Sous ces réserves, nous pouvons dire que tout ce qui est fait dans un esprit vraiment traditionnel a sa raison d’être, et même une raison profonde ; mais il y a pourtant un certain ordre qu’il convient d’observer, au moins d’une manière générale, en conformité avec la hiérarchie nécessaire des différents domaines.

D’ailleurs, pour avoir pleinement l’esprit traditionnel (et non pas seulement « traditionaliste », ce qui n’implique qu’une tendance ou une aspiration), il faut déjà avoir pénétré dans le domaine des principes, suffisamment tout au moins pour avoir reçu la direction intérieure dont il n’est plus possible de s’écarter jamais.



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