Cette série est issue du livre de René Guénon - ORIENT et OCCIDENT et se rapporte à la partie II : "Les possibilités de rapprochement".
Le livre en pdf :
Cette série se composera comme suit :
CHAPITRE I - TENTATIVES INFRUCTUEUSES
partie 1,
partie 2,
partie 3
CHAPITRE II - L’ACCORD SUR LES PRINCIPES
partie 1,
partie 2,
partie 3
partie 1,
partie 2,
partie 3
CHAPITRE II - L’ACCORD SUR LES PRINCIPES
partie 1,
partie 2,
partie 3
CHAPITRE III - CONSTITUTION ET RÔLE DE L’ELITE
CHAPITRE IV - ENTENTE ET NON FUSION
CONCLUSION
L’ACCORD SUR LES PRINCIPES
Partie 3 (fin) :
Entre la connaissance des principes et la reconstitution des «
sciences traditionnelles », il est une autre tâche, ou une autre partie de la
même tâche, qui pourrait prendre place, et dont l’action se ferait plus
directement sentir dans l’ordre social ; elle est d’ailleurs la seule dont
l’Occident pourrait encore, dans une assez large mesure, retrouver les moyens
en lui-même ; mais ceci demande quelques explications.
Au moyen âge, la civilisation occidentale avait un caractère
incontestablement traditionnel ; l’avait-elle d’une façon aussi complète que
les civilisations orientales, c’est ce qu’il est difficile de décider, surtout
en apportant des preuves formelles dans un sens ou dans l’autre. A s’en tenir à
ce qui est généralement connu, la tradition occidentale, telle qu’elle existait
à cette époque, était une tradition de forme religieuse ; mais cela ne veut pas
dire qu’il n’y ait pas eu autre chose, et ce n’est pas pour cela que, chez une
certaine élite, l’intellectualité pure, supérieure à toutes les formes, devait
être nécessairement absente.
Nous avons déjà dit qu’il n’y a là aucune incompatibilité, et nous
avons cité à ce propos l’exemple de l’Islam ; si nous le rappelons ici, c’est
que la civilisation islamique est précisément celle dont le type se rapproche
le plus, à maints égards, de celui de la civilisation européenne du moyen âge ;
il y a là une analogie dont il serait peut-être bon de tenir compte.
D’autre part, il ne faut pas oublier que les vérités religieuses ou
théologiques, n’étant pas, comme telles, envisagées d’un point de vue purement
intellectuel, et n’ayant pas l’universalité qui appartient exclusivement à la
seule métaphysique, ne sont encore des principes que dans un sens relatif ; si
les principes proprement dits, dont ceux-là sont une application, n’avaient pas
été connus de façon pleinement consciente par quelques-uns au moins, si peu
nombreux qu’ils fussent, il nous parait difficile d’admettre que la tradition,
extérieurement religieuse, ait pu avoir toute l’influence qu’elle a
effectivement exercée au cours d’une si longue période, et produire, dans
divers domaines qui ne semblent pas la concerner directement, tous les
résultats que l’histoire a enregistrés et que ses modernes falsificateurs ne
peuvent parvenir à dissimuler entièrement.
Il faut dire, du reste, que, dans la doctrine scolastique, il y a tout
au moins une part de métaphysique vraie, peut-être insuffisamment dégagée des
contingences philosophiques, et trop peu nettement distinguée de la théologie ;
certes, ce n’est pas la métaphysique totale, mais enfin c’en de la
métaphysique, alors qu’il n’y en a pas trace chez les modernes (3) ; et dire
qu’il y a là de la métaphysique, c’est dire que cette doctrine, pour tout ce
qu’elle embrasse, doit se trouver nécessairement d’accord avec toute autre
doctrine métaphysique.
Les doctrines orientales vont bien plus loin, et de plusieurs façons ;
mais il se peut qu’il y ait eu, dans le moyen âge occidental, des compléments à
ce qui était enseigné extérieurement, et que ces compléments, à l’usage
exclusif de milieux très fermés, n’aient jamais été formulés dans aucun texte
écrit, de sorte qu’on ne peut retrouver tout au plus, à cet égard, que des
allusions symboliques, assez claires pour qui sait par ailleurs de quoi il
s’agit, mais parfaitement inintelligibles pour tout autre. Nous savons bien
qu’il y a actuellement, dans beaucoup de milieux religieux, une tendance très
nette à nier tout « ésotérisme », pour le passé aussi bien que pour le présent
; mais nous croyons que cette tendance, outre qu’elle peut impliquer quelques
concessions faites involontairement à l’esprit moderne, provient pour une bonne
part de ce qu’on pense un peu trop au faux ésotérisme de certains
contemporains, qui n’a absolument rien de commun avec le véritable ésotérisme
que nous avons en vue et dont il est encore possible de découvrir bien des
indices quand on n’est affecté d’aucune idée préconçue.
Quoi qu’il en soit, il est un fait incontestable : c’est que l’Europe
du moyen âge eut à diverses reprises, sinon d’une façon continue, des relations
avec les Orientaux, et que ces relations eurent une action considérable dans le
domaine des idées ; on sait, mais peut-être incomplètement encore, ce qu’elle
dut aux Arabes, intermédiaires naturels entre l’Occident et les régions plus
lointaines de l’Orient ; et il y eut aussi des rapports directs avec l’Asie
centrale et la Chine même. Il y aurait lieu d’étudier plus particulièrement
l’époque de Charlemagne, et aussi celle des croisades, où, s’il y eut des
luttes à l’extérieur, il y eut également des ententes sur un plan plus
intérieur, s’il est permis de s’exprimer ainsi ; et nous devons faire remarquer
que les luttes, suscitées par la forme pareillement religieuse des deux
traditions en présence, n’ont aucune raison d’être et ne peuvent se produire là
où existe une tradition qui ne revêt pas cette forme, ainsi que cela a lieu
pour les civilisations plus orientales ; dans ce dernier cas, il ne peut y
avoir ni antagonisme ni même simple concurrence.
3
Leibnitz seul a essayé de reprendre certains éléments empruntés à la
scolastique, mais il les a mêlés à des considérations d’un tout autre ordre,
qui leur enlèvent presque toute leur portée, et qui prouvent qu’il ne les a
compris que très imparfaitement.
Nous aurons d’ailleurs, par la suite, l’occasion de revenir sur ce
point ; ce que nous voulons faire ressortir pour le moment, c’est que la civilisation
occidentale du moyen âge, avec ses connaissances vraiment spéculatives (même en
réservant la question de savoir jusqu’où elles s’étendaient), et avec sa
constitution sociale hiérarchisée, était suffisamment comparable aux
civilisations orientales pour permettre certains échanges intellectuels (avec
la même réserve), que le caractère de la civilisation moderne, par contre, rend
actuellement impossibles.
Si certains, tout en admettant qu’une régénération de l’Occident
s’impose, sont tentés de préférer une solution qui permettrait de ne recourir
qu’à des moyens purement occidentaux (et seul, au fond, un certain
sentimentalisme pourrait les y incliner), ils feront sans doute cette objection
: pourquoi donc ne pas revenir purement et simplement, en apportant d’ailleurs
toutes les modifications nécessaires sous le rapport social, à la tradition
religieuse du moyen âge ?
En d’autres termes, pourquoi ne se contenterait-on pas, sans chercher
plus loin, de redonner au Catholicisme la prééminence qu’il avait à cette
époque, de reconstituer sous une forme appropriée l’ancienne « Chrétienté »,
dont l’unité fut brisée par la Réforme et par les événements qui suivirent ?
Certes, si cela était immédiatement réalisable, ce serait bien quelque
chose déjà, ce serait même beaucoup pour remédier à l’effroyable désordre du
monde moderne ; mais, malheureusement, ce n’est pas si facile que cela peut
sembler à certains théoriciens, loin de là, et des obstacles de toutes sortes
ne tarderaient pas à se dresser devant ceux qui voudraient exercer dans ce sens
une action effective.
Nous n’avons pas à énumérer toutes ces difficultés, mais nous ferons
remarquer que la mentalité actuelle, dans son ensemble, ne paraît guère devoir
se prêter à une transformation de ce genre ; il faudrait donc, là encore, tout
un travail préparatoire qui, en admettant que ceux qui voudraient
l’entreprendre en aient vraiment les moyens à leur disposition, ne serait
peut-être pas moins long ni moins pénible que celui que nous envisageons pour
notre part, et dont les résultats ne seraient jamais aussi profonds. En outre,
rien ne prouve qu’il n’y ait eu, dans la civilisation traditionnelle du moyen
âge, que le côté extérieur et proprement religieux ; il y a même eu
certainement autre chose, ne serait-ce que la scolastique, et nous venons de
dire pourquoi nous pensons qu’il a dû y avoir plus encore, car cela, malgré son
intérêt incontestable, n’est toujours que de l’extérieur.
Enfin, si l’on s’enfermait ainsi dans une forme spéciale, l’entente
avec les autres civilisations ne pourrait se réaliser que dans une mesure assez
limitée, au lieu de se faire avant tout sur ce qu’il y a de plus fondamental,
et ainsi, parmi les questions qui s’y rapportent, il en est encore beaucoup qui
ne seraient pas résolues, sans compter que les excès du prosélytisme occidental
seraient toujours à redouter et risqueraient perpétuellement de tout compromettre,
ce prosélytisme ne pouvant être définitivement arrêté que par la pleine
compréhension des principes et par l’accord essentiel qui, sans même avoir
besoin d’être expressément formulé, en résulterait immédiatement.
Cependant, il va sans dire que, si le travail à accomplir dans les
deux domaines métaphysique et religieux pouvait s’effectuer parallèlement et en
même temps, nous n’y verrions que des avantages, étant bien persuadé que, même
si les deux choses étaient menées tout à fait indépendamment l’une de l’autre,
les résultats, finalement, ne pourraient être que concordants. De toute façon,
du reste, si les possibilités que nous avons en vue doivent se réaliser, la
rénovation proprement religieuse s’imposera tôt ou tard comme un moyen tout spécialement
approprié à l’Occident ; elle pourra être une partie de l’œuvre réservée à
l’élite intellectuelle, lorsque celle-ci aura été constituée, ou bien, si elle
s’est faite préalablement, l’élite y trouvera un appui convenable pour son
action propre.
La forme religieuse contient tout ce qu’il faut à la masse
occidentale, qui ne peut véritablement trouver ailleurs les satisfactions
qu’exige son tempérament ; cette masse n’aura jamais besoin d’autre chose, et
c’est à travers cette forme qu’elle devra recevoir l’influence des principes
supérieurs, influence qui, pour être ainsi indirecte, n’en sera pas moins une
participation réelle (4).
Il peut y avoir ainsi, dans une tradition complète, deux aspects
complémentaires et superposés, qui ne sauraient aucunement se contredire ou
entrer en conflit, puisqu’ils se réfèrent à des domaines essentiellement
distincts ; l’aspect intellectuel pur, d’ailleurs, ne concerne directement que
l’élite, qui seule doit forcément être consciente de la communication
s‘établissant entre les deux domaines pour assurer l’unité totale de la
doctrine traditionnelle. En somme, nous ne voudrions pas être exclusif le moins
du monde, et nous estimons qu’aucun travail n’est inutile, pour peu qu’il soit
dirigé dans le sens voulu ; les efforts ne portant que sur les domaines les
plus secondaires peuvent encore donner quelque chose qui ne soit pas
entièrement négligeable, et dont les conséquences, sans être d’une application
immédiate, pourront se retrouver par la suite et, en se coordonnant avec tout
le reste, concourir pour leur part, si faible soit-elle, à la constitution de
cet ensemble que nous envisageons pour un avenir sans doute bien lointain.
C’est ainsi que l’étude des « sciences traditionnelles », quelle que
soit leur provenance, s’il en est qui veulent dès maintenant l’entreprendre
(non dans leur intégralité, ce qui est présentement impossible, mais dans
certains éléments tout au moins), nous parait une chose digne d’être approuvée,
mais à la double condition que cette étude soit faite avec des données
suffisantes pour ne point s’y égarer, ce qui suppose déjà beaucoup plus qu’on
ne pourrait le croire, et qu’elle ne fasse jamais perdre de vue l’essentiel.
Ces deux conditions, d’ailleurs, se tiennent de près : celui qui possède une
intellectualité assez développée pour se livrer avec sûreté à une telle étude
ne risque plus d’être tenté de sacrifier le supérieur à l’inférieur ; dans
quelque domaine qu’il ait à exercer son activité, il n’y verra jamais à faire
qu’un travail auxiliaire de celui qui s’accomplit dans la région des principes.
Dans les mêmes conditions, s’il arrive parfois que la « philosophie
scientifique » rejoigne accidentellement, par certaines de ses conclusions, les
anciennes « sciences traditionnelles », il peut y avoir quelque intérêt à le
faire ressortir, mais en évitant soigneusement de paraître rendre ces dernières
solidaires de n’importe quelle théorie scientifique ou philosophique
particulière, car toute théorie de ce genre change et passe, tandis que tout ce
qui repose sur une base traditionnelle en reçoit une valeur permanente,
indépendante des résultats de toute recherche ultérieure.
4 Il
conviendra de faire ici un rapprochement avec l’institution des castes et la
façon dont la participation à la tradition y est assurée.
Enfin, de ce qu’il y a des rencontres ou des analogies, il ne faut
jamais conclure à des assimilations impossibles, étant donné qu’il s’agit de
modes de pensée essentiellement différents ; et l’on ne saurait être trop
attentif à ne rien dire qui puisse être interprété dans ce sens, car la plupart
de nos contemporains, par la façon même dont est borné leur horizon mental, ne
sont que trop portés à ces assimilations injustifiées. Sous ces réserves, nous
pouvons dire que tout ce qui est fait dans un esprit vraiment traditionnel a sa
raison d’être, et même une raison profonde ; mais il y a pourtant un certain
ordre qu’il convient d’observer, au moins d’une manière générale, en conformité
avec la hiérarchie nécessaire des différents domaines.
D’ailleurs, pour avoir pleinement l’esprit traditionnel (et non pas
seulement « traditionaliste », ce qui n’implique qu’une tendance ou une
aspiration), il faut déjà avoir pénétré dans le domaine des principes,
suffisamment tout au moins pour avoir reçu la direction intérieure dont il
n’est plus possible de s’écarter jamais.
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