mardi 26 mars 2019

Ibn Arabî : Le Sceau des engendrés - Sceau des enfants


Il est impératif de lire cet article avant celui-ci :
Charles-André Gilis - La doctrine des trois Sceaux




Rappels :
« Je suis le Sceau des Saints, tout comme il est attesté
Que le Sceau des Prophètes est Muhammad.
Je suis le Sceau particulier, non le Sceau de la Sainteté universelle
Car celui-ci est Jésus l ’Assisté »

Les trois Sceaux mentionnés sont : 

Le « Sceau des Prophètes » ou « de la Prophétie légiférante » qui n’est autre que Muhammad,
le « Sceau de la Sainteté universelle » qui est « Jésus l’Assisté »,
et enfin, dans une position intermédiaire entre celles des deux premiers, le « Sceau particulier » appelé aussi « Sceau de la Sainteté muhammadienne », c’est-à-dire le Cheikh al-Akbar (Ibn Arabî) qui s’exprime dans ces vers à la première personne.


Or, un autre Sceau est nommé (une seule fois) par Ibn Arabî dans les Fusûs :

  • « C’est sur les traces de Shîth que naîtra le dernier engendré du genre humain. Il sera porteur de ses secrets. Après lui, il n’y aura plus d’enfants parmi les hommes, car il est le Sceau des engendrés. Avec lui, lui naîtra une sœur. Elle viendra au monde avant lui, et lui après elle, sa tête près de ses pieds. Sa naissance aura lieu en Chine et sa langue sera celle des gens de ce pays. Ensuite, la stérilité se répandra parmi les hommes ; les unions sans naissance se multiplieront. Il appellera les hommes à Allâh mais ne recevra aucune réponse. Lorsqu’Allâh le Très Haut l’aura fait mourir, et qu’il aura fait mourir les croyants de son temps, ceux qui resteront seront comme des bêtes, sans plus de considérations pour ce qui est licite et pour ce qui ne l’est pas. Ils agiront gouvernés par la nature, en proie à une convoitise qui ne sera plus contrôlée, ni par l’intellect, ni par la Loi. C’est sur eux que se lèvera L’Heure »


Voilà l’interprétation qu’en donne M. Chodkiewicz dans son livre « Le Sceau des Saints » :

« Le texte des Futûhât est plus explicite et surtout apporte une donnée complémentaire majeure :
"Il y a en fait deux Sceaux, l’un par lequel Dieu scelle la sainteté en général et l’autre par lequel Il scelle la sainteté muhammadienne. Quant à celui qui est le Sceau de la sainteté d’une manière absolue, c’est Isâ [= Jésus]. Il est le saint à qui appartient par excellence la fonction prophétique non légiférante à l’époque de cette Communauté [= la communauté musulmane] car il est désormais séparé de la fonction de prophète législateur et d’envoyé (rasûl). Lorsqu’il descendra à la fin des temps, ce sera en qualité d’héritier et de Sceau et il n’y aura après lui aucun saint à qui appartienne la prophétie générale » (p. 147)" 

Et il ajoute plus loin :

« le dernier Sceau est qualifié de "Sceau des enfants" : après lui, aucun saint relevant des autres degrés de la sainteté, ni aucun homme ne doit plus naître. » (p. 158)



Sur cette explication et son « point de vue » voilà déjà un commentaire succinct de M. Gilis, extrait de son livre « L’avènement du troisième Sceau », chap. V :
  • « L’auteur du Sceau des Saints envisage uniquement le cycle de la walâya : pour lui, les trois Sceaux seraient Ibn Arabî, Jésus et le « Sceau des enfants » (cf. p. 148 et 175-176). Cette identification ne tient pas compte du fait que la notion de « Sceau des Saints » est comprise et définie, dans le Tasawwuf, par référence à celle de « Sceau des Prophètes », qui est coranique ; ni de l’affirmation selon laquelle « Le destin de ce troisième Sceau (le “ Sceau des enfants” ), à la toute dernière extrémité de l’histoire, s’inscrit nécessairement dans la période au cours de laquelle, selon les données eschatologiques traditionnelles, Jésus fera régner la paix sur la terre » (ibid., p. 176) de sorte que, en tout état de cause, il n’y a pas lieu d ’envisager, à propos du « Sceau des enfants », ou « des engendrés », une réadaptation cyclique nouvelle. »

Ce commentaire et ce qu’il sous-entend vient en parfait complément d'une note de Michel Valsan dans son texte « L'investiture du Cheikh al-Akbar au Centre Suprême » :

  • « Il s’agit de Sayyidunâ Aïssâ (Jésus) qui est Sceau de la Sainteté Universelle (Khatm al-Wilâyat al-‘Amma) et auquel revient ce titre du fait que lors de sa deuxième venue à la fin du cycle, il aura une fonction de clôture universelle du cycle de la sainteté : lorsque son souffle et celui de ses compagnons seront enlevés de notre monde. Il ne restera plus de « saint » sur la terre, c’est-à-dire aucun être humain qui puisse atteindre l’état d’Homme Universel. L’humanité descendra alors vers le degré des bêtes, et c’est sur cette humanité que se lèvera l’Heure. Telles sont les données textuelles de la tradition islamique. »



Extrait de l’ouvrage « Le livre des Chatons des Sagesses » de Ibn Arabî, traduit, annoté et commenté par Charles-André Gilis.
Le passage reproduit n’est pas disponible sur internet.

La tradition akbarienne considère que l’appellation de « Sceau des engendrés » doit s'entendre dans un sens initiatique : il s’agit du dernier homme « véritable », qui n’est pas un simple « animal d’apparence humaine » (57). Ce « degré minimum de réalisation est identifié à du cœur (58) (maqâm al-qalb), ce qui permet aux commentateurs  d'introduire l’idée de paternité et d'établir une analogie avec cas de Shîth : l’Esprit « engendre » le cœur tout comme Adam donne naissance à son fils. Dans cette perspective, la « sœur » qui naît avant lui est présentée comme l’image inversée, à la fin du cycle, d’Eve « tirée du côté d’Adam », tandis que l’allusion à la Chine est expliquée par le fait qu’il s’agit du « plus éloigné des pays », tout comme le cœur est « le plus bas des degrés ».

57 – Ibid., p. 60-61
58 – Ce terme est compris ici comme le lieu de manifestation des révélations divines et de la perfection des Noms.



La plupart des commentateurs affirment avec une certaine insistance que le Sceau des engendrés doit être considéré comme distinct du Sceau de la sainteté universelle (le Christ de la Seconde Venue), mais il faut bien dire que la fonction propre de ce dernier est décrite dans leur exégèse du présent chapitre d’une manière un peu vague (59), ce qui peut avoir conduit l’Emir Abd al-Qâdir à proposer une interprétation d’ensemble basée sur l’idée de « fermetures successives » (60) : fermeture de la « prophétie légiférante » par Muhammad – sur lui la Grâce et la Paix ! - ; puis, fermeture par Ibn Arabî de la « prophétie générale » et d’un degré de sainteté impliquant non seulement la réalisation de l’Identité Suprême mais aussi la qualité spécifique d’ « héritier muhammadien » ; puis fermeture par sayyidnâ ‘Isâ d’un degré de sainteté impliquant la réalisation de l’Identité Suprême mais non l’héritage spécifiquement muhammadien ; enfin fermeture des degrés de sainteté inférieurs à l’Identité Suprême par le Sceau des engendrés qui apparaît par là comme le « dernier des saints ».
Cette interprétation de l’Emir est strictement conforme à celle qui prévaut dans les commentaires antérieurs, qu’elle expose de manière plus claire et plus explicite.

59 – D’autant plus qu’il leur est difficile de distinguer clairement le temps de la manifestation de chacun de ces deux Sceaux (sur ce point, cf. René Guénon et l’avènement du troisième Sceau, p. 42).
60 – Cf. Kitâb al-Mawâqif, Mawqif 353.

Bien entendu, nous ne contestons nullement, ni la vérité, ni le caractère traditionnel de cette doctrine, mais nous avouons ne pas être entièrement convaincu qu’elle corresponde vraiment au texte des Fusûs et à l’intention du Cheikh al-Akbar. La distinction du Sceau de la Sainteté universelle et du Sceau des engendrés nous paraît reposer sur un malentendu : on considère que ce dernier représente le degré le plus bas de la réalisation et on en déduit qu’il ne peut s’agir de ‘Isâ puisque celui-ci possède le degré suprême.
Mais ce n’est pas du tout ce que dit le texte des Fusûs où il est bien précisé, non seulement que le « dernier des engendrés » est « sur les traces » de Shîth, mais aussi qu’il est « détenteur de ses secrets ».
Nous avons vu que ces secrets sont ceux de l’Esprit universel envisagé plus spécialement dans leur application au cycle humain, c’est-à-dire dans les « dons » conférés aux différents prophètes. Le Sceau « héritier de Shîth » et qui, en cette qualité, « ferme » ce que Shîth a « ouvert » et « rassemble » ce que Shîth a « dispersé » se situe forcément au même degré que lui, et il ne peut s’agir que du Sceau de la Sainteté universelle (61).
A partir de là, on est amené à interpréter ce texte volontairement énigmatique selon le mode qui, pour nous, est le seul qui lui convient vraiment, c’est-à-dire l’ishâra (62).

61 – C’est ce qu’affirme Dâwûd Qaysarî, dont la position ne paraît si critiquable que parce qu’elle est insuffisamment justifiée.
62 – Sur ce mode, cf. Marie en Islam, chap. II.


En effet, les « engendrés » peuvent légitimement être considérés comme une désignation spécifique de l’ « humanité » constitutive de notre état individuel dont la vie est la caractéristique ; or, la sainteté universelle que sayyidnâ ‘Isâ aura pour fonction de « sceller » est définie dans les Futûhât comme  s’étendant « depuis Adam jusqu’au dernier des saints » (63) et nous avons-nous-même précisé à cet égard que « le Sceau de la Sainteté universelle est le dernier des êtres humains qui possèdera la connaissance directe des secrets communs à l’islam et aux autres formes traditionnelles, secrets qui concernent plus particulièrement le cycle humain » (64).

63 – Cf. chap. 73, partie introductive.
64 – René Guénon et l’avènement du troisième Sceau, p.43.

La mention de la Chine constitue une ishâra plus évidente encore puisque le vocable qui désigne cette contrée a le même nombre que le nom « Isâ » (65) ; en outre, la Chine est un symbole à la fois du monde intermédiaire et du « Saint-Empire », ce qui implique une signification eschatologique précise, lie à la manifestation finale de fonctions relevant directement du Centre Suprême (66).
La « langue des gens de ce pays » n’est autre que la langue « solaire » de la Tradition primordiale qui sera manifestée de nouveau et qui prendra pour support la Loi universelle de l’Islam telle qu’elle aura été proclamée par le Mahdî (67) ; et ceci est de nature à expliquer une autre ishâra de notre texte puisque « la sœur qui viendra avant lui » peut être compris comme une figure de la risâla muhammadienne dont le statut universel sera actualisé par le « dernier des Califes » ; d’autant plus que les « deux pieds » sont un symbole de la différenciation de l’Ordre divin, qui s’opère lorsque celui-ci « descend » dans le domaine individuel (68).

65 – Sîn = 90 + 10 +50 = 150 ; ‘Isâ = 70 + 10 + 60 + 10 = 150.
66 – Ce sont les « vizirs du Mahdî » dont il est question au chapitre 366 des Futûhât. On ne peut exclure que des implications de cet ordre aient été volontairement occultées par les disciples directs du « plus grand des Maîtres ».
67 – Sur ce point, cf. Les sept Etendards, chap. XXXIV, XXXV et XXXVI.
68 – Cf. Marie en Islam, chap. VI.


Le moins que l’on puisse dire est que le passage final du présent chapitre peut être interprété comme une allusion au Sceau de la Sainteté universelle, contrairement à l’opinion dominante. Considérer le Sceau des engendrés comme un être distinct, c’est admettre que ce texte mentionne le Sceau des prophètes et le Sceau des saints (compris, selon la tradition akbarienne, comme étant spécifiquement le Sceau de la Sainteté muhammadienne) tandis qu’il omettrait le Sceau de la Sainteté universelle, dont la fonction est complémentaire des deux précédents, au profit d’un « Sceau des engendrés » dont il n’est question nulle part ailleurs dans l’œuvre d’Ibn Arabî. Cela paraît peu vraisemblable ; mais Allâh est plus savant !

Notes du blog :

1) Sur la signification de « la Chine », M. Chodkiewicz précise aussi :
  • "La signification symbolique de la Chine comme lieu ultime de la Connaissance spirituelle est suggérée par le hadîth (absent des recueils canoniques mais que l’on trouve chez Bayhaqî et que reprend Suyûtî dans son Fath kabîr, I, p. 193) : « Cherchez la science, fût-ce jusqu’en Chine. » Certains commentateurs ont vu d’autre part une allusion à la Chine dans la formule énigmatique de la Shajara nu’maniyya (cf. O. Yahia, R.G., n° 665) : « Lorsque le shîn entrera dans le sîn... »."
2) Sur Sheth et la double symbolique du serpent voir également cet article de René Guénon :




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