Je vous recommande de lire cet
article complémentaire avant :
« Le « luciférianisme » est le refus de reconnaissance d’une
autorité supérieure ; le « satanisme » est le renversement des rapports normaux
de l’ordre hiérarchique ; et celui-ci est souvent une conséquence de celui-là,
comme Lucifer est devenu Satan après sa chute. »
René Guénon, Autorité spirituelle et pouvoir temporel,
Chap. III : Connaissance et action
Ce que nous avons dit précédemment permet de comprendre quelle est la
nature de l’erreur qui est susceptible de donner naissance au polythéisme :
celui-ci, qui n’est en somme que le cas le plus extrême de l’« association (2)
», consiste à admettre une pluralité de principes considérés comme entièrement
indépendants, alors qu’ils ne sont et ne peuvent être en réalité que des
aspects plus ou moins secondaires du Principe suprême.
Il est évident que ce ne peut être là que la conséquence d’une
incompréhension de certaines vérités traditionnelles, celles précisément qui se
rapportent aux aspects ou aux attributs divins ; une telle incompréhension est
toujours possible chez des individus isolés et plus ou moins nombreux, mais sa
généralisation, correspondant à un état d’extrême dégénérescence d’une forme traditionnelle
en voie de disparition, a sans doute été beaucoup plus rare en fait qu’on ne le
croit d’ordinaire. En tout cas, aucune tradition, quelle qu’elle soit, ne
saurait, en elle-même, être polythéiste ; c’est renverser tout ordre normal que
de supposer un polythéisme à l’origine, suivant les vues « évolutionnistes » de
la plupart des modernes, au lieu de n’y voir que la simple déviation qu’il est
en réalité.
Toute tradition véritable est essentiellement monothéiste ; pour
parler d’une façon plus précise, elle affirme avant tout l’unité du Principe
suprême (3), dont tout est dérivé et dépend entièrement et c’est cette
affirmation qui, dans l’expression qu’elle revêt spécialement dans les
traditions à forme religieuse, constitue le monothéisme proprement dit ; mais,
sous réserve de cette explication nécessaire pour éviter toute confusion de
points de vue, nous pouvons en somme étendre sans inconvénient le sens de ce
terme de monothéisme pour l’appliquer à toute affirmation de l’unité
principielle.
D’autre part, quand nous disons que c’est le monothéisme qui est
ainsi nécessairement à l’origine, il va de soi que cela n’a rien de commun avec
l’hypothèse d’une prétendue « simplicité primitive qui n’a sans doute jamais
existé (4) ; il suffit d’ailleurs, pour éviter toute méprise à cet égard, de
remarquer que le monothéisme peut inclure tous les développements possibles sur
la multiplicité des attributs divins, et aussi que l’angélologie, qui est
étroitement connexe de cette considération des attributs, ainsi que nous
l’avons expliqué précédemment, occupe effectivement une place importante dans
les formes traditionnelles où le monothéisme s’affirme de la façon la plus
explicite et la plus rigoureuse. Il n’y a donc là aucune incompatibilité, et
même l’invocation des anges, à la condition de les regarder uniquement comme
des « intermédiaires célestes », c’est-à-dire en définitive, suivant ce que
nous avons déjà exposé, comme représentant ou exprimant tels ou tels aspects
divins dans l’ordre de la manifestation informelle, est parfaitement légitime
et normale au regard du plus strict monothéisme.
1 —
Études traditionnelles, oct.-nov. 1946, [repris aussi dans Mélanges].
2 —
Il y a « association », dès qu’on admet que quoi que ce soit, en dehors du
Principe, possède une existence lui appartenant en propre ; mais naturellement,
de là au polythéisme proprement dit, il peut y avoir de multiples degrés.
3 —
Quand il s’agit véritablement du Principe suprême, il faudrait, en toute
rigueur, parler de « non-dualité », l’unité, qui en est d’ailleurs une
conséquence immédiate, se situant seulement au niveau de l’Être ; mais cette
distinction, tout en étant de la plus grande importance au point de vue
métaphysique, n’affecte en rien ce que nous avons à dire ici, et, de la même façon
que nous pouvons généraliser le sens du terme « monothéisme », nous pouvons
aussi et corrélativement, pour simplifier le langage ne parler d’unité du
Principe.
4 —
Cf. Le Règne de la Quantité et
les Signes des Temps, chap. XI. — Il est assez difficile de comprendre,
par ailleurs, comment certains peuvent croire à la fois à la « simplicité
primitive » et au polythéisme originel, et pourtant il en est ainsi : c’est là
encore un curieux exemple des innombrables contradictions de la mentalité
moderne.
Nous devons signaler aussi, à ce propos, certains abus du point de vue
« historique » ou soi-disant tel, cher à tant de nos contemporains, et
notamment en ce qui concerne la théorie des « emprunts » dont nous avons déjà
eu à parler en diverses autres occasions.
En effet, pour nous comme pour tous
ceux qui se placent au point de vue traditionnel, il s’agit au contraire de la
connaissance d’un certain ordre de réalité ; on ne voit pas du tout pourquoi
une telle connaissance devrait avoir été « empruntée » par une doctrine à une
autre, tandis qu’on comprend fort bien qu’elle soit, également et au même
titre, inhérente à l’une aussi bien qu’à l’autre, parce que toutes deux sont
des expressions d’une seule et même vérité.
Des connaissances équivalentes
peuvent et doivent même se retrouver partout ; et, quand nous parlons ici de
connaissances équivalentes, nous voulons dire par là qu’il s’agit au fond des
mêmes connaissances, mais présentées et exprimées de façons différentes pour
s’adapter à la constitution particulière de telle ou telle forme traditionnelle
(1).
On peut dire en ce sens que l’angélologie ou son équivalent, quel que soit
le nom par lequel on le désignera plus spécialement, existe dans toutes les
traditions ; et, pour en donner un exemple, il est à peine besoin de rappeler
que les Dévas, dans la tradition hindoue, sont en réalité l’exact
équivalent des anges dans les traditions judaïque, chrétienne et islamique.
Dans tous les cas, redisons-le encore, ce dont il s’agit peut être défini comme
étant la partie d’une doctrine traditionnelle qui se réfère aux états informels
ou supra-individuels de la manifestation, soit d’une façon simplement théorique
soit en vue d’une réalisation effective de ces états (2). Il est évident que
c’est là quelque chose qui, en soi, n’a pas le moindre rapport avec un
polythéisme quelconque, même si, comme nous l’avons dit, le polythéisme peut
n’être qu’un résultat de son incompréhension ; mais ceux qui croient qu’il
existe des traditions polythéistes, lorsqu’ils parlent d’« emprunts » comme
ceux dont nous avons donné des exemples tout à l’heure, semblent bien vouloir
suggérer par là que l’angélologie ne représenterait qu’une « contamination » du
polythéisme dans le monothéisme même !
Autant vaudrait dire, parce que
l’idolâtrie peut naître d’une incompréhension de certains symboles, que le
symbolisme lui-même n’est qu’un dérivé de l’idolâtrie ; ce serait là un cas
tout à fait similaire, et nous pensons que cette comparaison suffit pleinement
à faire ressortir toute l’absurdité d’une telle façon d’envisager les choses.
1 —
Nous avons fait allusion précédemment aux rapports qui existent entre
l’angélologie et les langues sacrées des différentes traditions ; c’est là un
exemple très caractéristique de l’adaptation dont il s’agit.
2 — On
peut citer, comme exemple du premier cas, la partie de la théologie chrétienne
qui se rapporte aux anges (et d’ailleurs, d’une façon plus générale,
l’exotérisme ne peut naturellement se placer ici qu’à ce seul point de vue
théorique), et, comme exemple du second, la « Kabbale pratique » dans la
tradition hébraïque.
Pour terminer ces remarques destinées à compléter notre précédente
étude, nous citerons ce passage de Jacob Boehme, qui, avec la terminologie qui
lui est particulière et sous une forme peut-être un peu obscure comme il arrive
souvent chez lui, nous paraît exprimer correctement les rapports des anges avec
les aspects divins :
« La création des anges a un début mais les forces
desquelles ils ont été créés n’ont jamais connu de début, mais assistaient à la
naissance de l’éternel commencement. Ils sont issus du Verbe révélé, de la
nature éternelle, ténébreuse, ignée et lumineuse, du désir de la divine
révélation, et ont été transformés en images « créaturées » (c’est-à-dire
fragmentées en créatures isolées) (1). »
Et, ailleurs, Boehme dit encore : «
Chaque prince angélique est une propriété sortie de la voix de Dieu, porte le
grand nom de Dieu (2). »
M. A. K. Coomaraswamy, citant cette dernière phrase et
la rapprochant de divers textes se rapportant aux « Dieux », tant dans la
tradition grecque que dans la tradition hindoue, ajoute ces mots qui
s’accordent entièrement avec ce que nous venons d’exposer : « Nous avons à
peine besoin de dire qu’une telle multiplicité de Dieux n’est pas un
polythéisme, car tous sont les sujets angéliques de la Suprême Déité dont ils
tirent leur origine et en laquelle, comme il est si souvent rappelé, ils
redeviennent un (3). »
1
— Mysterium Magnum, VIII,
1.
2
— De Signatura Rerum XVI,
5. — Au sujet de la première création « sortie de la voix de Dieu », cf.
Aperçus sur l’Initiation, pp. 304-305.
3
— What is Civilization ? dans
Albert Schweitzer Festschrift. —M. Coomaraswamy mentionne aussi, à ce propos,
l’identification que Philon fait des anges aux « Idées » entendues au sens
platonicien, c’est-à-dire en somme aux « Raisons Éternelles » qui sont
contenues dans l’entendement divin, ou suivant le langage de la théologie
chrétienne, dans le Verbe envisagé en tant que « lieu des possibles ».
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