lundi 25 mars 2019

Guénon - Tradition et religion, partie 2 (fin)

Extraits du livre de René Guénon : 
« Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues » René Guénon

Lire la partie I ici : https://lapieceestjouee.blogspot.com/2019/03/guenon-tradition-et-religion-partie-1.html



Consultable ici :



Chapitre IV – Tradition et religion (partie 2)

Pendant que nous sommes sur ce sujet, nous en profiterons encore pour signaler que l’absence totale du point de vue religieux chez les Chinois a pu donner lieu à une autre méprise, mais qui est inverse de la précédente, et qui est due cette fois à une incompréhension réciproque.
Le Chinois, qui a, en quelque sorte par nature, le plus grand respect pour tout ce qui est d’ordre traditionnel, adoptera volontiers, lorsqu’il se trouvera transporté dans un autre milieu, ce qui lui paraîtra en constituer la tradition ; or, en Occident, la religion seule présentant ce caractère, il pourra l’adopter ainsi, mais d’une façon toute superficielle et passagère.


Retourné dans son pays d’origine, qu’il n’a jamais abandonné d’une façon définitive, car la « solidarité de la race » est bien trop puissante pour le lui permettre, ce même Chinois ne se préoccupera plus le moins du monde de la religion dont il avait temporairement suivi les usages ; c’est que cette religion, qui est telle pour les autres, lui-même ne l’a jamais conçue en mode religieux, ce mode étant étranger à sa mentalité, et d’ailleurs, comme il n’a rien rencontré en Occident qui ait un caractère tant soit peu métaphysique, elle ne pouvait être à ses yeux que l’équivalent plus ou moins exact d’une tradition d’ordre purement social, à l’instar du Confucianisme.

Les Européens auraient donc le plus grand tort de taxer une telle attitude d’hypocrisie, comme il leur arrive de le faire ; elle n’est pour le Chinois qu’une simple affaire de politesse, car, suivant l’idée qu’il s’en fait, la politesse veut que l’on se conforme autant que possible aux coutumes du pays dans lequel on vit, et les Jésuites du XVIIe siècle étaient strictement en règle avec elle lorsque, vivant en Chine, ils prenaient rang dans la hiérarchie officielle des lettrés et rendaient aux Ancêtres et aux Sages les honneurs rituels qui leur sont dus.

Dans le même ordre d’idées, un autre fait intéressant à noter est que, au Japon, le Shintoïsme a, dans une certaine mesure, le même caractère et le même rôle que le Confucianisme en Chine ; bien qu’il ait aussi d’autres aspects moins nettement définis, il est avant tout une institution cérémonielle de l’État, et ses fonctionnaires, qui ne sont point des « prêtres », sont entièrement libres de prendre telle religion qu’il leur plaît ou de n’en prendre aucune. Il nous souvient d’avoir lu à ce propos, dans un manuel d’histoire des religions, cette réflexion singulière que, « au Japon pas plus qu’en Chine, la foi aux doctrines d’une religion n’exclut pas le moins du monde la foi aux doctrines d’une autre religion » (4) : en réalité, des doctrines différentes ne peuvent être compatibles qu’à la condition de ne pas se placer sur le même terrain, ce qui est en effet le cas, et cela devrait suffire à prouver qu’il ne peut nullement s’agir ici de religion.


En fait, en dehors du cas d’importations étrangères qui n’ont pu avoir une influence bien profonde ni bien étendue, le point de vue religieux est tout aussi inconnu aux Japonais qu’aux Chinois ; c’est même un des rares traits communs que l’on puisse observer dans la mentalité de ces deux peuples.

4 Christus, ch. V, p. 193.

Jusqu’ici, nous n’avons en somme traité que d’une façon négative la question que nous avions posée, car nous avons surtout montré l’insuffisance de certaines définitions, insuffisance qui va jusqu’à entraîner leur fausseté ; nous devons maintenant indiquer, sinon une définition à proprement parler, du moins une conception positive de ce qui constitue vraiment la religion.
Nous dirons que la religion comporte essentiellement la réunion de trois éléments d’ordres divers : un dogme, une morale, un culte ; partout où l’un quelconque de ces éléments viendra à manquer, on n’aura plus affaire à une religion au sens propre de ce mot. Nous ajouterons tout de suite que le premier élément forme la partie intellectuelle de la religion, que le second forme sa partie sociale, et que le troisième, qui est l’élément rituel, participe à la fois de l’une et de l’autre ; mais ceci exige quelques explications.

Le nom de dogme s’applique proprement à une doctrine religieuse ; sans rechercher davantage pour le moment quelles sont les caractéristiques spéciales d’une telle doctrine, nous pouvons dire que, bien qu’évidemment intellectuelle dans ce qu’elle a de plus profond, elle n’est pourtant pas d’ordre purement intellectuel ; et d’ailleurs, si elle l’était, elle serait métaphysique et non plus religieuse. Il faut donc que cette doctrine, pour prendre la forme particulière qui convient à son point de vue, subisse l’influence d’éléments extra-intellectuels, qui sont, pour la plus grande part, de l’ordre sentimental ; le mot même de « croyances », qui sert communément à désigner les conceptions religieuses, marque bien ce caractère, car c’est une remarque psychologique élémentaire que la croyance, entendue dans son acception la plus précise, et en tant qu’elle s’oppose à la certitude qui est tout intellectuelle, est un phénomène où la sentimentalité joue un rôle essentiel, une sorte d’inclination ou de sympathie pour une idée, ce qui, d’ailleurs, suppose nécessairement que cette idée est elle-même conçue avec une nuance sentimentale plus ou moins prononcée.
Le même facteur sentimental, secondaire dans la doctrine, devient prépondérant, et même à peu près exclusif, dans la morale, dont la dépendance de principe à l’égard du dogme est une affirmation surtout théorique : cette morale, dont la raison d’être ne peut être que purement sociale, pourrait être regardée comme une sorte de législation, la seule qui demeure du ressort de la religion là où les institutions civiles en sont indépendantes.


Enfin, les rites dont l’ensemble constitue le culte ont un caractère intellectuel en tant qu’on les regarde comme une expression symbolique et sensible de la doctrine, et un caractère social en tant qu’on les regarde comme des « pratiques », demandant, d’une façon qui peut être plus ou moins obligatoire, la participation de tous les membres de la communauté religieuse. Le nom de culte devrait proprement être réservé aux rites religieux ; cependant, en fait, on l’emploie aussi couramment, mais quelque peu abusivement, pour désigner d’autres rites, des rites purement sociaux par exemple, comme lorsqu’on parle du « culte des ancêtres » en Chine.

Il est à remarquer que, dans une religion où l’élément social et sentimental l’emporte sur l’élément intellectuel, la part du dogme et celle du culte se réduisent simultanément de plus en plus, de sorte qu’une telle religion tend à dégénérer en un « moralisme » pur et simple, comme on en voit un exemple très net dans le cas du Protestantisme ; à la limite, qu’a presque atteinte actuellement un certain « Protestantisme libéral », ce qui reste n’est plus du tout une religion, n’en ayant gardé qu’une seule des parties essentielles, mais c’est tout simplement une sorte de pensée philosophique spéciale.

Il importe de préciser, en effet, que la morale peut être conçue de deux façons très différentes : soit en mode religieux, quand elle est rattachée en principe à un dogme auquel elle se subordonne, soit en mode philosophique, quand elle en est regardée comme indépendante ; nous reviendrons plus loin sur cette seconde forme.

On peut comprendre maintenant pourquoi nous disions précédemment qu’il est difficile d’appliquer rigoureusement le terme de religion en dehors de l’ensemble formé par le Judaïsme, le Christianisme et l’Islamisme, ce qui confirme la provenance spécifiquement judaïque de la conception que ce mot exprime actuellement.
C’est que, partout ailleurs, les trois parties que nous venons de caractériser ne se trouvent pas réunies dans une même conception traditionnelle ; ainsi, en Chine, nous voyons le point de vue intellectuel et le point de vue social, d’ailleurs représentés par deux corps de tradition distincts, mais le point de vue moral est totalement absent, même de la tradition sociale.

Dans l’Inde également, c’est ce même point de vue moral qui fait défaut : si la législation n’y est point religieuse comme dans l’Islam, c’est qu’elle est entièrement dépourvue de l’élément sentimental qui peut seul lui imprimer le caractère spécial de moralité ; quant à la doctrine, elle est purement intellectuelle, c’est-à-dire métaphysique, sans aucune trace non plus de cette forme sentimentale qui serait nécessaire pour lui donner le caractère d’un dogme religieux, et sans laquelle le rattachement d’une morale à un principe doctrinal est d’ailleurs tout à fait inconcevable.


On peut dire que le point de vue moral et le point de vue religieux lui-même supposent essentiellement une certaine sentimentalité, qui est en effet développée surtout chez les Occidentaux, au détriment de l’intellectualité. Il y a donc là quelque chose de vraiment spécial aux Occidentaux, auxquels il faudrait joindre ici les Musulmans, mais encore, sans même parler de l’aspect extra-religieux de la doctrine de ces derniers, avec cette grande différence que pour eux, la morale, maintenue à son rang secondaire, n’a jamais pu être envisagée comme existant pour elle-même ; la mentalité musulmane ne saurait admettre l’idée d’une « morale indépendante », c’est-à-dire philosophique, idée qui se rencontra autrefois chez les Grecs et les Romains, et qui est de nouveau fort répandue en Occident à l’époque actuelle.

Une dernière observation est indispensable ici : nous n’admettons pas du tout, comme les sociologues dont nous parlions plus haut, que la religion soit purement et simplement un fait social ; nous disons seulement qu’elle a un élément constitutif qui est d’ordre social, ce qui, évidemment, n’est pas du tout la même chose, puisque cet élément est normalement secondaire par rapport à la doctrine, qui est d’un tout autre ordre, de sorte que la religion, tout en étant sociale par un certain côté, est en même temps quelque chose de plus.
D’ailleurs, en fait, il y a des cas où tout ce qui est de l’ordre social se trouve rattaché et comme suspendu à la religion : c’est le cas de l’Islamisme, comme nous avons déjà eu l’occasion de le dire, et aussi du Judaïsme, dans lequel la législation n’est pas moins essentiellement religieuse, mais avec cette particularité de n’être applicable qu’à un peuple déterminé ; c’est également le cas d’une conception du Christianisme que nous pourrions appeler « intégrale », et qui a eu jadis une réalisation effective.

L’opinion sociologique ne correspond qu’à l’état actuel de l’Europe, et encore en faisant abstraction des considérations doctrinales, qui pourtant n’ont réellement perdu de leur importance primordiale que chez les peuples protestants ; chose assez curieuse, elle pourrait servir à justifier la conception d’une « religion d’État », c’est-à-dire, au fond, d’une religion qui est plus ou moins complètement la chose de l’État, et qui, comme telle, risque fort d’être réduite à un rôle d’instrument politique ; conception qui, à quelques égards, nous ramène à celle de la religion gréco-romaine, ainsi que nous l’indiquions plus haut.


Cette idée apparaît comme diamétralement opposée à celle de la « Chrétienté » : celle-ci, antérieure aux nationalités, ne pourrait subsister ou se rétablir après leur constitution qu’à la condition d’être essentiellement « supernationale » ; au contraire, la « religion d’État » est toujours regardée en fait, sinon en droit, comme nationale, qu’elle soit entièrement indépendante ou qu’elle admette un rattachement à d’autres institutions similaires par une sorte de lien fédératif, qui ne laisse en tout cas à l’autorité supérieure et centrale qu’une puissance considérablement amoindrie.
La première de ces deux conceptions, celle de la « Chrétienté », est éminemment celle d’un « Catholicisme » au sens étymologique du mot ; la seconde, celle d’une « religion d’État », trouve logiquement son expression, suivant les cas, soit dans un Gallicanisme à la manière de Louis XIV, soit dans l’Anglicanisme ou dans certaines formes de la religion protestante, à laquelle, en général, cet abaissement ne semble point répugner.

Ajoutons pour terminer que, de ces deux façons occidentales d’envisager la religion, la première est la seule qui soit capable de présenter, avec les particularités propres au mode religieux, les caractères d’une véritable tradition telle que la conçoit, sans aucune exception, la mentalité orientale.




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