Extraits du livre de René Guénon :
« Introduction générale à l’étude des doctrines hindoues » René Guénon
Lire la partie I ici : https://lapieceestjouee.blogspot.com/2019/03/guenon-tradition-et-religion-partie-1.html
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Consultable ici :
Chapitre IV – Tradition et religion (partie 2)
Pendant que nous sommes sur ce sujet, nous en profiterons encore pour
signaler que l’absence totale du point de vue religieux chez les Chinois a pu
donner lieu à une autre méprise, mais qui est inverse de la précédente, et qui
est due cette fois à une incompréhension réciproque.
Le Chinois, qui a, en quelque sorte par nature, le plus grand respect
pour tout ce qui est d’ordre traditionnel, adoptera volontiers, lorsqu’il se
trouvera transporté dans un autre milieu, ce qui lui paraîtra en constituer la
tradition ; or, en Occident, la religion seule présentant ce caractère, il
pourra l’adopter ainsi, mais d’une façon toute superficielle et passagère.
Retourné dans son pays d’origine, qu’il n’a jamais abandonné d’une
façon définitive, car la « solidarité de la race » est bien trop puissante pour
le lui permettre, ce même Chinois ne se préoccupera plus le moins du monde de
la religion dont il avait temporairement suivi les usages ; c’est que cette
religion, qui est telle pour les autres, lui-même ne l’a jamais conçue en mode
religieux, ce mode étant étranger à sa mentalité, et d’ailleurs, comme il n’a
rien rencontré en Occident qui ait un caractère tant soit peu métaphysique,
elle ne pouvait être à ses yeux que l’équivalent plus ou moins exact d’une
tradition d’ordre purement social, à l’instar du Confucianisme.
Les Européens auraient donc le plus grand tort de taxer une telle
attitude d’hypocrisie, comme il leur arrive de le faire ; elle n’est pour le
Chinois qu’une simple affaire de politesse, car, suivant l’idée qu’il s’en
fait, la politesse veut que l’on se conforme autant que possible aux coutumes
du pays dans lequel on vit, et les Jésuites du XVIIe siècle étaient strictement
en règle avec elle lorsque, vivant en Chine, ils prenaient rang dans la
hiérarchie officielle des lettrés et rendaient aux Ancêtres et aux Sages les
honneurs rituels qui leur sont dus.
Dans le même ordre d’idées, un autre fait intéressant à noter est que,
au Japon, le Shintoïsme a, dans une certaine mesure, le même caractère et le
même rôle que le Confucianisme en Chine ; bien qu’il ait aussi d’autres aspects
moins nettement définis, il est avant tout une institution cérémonielle de
l’État, et ses fonctionnaires, qui ne sont point des « prêtres », sont
entièrement libres de prendre telle religion qu’il leur plaît ou de n’en
prendre aucune. Il nous souvient d’avoir lu à ce propos, dans un manuel
d’histoire des religions, cette réflexion singulière que, « au Japon pas plus qu’en
Chine, la foi aux doctrines d’une religion n’exclut pas le moins du monde la
foi aux doctrines d’une autre religion » (4) : en réalité, des doctrines
différentes ne peuvent être compatibles qu’à la condition de ne pas se placer
sur le même terrain, ce qui est en effet le cas, et cela devrait suffire à
prouver qu’il ne peut nullement s’agir ici de religion.
En fait, en dehors du cas d’importations étrangères qui n’ont pu avoir
une influence bien profonde ni bien étendue, le point de vue religieux est tout
aussi inconnu aux Japonais qu’aux Chinois ; c’est même un des rares traits
communs que l’on puisse observer dans la mentalité de ces deux peuples.
4
Christus, ch. V, p. 193.
Jusqu’ici, nous n’avons en somme traité que d’une façon négative la
question que nous avions posée, car nous avons surtout montré l’insuffisance de
certaines définitions, insuffisance qui va jusqu’à entraîner leur fausseté ;
nous devons maintenant indiquer, sinon une définition à proprement parler, du
moins une conception positive de ce qui constitue vraiment la religion.
Nous dirons que la religion comporte essentiellement la réunion de
trois éléments d’ordres divers : un dogme, une morale, un culte ; partout où
l’un quelconque de ces éléments viendra à manquer, on n’aura plus affaire à une
religion au sens propre de ce mot. Nous ajouterons tout de suite que le premier
élément forme la partie intellectuelle de la religion, que le second forme sa
partie sociale, et que le troisième, qui est l’élément rituel, participe à la
fois de l’une et de l’autre ; mais ceci exige quelques explications.
Le nom de dogme s’applique proprement à une doctrine religieuse ; sans
rechercher davantage pour le moment quelles sont les caractéristiques spéciales
d’une telle doctrine, nous pouvons dire que, bien qu’évidemment intellectuelle
dans ce qu’elle a de plus profond, elle n’est pourtant pas d’ordre purement
intellectuel ; et d’ailleurs, si elle l’était, elle serait métaphysique et non
plus religieuse. Il faut donc que cette doctrine, pour prendre la forme
particulière qui convient à son point de vue, subisse l’influence d’éléments
extra-intellectuels, qui sont, pour la plus grande part, de l’ordre sentimental
; le mot même de « croyances », qui sert communément à désigner les conceptions
religieuses, marque bien ce caractère, car c’est une remarque psychologique
élémentaire que la croyance, entendue dans son acception la plus précise, et en
tant qu’elle s’oppose à la certitude qui est tout intellectuelle, est un
phénomène où la sentimentalité joue un rôle essentiel, une sorte d’inclination
ou de sympathie pour une idée, ce qui, d’ailleurs, suppose nécessairement que
cette idée est elle-même conçue avec une nuance sentimentale plus ou moins
prononcée.
Le même facteur sentimental, secondaire dans la doctrine, devient
prépondérant, et même à peu près exclusif, dans la morale, dont la dépendance
de principe à l’égard du dogme est une affirmation surtout théorique : cette
morale, dont la raison d’être ne peut être que purement sociale, pourrait être
regardée comme une sorte de législation, la seule qui demeure du ressort de la
religion là où les institutions civiles en sont indépendantes.
Enfin, les rites dont l’ensemble constitue le culte ont un caractère
intellectuel en tant qu’on les regarde comme une expression symbolique et
sensible de la doctrine, et un caractère social en tant qu’on les regarde comme
des « pratiques », demandant, d’une façon qui peut être plus ou moins
obligatoire, la participation de tous les membres de la communauté religieuse.
Le nom de culte devrait proprement être réservé aux rites religieux ;
cependant, en fait, on l’emploie aussi couramment, mais quelque peu
abusivement, pour désigner d’autres rites, des rites purement sociaux par
exemple, comme lorsqu’on parle du « culte des ancêtres » en Chine.
Il est à remarquer que, dans une religion où l’élément social et
sentimental l’emporte sur l’élément intellectuel, la part du dogme et celle du
culte se réduisent simultanément de plus en plus, de sorte qu’une telle
religion tend à dégénérer en un « moralisme » pur et simple, comme on en voit
un exemple très net dans le cas du Protestantisme ; à la limite, qu’a presque
atteinte actuellement un certain « Protestantisme libéral », ce qui reste n’est
plus du tout une religion, n’en ayant gardé qu’une seule des parties essentielles,
mais c’est tout simplement une sorte de pensée philosophique spéciale.
Il importe de préciser, en effet, que la morale peut être conçue de
deux façons très différentes : soit en mode religieux, quand elle est rattachée
en principe à un dogme auquel elle se subordonne, soit en mode philosophique,
quand elle en est regardée comme indépendante ; nous reviendrons plus loin sur
cette seconde forme.
On peut comprendre maintenant pourquoi nous disions précédemment qu’il
est difficile d’appliquer rigoureusement le terme de religion en dehors de
l’ensemble formé par le Judaïsme, le Christianisme et l’Islamisme, ce qui
confirme la provenance spécifiquement judaïque de la conception que ce mot
exprime actuellement.
C’est que, partout ailleurs, les trois parties que nous venons de
caractériser ne se trouvent pas réunies dans une même conception traditionnelle
; ainsi, en Chine, nous voyons le point de vue intellectuel et le point de vue
social, d’ailleurs représentés par deux corps de tradition distincts, mais le
point de vue moral est totalement absent, même de la tradition sociale.
Dans l’Inde également, c’est ce même point de vue moral qui fait
défaut : si la législation n’y est point religieuse comme dans l’Islam, c’est
qu’elle est entièrement dépourvue de l’élément sentimental qui peut seul lui
imprimer le caractère spécial de moralité ; quant à la doctrine, elle est
purement intellectuelle, c’est-à-dire métaphysique, sans aucune trace non plus
de cette forme sentimentale qui serait nécessaire pour lui donner le caractère
d’un dogme religieux, et sans laquelle le rattachement d’une morale à un
principe doctrinal est d’ailleurs tout à fait inconcevable.
On peut dire que le point de vue moral et le point de vue religieux
lui-même supposent essentiellement une certaine sentimentalité, qui est en
effet développée surtout chez les Occidentaux, au détriment de
l’intellectualité. Il y a donc là quelque chose de vraiment spécial aux
Occidentaux, auxquels il faudrait joindre ici les Musulmans, mais encore, sans
même parler de l’aspect extra-religieux de la doctrine de ces derniers, avec
cette grande différence que pour eux, la morale, maintenue à son rang
secondaire, n’a jamais pu être envisagée comme existant pour elle-même ; la
mentalité musulmane ne saurait admettre l’idée d’une « morale indépendante »,
c’est-à-dire philosophique, idée qui se rencontra autrefois chez les Grecs et
les Romains, et qui est de nouveau fort répandue en Occident à l’époque
actuelle.
Une dernière observation est indispensable ici : nous n’admettons pas
du tout, comme les sociologues dont nous parlions plus haut, que la religion
soit purement et simplement un fait social ; nous disons seulement qu’elle a un
élément constitutif qui est d’ordre social, ce qui, évidemment, n’est pas du
tout la même chose, puisque cet élément est normalement secondaire par rapport
à la doctrine, qui est d’un tout autre ordre, de sorte que la religion, tout en
étant sociale par un certain côté, est en même temps quelque chose de plus.
D’ailleurs, en fait, il y a des cas où tout ce qui est de l’ordre
social se trouve rattaché et comme suspendu à la religion : c’est le cas de
l’Islamisme, comme nous avons déjà eu l’occasion de le dire, et aussi du
Judaïsme, dans lequel la législation n’est pas moins essentiellement religieuse,
mais avec cette particularité de n’être applicable qu’à un peuple déterminé ;
c’est également le cas d’une conception du Christianisme que nous pourrions
appeler « intégrale », et qui a eu jadis une réalisation effective.
L’opinion sociologique ne correspond qu’à l’état actuel de l’Europe,
et encore en faisant abstraction des considérations doctrinales, qui pourtant
n’ont réellement perdu de leur importance primordiale que chez les peuples
protestants ; chose assez curieuse, elle pourrait servir à justifier la
conception d’une « religion d’État », c’est-à-dire, au fond, d’une religion qui
est plus ou moins complètement la chose de l’État, et qui, comme telle, risque
fort d’être réduite à un rôle d’instrument politique ; conception qui, à
quelques égards, nous ramène à celle de la religion gréco-romaine, ainsi que
nous l’indiquions plus haut.
Cette idée apparaît comme diamétralement opposée à celle de la «
Chrétienté » : celle-ci, antérieure aux nationalités, ne pourrait subsister ou
se rétablir après leur constitution qu’à la condition d’être essentiellement «
supernationale » ; au contraire, la « religion d’État » est toujours regardée
en fait, sinon en droit, comme nationale, qu’elle soit entièrement indépendante
ou qu’elle admette un rattachement à d’autres institutions similaires par une
sorte de lien fédératif, qui ne laisse en tout cas à l’autorité supérieure et
centrale qu’une puissance considérablement amoindrie.
La première de ces deux conceptions, celle de la « Chrétienté », est
éminemment celle d’un « Catholicisme » au sens étymologique du mot ; la
seconde, celle d’une « religion d’État », trouve logiquement son expression,
suivant les cas, soit dans un Gallicanisme à la manière de Louis XIV, soit dans
l’Anglicanisme ou dans certaines formes de la religion protestante, à laquelle,
en général, cet abaissement ne semble point répugner.
Ajoutons pour terminer que, de ces deux façons occidentales
d’envisager la religion, la première est la seule qui soit capable de
présenter, avec les particularités propres au mode religieux, les caractères
d’une véritable tradition telle que la conçoit, sans aucune exception, la
mentalité orientale.
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