mardi 16 octobre 2018

CA GILIS : La doctrine des trois Sceaux


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La Balance et l’Epée 
Le dernier des Califes

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"La troisième raison qu’il y a de présenter l’enseignement akbarien en Occident par référence à l’œuvre de René Guénon est que celle-ci est seule à définir les critères d’orthodoxie traditionnelle applicables en l’occurrence.

Cette justification peut paraître paradoxale : alors qu’Ibn Arabî est le gardien et l’interprète par excellence pour la Loi muhammadienne, l’œuvre guénonienne ne contient aucune mention spécifique de cette Loi et de ses privilèges puisqu’elle considère constamment les différentes Révélations au point de vue de leur identité ou de leur équivalence principielle, non à celui de leur excellence formelle ou de leur compétence juridique. On pourrait donc penser que le danger d’incompréhension ou d’interprétation erronée existe pour les lecteurs de René Guénon plutôt que pour ceux d’Ibn Arabî.


Il convient ici encore, pour éviter tout malentendu, de garder à l’esprit la perspective cyclique inhérente à la doctrine des « trois Sceaux » dont il nous faut à présent, ainsi que nous l’avions annoncé, préciser les traits essentiels. L’identité de ces Sceaux, qui a donné lieu à bien des confusions et à des controverses, est énoncée de manière fort claire dans ces vers (52) :

52. Dîwân al-Akbar, Bombay, 1900, p. 153.

Je suis le Sceau des Saints, tout comme il est attesté
Que le Sceau des Prophètes est Muhammad.
Je suis le Sceau particulier, non le Sceau de la Sainteté universelle
Car celui-ci est Jésus l ’Assisté


Les trois Sceaux mentionnés sont : 

le « Sceau des Prophètes » ou « de la Prophétie légiférante » qui n’est autre que Muhammad — qu’Allâh répande sur lui Sa Grâce unitive et Sa Paix ! — ; 
le « Sceau de la Sainteté universelle » qui est « Jésus l’Assisté » ; 
et enfin, dans une position intermédiaire entre celles des deux premiers, le « Sceau particulier » appelé aussi « Sceau de la Sainteté muhammadienne », c’est-à-dire le Cheikh al-Akbar qui s’exprime dans ces vers à la première personne (53).

Le point essentiel de la doctrine considérée ici est que ces Sceaux correspondent à trois fonctions uniques qui relèvent directement, non de la forme islamique au sens strict, mais du Centre initiatique suprême. Ils sont « indépendants » à l’égard de l’Islam dans la mesure où c’est d’eux, précisément, que l’Islam dépend au point de vue de sa définition formelle et de ses réadaptations cycliques.
Cependant, leurs manifestations successives et les « fermetures » que celles-ci entraînent font que, tout au moins sur le plan extérieur, le second Sceau est hiérarchiquement placé sous la dépendance du premier et le troisième sous la dépendance des deux précédents.

53. L’auteur du Sceau des Saints envisage uniquement le cycle de la walâya : pour lui, les trois Sceaux seraient Ibn Arabî, Jésus et le « Sceau des enfants » (cf. p. 148 et 175-176). Cette identification ne tient pas compte du fait que la notion de « Sceau des Saints » est comprise et définie, dans le Tasawwuf, par référence à celle de « Sceau des Prophètes », qui est coranique ; ni de l’affirmation selon laquelle « Le destin de ce troisième Sceau (le “ Sceau des enfants” ), à la toute dernière extrémité de l’histoire, s’inscrit nécessairement dans la période au cours de laquelle, selon les données eschatologiques traditionnelles, Jésus fera régner la paix sur la terre » (ibid., p. 176) de sorte que, en tout état de cause, il n ’y a pas lieu d ’envisager, à propos du « Sceau des enfants », ou « des engendrés », une réadaptation cyclique nouvelle.


Dans cette perspective, les trois Sceaux peuvent être décrits sommairement de la façon suivante : le Sceau de la Prophétie légiférante a pour fonction d’énoncer et de communiquer la Loi finale et universelle qui ne peut être abrogée par aucune autre : elle fixe irrévocablement le régime traditionnel de la fin de notre cycle. Le Sceau de la Sainteté muhammadienne est le dernier être humain qui possède la connaissance directe de la totalité des secrets contenus dans cette Loi qui sont aussi ceux de la manifestation universelle :
« Nous t’avons envoyé uniquement comme une miséricorde pour les mondes » (Cor., 21,107).

Le Sceau de la Sainteté universelle est, quant à lui, le dernier à posséder la connaissance directe des secrets communs à l’Islam et aux autres formes traditionnelles, secrets qui concernent plus particulièrement le cycle humain. 
D’une certaine façon, l’ordre des manifestations apparentes est inverse de celui des réalités principielles : l’avènement du second Sceau entraîne une certaine divulgation des secrets inclus dans la Loi énoncée par le premier — sur lui la Grâce et la Paix ! — ; l’avènement du troisième Sceau entraîne une divulgation analogue des secrets relatifs à l’Unité transcendante des Lois sacrées données par Dieu à l’homme.

Au point de vue cyclique, l’existenciation du Sceau de la Sainteté muhammadienne coïncide avec un moment décisif. La tradition islamique connaît alors des changements profonds qui entraînent la nécessité d’une réadaptation :
c’est le siècle de la disparition du Califat exotérique en tant que source de pouvoir effectif et de l’institution des grandes confréries initiatiques.
De manière semblable, la manifestation du troisième Sceau est annoncée par les bouleversements actuels qui sont sans précédent : tout d’abord, l’apparition du monde moderne, c’est-à-dire d’une « civilisation » radicalement profane qui prétend se fonder sur le rejet de tout principe traditionnel ; ensuite, par voie de conséquence, la coexistence simultanée, dans la conscience contemporaine, de l’ensemble des Révélations et des religions qui subsistent encore.

Enfin, l’abolition du Califat qui prive aujourd’hui l’Islam de toute représentation extérieure et du symbole de son unité ; cet événement est également très significatif mais son importance est néanmoins plus secondaire au point de vue envisagé ici : si l’œuvre de René Guénon possède une qualification unique et privilégiée pour la présentation en Occident des écrits du « plus grand des Maîtres », c’est parce qu’elle est seule à avoir pour fonction propre d’énoncer de manière précise et nette les critères traditionnels applicables à la situation complètement anormale du monde contemporain.

L’œuvre d’Ibn Arabî contient, de toute évidence, des critères analogues mais ceux-ci sont définis pour un monde demeuré, somme toute, fidèle à sa tradition et pour une humanité protégée par son appartenance au Dâr al-Islâm, c’est-à-dire à une terre où la Loi islamique était encore vivifiée et appliquée. Dès lors, présenter son enseignement en Occident tout en négligeant le recours providentiel constitué par l’œuvre de René Guénon, c’est prendre le risque de susciter des incompréhensions et des malentendus pouvant conduire à des déviations caractérisées ; c’est, dans les cas les moins défavorables, se borner à étudier des aspects fragmentaires qui, séparés de la doctrine akbarienne envisagée dans son ensemble, peuvent en fausser la signification et la portée réelles.

Cette situation est comparable, mais en sens inverse, à celle qui a été décrite par Michel Vâlsan à propos d’« une présentation éventuelle de l’œuvre de René Guénon dans un milieu traditionnel islamique » qui, elle aussi, ne peut être entreprise sans précaution : selon notre regretté Maître, une telle présentation « devrait se faire avec une référence compétente aux doctrines ésotériques et métaphysiques de l’Islam, tout en tenant compte de ce qu’il y a d’inévitablement délicat pour une exposition des doctrines ésotériques de l’Islam même devant un public qui ne saurait être considéré dans son ensemble comme capable de comprendre les choses de cet ordre » (54).

La comparaison établie ainsi est loin d’être fortuite car les deux œuvres ont entre elles des affinités très profondes. Chacune est souveraine dans la sphère d’influence traditionnelle à laquelle elle est plus spécialement destinée du fait qu’elle détient, sur le plan doctrinal, l’autorité initiatique suprême dont la présence rend impossible, tout au moins pour ceux qui possèdent le minimum de discernement et de bonne foi sans lesquels le domaine ésotérique proprement dit demeure irrémédiablement fermé, toute forme de compromission ou d’accommodement. Les manifestations directes de cette souveraineté, indépendante de tout pouvoir temporel, et même de toute autorité traditionnelle extérieure quelle qu’elle soit, entraînent le plus souvent, de nos jours, la suspicion et la haine.

54. L ’Islam et la fonction de René Guénon, p. 17.

La vigilance de ceux qui la représentent, seule à même de maintenir intacte la présence de la Bénédiction divine sans laquelle il n’y a pas de réalisation métaphysique possible, est mal supportée par ceux qui en méconnaissent la raison d’être profonde.

Ceci explique un curieux phénomène qui illustre parfaitement l’affinité des deux œuvres : alors qu’en terre d’Islam l’enseignement d’Ibn Arabî continue de susciter des polémiques et des oppositions souvent violentes, l’œuvre de René Guénon est habituellement mieux accueillie.
En effet, elle est perçue, d’une certaine façon, comme « étrangère » de sorte que son autorité peut être plus aisément circonscrite que celle d’Ibn Arabî dont la vérité s’impose aux musulmans par la référence constante faite au contenu de la révélation muhammadienne ; c’est pourquoi l’œuvre akbarienne, quand elle n’est pas totalement acceptée, est le plus souvent rejetée, décriée et calomniée. 
De manière analogue, la force, la cohérence, l’intelligibilité sans faille des écrits de René Guénon suscitent en Occident des irritations et des rejets ; en revanche, ceux d’Ibn Arabî peuvent donner lieu à des présentations tendancieuses et unilatérales d’autant plus aisément que rares sont les Occidentaux qui disposent des moyens nécessaires pour vérifier par eux-mêmes, dans les écrits du « plus grand des Maîtres », ce qu’est son enseignement véritable.


Le recours à René Guénon oblige à maintenir l’exposé des doctrines akbariennes dans une orientation strictement « traditionnelle ». La notion de « tradition » est ici essentielle : d ’une part, elle rappelle le caractère supra-individuel de l’enseignement doctrinal et souligne par là-même l’illégitimité de toute profanation rationaliste ou philosophique ; d’autre part, elle évoque la nécessité, à tous niveaux, d’une transmission régulière de cet enseignement qui ne peut être séparé, ni du support providentiel des Révélations inspirées par Dieu à Ses Prophètes, ni du « cadre » protecteur et préservateur formé par les rites et les institutions sacrées ; enfin, elle souligne la prépondérance du Message inspiré sur le messager, affirmée d ’une façon similaire par les représentants du Tasawwuf : Ibn Arabî lui-même justifie sa fonction par l’ordre que le Très-Haut lui donne : « Conseille Mes serviteurs ! ».
De toute évidence, le « conseil » est considéré comme plus important que celui qui le donne, si éminents que soient le degré et la qualification de ce dernier. Par conséquent, l’intérêt légitime que l’on porte au cas et au statut traditionnel d’Ibn Arabî ne doit pas entretenir une confusion et faire oublier l’essentiel qui est son enseignement doctrinal (55).

Pour ce qui concerne les deux premiers aspects, le critère d’orthodoxie qui correspond, dans l’œuvre d’Ibn Arabî, à celui de tradition n’est autre que le respect scrupuleux de la Loi sacrée de l’Islam entendue au sens total défini par Michel Vâlsan, c’est-à-dire en tant qu’elle « inclut tous les domaines et tous les degrés de la vie spirituelle et temporelle, y compris les principes et les méthodes de la connaissance métaphysique. » Cette notion de « Loi sacrée » est habituellement mal comprise par les Occidentaux, qui, influencés par certaines particularités du Christianisme (56), ont tendance à la confondre avec celle d ’« exotérisme », d’où le risque de graves malentendus que seul le recours à l’idée traditionnelle, telle qu’elle a été définie et exposée par René Guénon, permet d’éviter (57)."

55. 11 est significatif qu’une confusion similaire ait été entretenue dans le cas de René Guénon dans le but de contourner et d’occulter son enseignement ; cf. Introduction à l’enseignement et au mystère de René Guénon, p. 7.
56. Ibid., p. 88-89.
57. Le danger principal est aujourd’hui que des aspects essentiels de l’enseignement d’Ibn Arabî soient coupés de leurs racines islamiques et utilisés à des fins anti-traditionnelles. Nous avons eu l’occasion déjà (cf. Marie en Islam, p. 73) de dénoncer l’action de la Ibn Arabî Society dont le siège est à Oxford. Cette Société est une simple annexe de la Beshara, organisation pseudo-traditionnelle capable de servir de support à des influences plus suspectes encore. Cf., par exemple, The basis o f Universal Religion, article paru dans le n° 1 de la revue Beshara sous la signature de M. Stephan Hirtenstein qui est, par ailleurs, le responsable du Journal o f the Muhyiddin Ibn Arabi Society.


Source :
https://www.leturbannoir.com/livres/rene-guenon-avenement-troisieme-sceau/
Chapitre V