« Tôt ou tard, tout devra être dit sans qu'il y ait à se préoccuper exagérément, ni de la fureur des uns, ni de la sotte hostilité des autres. » CA Gilis dans « René Guénon 1907-1961 »
Dans la continuité de mes dernières publications sur le livre magistral de C.A. Gilis « Les sept Étendards du Califat » et sur le Mahdi, voici un autre chapitre.
Cet article avait déjà été proposé ici en 2017 mais une nouvelle lecture s’imposait à la lumière des autres chapitres de ce livre. Je conseillerais de lire au préalable ces textes :
René Guénon : Sayful-Islam(L’Épée de l’Islam)
« Je suis le Sceau des Saints, tout comme il est attesté
Que le Sceau des Prophètes est Muhammad,
Je suis le Sceau particulier, non le Sceau de la Sainteté universelle
Car celui-ci est Jésus l’Assisté » Ibn Arabî
Selon un hadîth rapporté par Muslim, le Prophète — qu'Allah répande sur lui Sa Grâce unitive et Sa Paix ! — a dit : « Durant le temps final de ma Communauté (âkhir-urnmatî), il y aura un Calife qui distribuera l'argent sans compter. » Ce trait caractéristique permet à la Tradition islamique d'identifier ce Calife au Mahdi dont il est dit, selon un autre hadith confirmé par Tirmidhî : « ... il sera précédé par les Anges et rendra l'Islam manifeste (ou victorieux : yuzhiru). L'argent coulera alors avec une telle abondance qu'un homme qui dira : « Ô Mahdi, fais-moi un don ! » en recevra autant que son vêtement en pourra contenir.»
La fonction du Mahdi comporte explicitement les deux attributs fondamentaux du « Roi de Justice » représentés par la Balance et par l'Épée. En effet, d'une part, les mêmes données précisent qu'« il remplira la Terre de justice et d'équité tout comme elle avait été remplie (auparavant) de tyrannie et d'injustice » ; de l'autre, Ibn Arabî déclare : « Le Sceau de la Sainteté muhammadienne et le Coran sont des « frères », tout comme le Mahdi et l'Épée sont des « frères » (1). »
Cette dernière indication montre que sa fonction s'inscrit dans la perspective traditionnelle liée à la doctrine des « trois Sceaux ». Rappelons que ceux-ci « relèvent directement, non de la forme islamique au sens strict, mais du Centre initiatique suprême. Ils sont « indépendants » à l'égard de l'Islam dans la mesure où c'est d'eux, précisément, que l'Islam dépend au point de vue de sa définition formelle et de ses réadaptations cycliques (2). »
Le premier, qui est le Sceau de la Prophétie légiférante identifié à Muhammad — sur lui la Grâce el la Paix ! — « a pour fonction d'énoncer et de communiquer la Loi finale et universelle qui ne peut être abrogée par aucune autre : elle fixe irrévocablement le régime traditionnel de la fin de notre cycle » ; le second, qui est Sceau de la Sainteté muhammadienne et qui est identifié à Ibn Arabî, « est le dernier être humain qui possède la connaissance directe de la totalité des secrets contenues dans cette Loi » ; enfin, le troisième, qui est le Sceau de la Sainteté universelle et qui n'est autre que sayyidnâ Aïssâ, le Christ de la Seconde Venue, est le dernier être humain qui possédera « la connaissance directe des secrets communs à l'Islam et aux autres formes traditionnelles ». La fonction du Mahdi est inséparable de celle de ce troisième Sceau ; du reste, un hadith précise expressément qu'« il n'est d'autre Mahdî que Jésus fils de Marie « (lâ Mahdî illa Aïssâ ibn Maryam), ce qui explique la comparaison énoncée plus haut par le Cheikh al-Akbar.
(1) Futûhât, chap. 366. Sauf indication contraire, les citations qui suivent sont tirées de ce chapitre.
(2) Cf. René Guénon et l'avènement du troisième Sceau, p.42-43.
Dans l'œuvre de restauration traditionnelle et de rassemblement de toutes les forces spirituelles qui s'opérera « durant le temps final de ma Communauté », les rôles respectifs de Jésus et du Mahdî apparaissent comme complémentaires : ce dernier « rendra l'Islam manifeste » en instaurant la souveraineté universelle de la Loi muhammadienne entendue au sens total que nous avons défini, de sorte que le Christ de la Seconde Venue exercera son autorité dans le monde en s'appuyant sur cette Loi préparée pour lui et rétablie dans sa pureté originelle, L'Islam deviendra alors, selon les termes de Michel Vâlsan, « la seule forme pratiquée sur terre avant la fermeture du cycle cosmique de la présente humanité » (3).
Selon Ibn Arabî (4), le Mahdi « supprimera le tribut imposé aux non-musulmans et appellera à Allâh au moyen de l'Épée », ce qui signifie qu'il mettra fin au statut provisoire qui, jusque dans les pays du dâr al-islâm, autorisait ceux qui en exprimaient la volonté à pratiquer des formes traditionnelles autres que l'Islam ; qu'il tirera toutes les conséquences de l'abrogation, demeurée jusqu'alors virtuelle, des législations sacrées précédentes, et qu'il imposera la Loi islamique comme unique Loi divine. Le double pouvoir « de vie et de mort » évoqué par le symbolisme de l'Épée (5) doit être entendu ici moins dans un sens « guerrier » (6) — qui n'est cependant pas à exclure — que dans un sens « légal » de « confirmation et d'abrogation » inhérent à la proclamation même de cette Loi « unique et universelle » qui, dans la phase actuelle de « sommeil du monde », représente l'autorité suprême du Califat muhammadien.
Le Califat du Mahdi sera directement lié à celui de la Loi islamique dont il proclamera extérieurement les prérogatives. L'affirmation akbarienne citée au chapitre précédent, selon laquelle les statuts traditionnels antérieurs « ne peuvent plus être considérés comme des statuts d'Allâh, qui les a qualifiés de mensonge, de sorte qu'ils jouent non en la faveur mais en la défaveur de ceux qui s'y conforment » s'explique et se justifie par référence à cette fonction finale de la Loi instaurée par Muhammad — sur lui la Grâce et la Paix ! –, car il serait absurde et contradictoire de proclamer un Droit sacré universel et de confirmer en même temps la validité juridique des législations traditionnelles antérieures. L'identification de l'Islam au « Droit divin véritable » (haqq) implique nécessairement l'abrogation de ces dernières. A cet égard, on soulignera que le terme bâtil est exactement opposé, quant à sa signification, au terme haqq puisqu'il désigne, non seulement le « mensonge », mais aussi ce qui est juridiquement sans valeur (7).
(3) L'Islam et la fonction de René Guénon, p. 139. Sur les raisons d'ordre cyclique qui sont à l'origine de l'œuvre de restauration entreprise et de la mission confiée à l'Islam, cf. René Guénon et l’avènement du troisième Sceau, p. 44 et 51.
(4) Cf. infra, p. 277.
(5) Cf. René Guénon, Sayful-Islam, chap. XXVII des Symboles fondamentaux.
(6) Ibn Arabî souligne avec une certaine insistance l'aspect miséricordieux de la fonction du Mahdî: « Le Mahdi est la Miséricorde d'Allah, tout comme le Prophète — sur lui la Grâce et la Paix ! — est une miséricorde. Le Très-Haut a dit : « Nous t'avons envoyé uniquement comme une miséricorde pour les mondes (Cor. 21, 107). »
(7) Les Lois anté-islamiques sont mensongères au regard d'al-haqq et véridiques au point de vue de la haqîqa. Lorsqu'Ibn Arabî déclare qu'elles sont mensongères parce qu'Allah les a déclarées telles, on peut voir dans cette manière de s'exprimer une certaine réserve du Connaissant par Allâh à l'égard d'une vérité qui n'est pleinement justifiable sur le plan du Droit.
À la différence du Califat spirituel muhammadien, le Califat du Mahdî est extérieur ; c'est uniquement en tant qu'il est l'ultime détenteur du Califat exotérique que le « Bien dirigé » (8) peut être considéré comme le dernier des Califes (9). Cependant, il exercera aussi une fonction ésotérique éminente que Michel Vâlsan a définie comme « un magistère apocalyptique de transposition et d'universalisation spirituelles, engageant toutes les forces sacrées et s'appliquant à l'ensemble du domaine traditionnel (10). » Il sera le Pôle de son temps car « les Connaissants lui feront allégeance » (11) : l'abrogation des Lois antérieures ne deviendra effective que par l'identification de l'Islam au « Culte axial » ; sous cet aspect, l'Épée, qui est son emblème, apparaît comme le symbole d'as-sidq, la « force de la sincérité » (12) en vue du rétablissement de la « Religion pure ».
(8) Rappelons que telle est la signification littérale du terme « mahdî ».
(9) Selon Qunâwî (cf. I’jâz al-Bayân), le Mahdî « scelle » le Califat extérieur tandis que sayyidnâ Aïssâ « scelle le Califat inconditionné (mutlaq) qui procède directement d'Allâh ». Nous ajouterons, pour compléter cette perspective, que Muhammad — sur lui la Grâce et la Paix ! scelle, quant à lui, l'ensemble du présent cycle en tant qu'il est le détenteur du Califat Suprême.
(10) Études Traditionnelles, 1963, p. 267.
(11) Cf. le texte cité infra. Par ce trait, la fonction du Mahdî s’apparente à celle des quatre premiers Califes de l'Islam, eux-mêmes désignés, d'ailleurs, comme étant les « mahdiyyûn» (cf. Lisân al-Arab)
(12) As-sidq Sayf Allâh ; cf. La Doctrine initiatique du Pèlerinage, p. 256.
Bien loin d'être le signe d'une déviation ou d'une prétention exotérique quelconque, l'affirmation de l'excellence et des privilèges de la Loi islamique se relie directement aux « mystères du Pôle » (13) dont la connaissance extérieure est réservée aux hommes de la fin des temps, car c'est uniquement alors qu'elle aura sa raison d'être. C’est pourquoi le Mahdi sera lui-même combattu avec acharnement par les théologiens et les représentants des écoles juridiques qui prétendent aujourd'hui être les interprètes autorisés de l'Islam.
Voici quel est, sur ce sujet, l'enseignement du plus grand des Maîtres :
« Il rétablira la Religion (pure). Il insufflera l'Esprit dans l'Islam. Grâce à lui, l'Islam sera à nouveau élevé après avoir été avili ; vivifié à nouveau, après une période de mort. Il abandonnera le tribut imposé aux non-musulmans et appellera (tous les hommes) à Allâh au moyen de l'Épée. Quiconque refusera (de le suivre) sera tué ; quiconque s'opposera à lui sera mis en échec. Il fera paraître la religion telle qu'elle est véritablement de telle manière que, si l'Envoyé d'Allâh était vivant, il exercerait l'autorité en pleine conformité avec elle. Il mettra fin sur terre à toutes les écoles juridiques (14) de telle sorte que seule subsistera la Religion pure (ad-dîn al-khâlis) dont les pires ennemis seront les savants conformistes, les gens de l'effort jurisprudentiel, lorsqu'ils verront que l'autorité sera exercée d'une manière opposée à l'opinion de leurs imams. Ils seront pourtant, eux aussi, obligés de se soumettre, mais ils le feront à contrecœur, par crainte de son épée et de son pouvoir impérieux (hawla) ; et aussi par désir de ce qu'il y aura auprès de lui (15). Bien plus que ces fausses élites, le commun des musulmans se réjouira (de sa venue) tandis que les Connaissants par Allah lui feront allégeance. Parmi les Gens (réalisateurs) des vérités essentielles, de la contemplation et de l'intuition, des Initiés ayant atteint le Degré divin répondront à son appel et lui prêteront assistance : ce sont les « Vizirs » qui prendront en charge son « royaume » et l'aideront (16) à remplir la fonction dont Allâh l'a investi : c'est à lui que viendra alors Jésus fils de Marie qui descendra sur le minaret blanc à l'Orient de Damas... »
L'hostilité des exotéristes est également évoquée dans cet autre passage : « Lorsque cet Imam « bien dirigé » se manifestera publiquement, il n'aura comme ennemi déclaré que les juristes, qui perdront leur position dirigeante et ne pourront plus se distinguer du commun (des Croyants). En outre, ils n'auront, à peu de chose près, plus aucune science des statuts applicables, car il fera disparaître par sa présence tous les désaccords (d'ordre exotérique) dans le monde (17). Si l'Épée n'était pas placée dans la main du Mahdi, ces juristes prendraient la décision de le mettre à mort. Mais Allâh l'existenciera avec l'Épée, et avec la magnanimité : malgré leur désir (de l'abattre), ils le craindront et accepteront son autorité, sans avoir la foi ; de telle sorte qu'ils seront obligés de garder leur désaccord au fond d'eux-mêmes ! »
(13) Cette expression est de René Guénon ; cf. Aperçus sur l’initiation, la fin du chapitre XL.
(14) Madhâhib. Ce terme est appliqué habituellement aux quatre écoles juridiques « classiques » de l’Islam ; mais l'indication supplémentaire « sur terre » montre que sa signification est ici transposée et universalisée : ce sont, en réalité, toutes les théologies et tous les exotérismes qui verront la fin de leur règne illusoire.
(15) Sous-entendu probable : comme rayonnement et comme puissance.
(16) Au moyen des sciences initiatiques dont ils seront les dépositaires. Il s'agit des « détenteurs cachés de la Tradition primordiale » mentionnés par René Guénon (cf. Aperçus sur l'Initiation, fin du chapitre XL).
(17) Fî-l-'âlam ; même remarque que pour le fî-l-ard (sur terre) dans la note (14).
Toutes les nuances de l'enseignement traditionnel doivent être ici soigneusement prises en compte. D’une part, le Mahdî « insufflera l'Esprit dans l'Islam », c'est-à-dire qu'il revivifiera sa forme dans le sens indiqué par Michel Vâlsan (18) ; de l'autre, le Sceau de la Sainteté universelle en dépit de la supériorité de son degré et de sa fonction reconnaîtra la préséance formelle du Mahdî. Selon les récits traditionnels, sayyidnâ Aïssâ redescendra à la fin des temps précisément à un moment où le Mahdî (ou, selon d'autres versions, l'« Imâm ») (19) s'avancera pour diriger la prière rituelle. En le voyant, cet Imâm reculera pour lui céder la place. Aïssâ posera alors la main sur son épaule et l'invitera à avancer et à diriger la prière indiquant par ce geste qu'il fait désormais partie lui-même de la communauté fondée par le Prophète — qu'Allah répande sur lui Sa Grâce unitive et Sa Paix ! — et qu'il reconnaît pleinement la souveraineté universelle de sa Loi (20).
(18) L'expression « insufflera l'Esprit » contient une allusion au Christ de la Seconde Venue, qui peut être identifié ici à l'Esprit vivificateur. Rappelons que la tradition islamique confère à sayyidnâ Aîssâ l’appellation emblématique de Rûh Allâh, l’ « Esprit d'Allâh » et que, dans les doctrines eschatologiques de l'Islam, il est même désigné parfois comme l'« Esprit royal d'Allâh » (Rûh Allâh al-Malik); cf. Jîlî, al-insân al-kâmil, le chapitre sur les Signes de l'Heure.
(19) Sur l'ésotérisme de l'Imâmat, cf. Ibn Arabi, La Prière du Jour du Vendredi, l'Introduction.
(20) C'est pour se conformer à l'excellence selon la Loi islamique que, d'après les mêmes récits, le Christ de la Seconde Venue se mariera. Par ailleurs, il est remarquable que l'enseignement eschatologique de l'Hindouisme contienne une indication analogue à celle qui est donnée ici, En effet, selon le Kalki-Purâna, Kalki livre son dernier combat non pas contre un ennemi de la Tradition mais contre un Connaissant véritable, Shashidvaja, roi de Bhallâta, qui a reconnu pourtant sa qualité d'Avâtara de Vishnu. Si la similitude entre la fonction de Kalki et celle du Christ de la Seconde Venue est évidente, l'analogie entre la loi universelle, représentée par le Mahdi, et Shashidvaja est également remarquable: ce dernier se présente expressément comme un Kshatriya et porte un nom qui peut être appliqué à l'Islam puisqu'il signifie « celui qui porte la lune sur son étendard » ; or, il est bien connu que la lune correspond à cette tradition parmi les Cieux planétaires. Dans ces conditions, il est significatif de constater que, en dépit de la supériorité incomparable de son degré et de la vénération que Shashidvaja lui porte, à l'issue du combat c'est finalement Kalki qui est vaincu, de sorte qu'il est obligé de « suivre » le roi de Bhallâta. Il est également intéressant de relever que « lorsque Kalki fût tombé à terre inconscient, Krita-Yuga et Dharma s'empressèrent de venir chercher Hari (Kalki) mais le prince (Shashidvaja) les retint prisonniers tous les deux, (Kalki-Purâna, 3 partie, IX, 15-16) car Krita Yuga représente en réalité ici l'« Age d'Or » du cycle futur.
[Charles-André Gilis, Les sept étendards du Califat, extrait, Chap. XXXVI : Le dernier des califes p.273-279.]