La nature
contemplative et la nature active plutôt
occidentale. Il semble d’ailleurs qu’utiliser les frères ou sœurs et surtout
les jumeaux pour illustrer des principes opposés ou complémentaires soit assez
classique.
Finalement ce n'est pas un problème de dialogue entre sœurs, c'est un problème de dialogue avec Dieu qui certes entend que l'on se conforme à sa nature mais qui souhaite que l'homme se détache des obligations de la vie ordinaire et d'une forme de conformisme qu'il s'impose à lui même.
Ainsi, Dieu nous contraint au travail mais ne
nous a jamais dit d'en faire le centre de nos préoccupations ; au
contraire nous devrions exercer une activité conforme à notre nature et qui nous
permettrait en même temps de méditer et d'être rattaché au Principe.
Chose toute naturelle dans une société
traditionnelle basée sur le système des castes mais que désormais le monde
moderne rend impossible...
René Guénon ajoute sur le sujet :
"Pour employer
les termes de la tradition extrême-orientale, qui sont ici ceux qui permettent
d’exprimer le plus facilement ce que nous voulons dire, l’homme pleinement «
normal » doit être yin (passif) par rapport au Principe, mais au Principe seul,
et, en raison de sa situation « centrale », il doit être yang (actif) par
rapport à toute la manifestation "
Marthe et Marie,
un conflit entre sœurs ?
un conflit entre sœurs ?
Comme ils étaient en route, il entra dans un village et une femme du nom
de Marthe le reçut dans sa maison. Elle avait une sœur nommée Marie qui,
s'étant assise aux pieds du Seigneur, écoutait sa parole. Marthe s'affairait à
un service compliqué. Elle survint et dit : « Seigneur, cela ne te
fait rien que ma sœur m'ait laissée seule à faire le service ? Dis-lui
donc de m'aider. » Le Seigneur lui répondit : « Marthe, Marthe,
tu t'inquiètes et t'agites pour bien des choses. Une seule est nécessaire.
C'est bien Marie qui a choisi la meilleure part ; elle ne lui sera pas
enlevée. »
Luc 10, 38 - 42 selon la TOB (Traduction œcuménique de la Bible)
Jésus est en route pour Jérusalem (Luc 9,31). Il vient de raconter
l'histoire du bon samaritain qui descend vers Jéricho, alors que lui est en
train de monter vers Jérusalem. Vient-il de Jéricho, sise à 27 km au nord-est
de Jérusalem ? A-t-il fait ce détour en venant de Samarie ? La route
est difficile, en dehors même de tout brigandage, qui mène de la ville la plus
basse au monde, à environ 250 m au-dessous du niveau de la mer, à Jérusalem, à
plus de 1000 m d'altitude, une dénivellation de plus de 1200 m sur moins
de trente km.
Dans la Bible, les localités, entourées de murailles et abritant la
population, peuvent être comparées à des mères abritant dans leur sein leurs
enfants. Jésus, qui vient avec ses disciples de vivre la difficulté à être
accueilli dans certaines villes, est en montée vers la Jérusalem terrestre,
engendrant par la chair, mais aussi vers la Jérusalem d'en haut, mère qui
engendrera par l'esprit (Galates 4,26). Dans cette montée, et comme pour reprendre
des forces avant les épreuves qui l'attendent, Jésus entre dans le village de
Béthanie, d'après Jean 11,1, et dans la maison de Marthe. La maison
symbolise elle aussi le refuge et le sein maternel, l'être intérieur et les
mouvements de l'âme assimilés aux déplacements dans une maison, entre cave et
galetas. Il y a une proximité de racine en hébreu entre le mot bait, maison, et le mot bat, soeur utérine, habitante d'une
ville.
Ainsi, racontant la descente du bon
samaritain et la montée de Jésus, le texte de Luc dit la capacité de Jésus à
gravir les difficultés pour faire descendre Dieu sur terre et à affronter la
descente aux enfers pour faire monter l'âme vers Dieu. Et il dit dans le même
temps, de manière plus inconsciente et plus secrète, le besoin impératif de
Jésus de se ressourcer, de trouver refuge pour laisser à son âme la possibilité
de se nourrir : montée vers Jérusalem, mère spirituelle, arrêt au village,
pause dans la maison de « sa sœur » Marthe. Et si Luc ne fait pas
mention de Béthanie dans ce texte, c'est ici qu'il placera le récit de
l'Ascension au chapitre 24, c'est de là que le Ressuscité descendu aux enfers
montera auprès du Père.
Marthe reçoit Jésus chez elle. Elle
l'accueille dans sa propre maison, ce qui indique qu'elle est une femme
indépendante, maîtresse de sa vie et gérant ses propres biens. Cela est encore
renforcé par son nom, Marthe, prénom unique dans la Bible et qui signifie Dame,
Maîtresse. Elle a un frère, Lazare, et une soeur, Marie. Dans l'évangile de
Jean (chapitres 11 et 12), Lazare meurt et Jésus le ressuscite après l'une des
plus belles déclarations de foi de l'évangile, faite par Marthe.
Marthe est la femme qui va au-devant des
gens et des choses, qui dit ce qu'il y a à dire, qui fait ce qu'il y a à faire
et qui le fait avec une confiance inébranlable en la vie et en Dieu. Elle est
capable d'affronter la réalité de la mort et de croire que tout est possible.
Et Jésus l'aime beaucoup (Jean 11,5). Ce qui place aussi leur dialogue sous un
autre éclairage : ils sont amis et se parlent avec toute la franchise de
l'amitié.
Marthe reçoit Jésus chez elle et c'est un
peu le branle-bas de combat. Il y a tant à organiser, c'est un service
compliqué. Sans doute que l'intendance n'est pas facile avec tous ces gaillards
qui débarquent, qu'il faut fournir en eau pour la purification (avec cette eau
qu'il faut aller puiser), nourrir et peut-être loger. Combien sont-ils ? À
peine un peu plus tôt, il est dit que Jésus a nommé soixante douze nouveaux
disciples. Sont-ils tous avec lui ? Sans compter les voisins qui viennent
certainement voir ce qui se passe... On peut se faire une petite idée de
l'agitation qui devait régner dans cette maison! En tout cas, d'après Luc, la
situation à laquelle Marthe est confrontée est suffisamment compliquée pour en
faire mention explicitement.
Marthe accueille Jésus et sa suite en toute
liberté, présente et attentive, incarnant ce samaritain dont Jésus vient de
parler. La parabole se terminait par un envoi : « Va » et tous
se sont mis en route. L'arrivée à Béthanie est un peu comme la continuation
d'un chemin entrepris à partir de la question : qui est mon
prochain ? Dans son histoire, Jésus affirmait la proximité de celui qui a
pris soin, en toute liberté, du blessé. Non pas de celui qui écoute la parole
et réfléchit à son sens, et non pas celui qui la transpose dans le quotidien
sous forme de lois et de règlements, mais de celui qui fait ce qu'il y a à
faire au quotidien.
À présent, le voilà réfugié chez Marthe,
efficace à lui offrir un abri, un temps et un espace de repos, qui fait ce
qu'il faut. Et voilà que Jésus renverse tout: Marthe prend soin de Jésus et
Marie écoute, mais la bonne part revient à Marie. Alors quoi ?
L'hyperactivité féminine moderne... |
Avec Jésus, jamais de règles de
comportement définitives ou d'enfermements ! Il faut s'attendre à tout
moment à être bousculée ! A ce moment précis, le bousculement vient du
questionnement même de Marthe. Elle fait ce qu'il faut, mais elle dit aussi ce
qu'elle pense. Et ce qu'elle pense ne s'adresse pas à Marie, mais bien à
Jésus : « Est-ce que cela ne te fait rien que ma sœur me laisse seule
à faire le service ? Dis-lui de m'aider ! »
Voilà qui est inhabituel : une
maîtresse femme libre qui demande à un homme étranger à son foyer de se mêler
d'affaires non seulement domestiques mais encore familiales ! Un signe de
plus de l'amitié qui les lie, mais aussi de la liberté de cette femme qui ne
craint pas d'apparaître sous un mauvais jour, qui ne craint pas d'exprimer
clairement son mécontentement et ses attentes, qui ne remâche pas sa rancœur
dans son coin mais exprime son insatisfaction et sa frustration. Une femme qui
sait dire quand elle a besoin d'aide et quand elle pense que son invité
accapare trop l'attention. Elle ne craint même pas de passer pour une mauvaise
hôtesse ou une sœur jalouse. Merveilleuse Marthe, franche, fidèle et directe,
même devant son ami, son invité.
Mais pourquoi ne s'adresse-t-elle pas à
Marie ? Apparemment, elle ne pense pas que cela serve à quoi que ce soit.
S'est-elle aperçue que Marie est sans doute follement amoureuse de Jésus, comme
le suggère le texte en mentionnant qu'elle s'installe à ses pieds, comme Ruth
aux pieds de Booz ?
Marthe en tout cas voit sa sœur écouter la
parole de Jésus. Elle est entièrement absorbée. Parole singulière et écoute
unique, si chères à ce peuple juif, en écho au « Écoute Israël »
ouvrant les Dix Paroles ; qui implique un engagement de toute la personne
et la communauté dans l'écoute, une disponibilité intérieure en lien avec le divin
et une capacité à l'obéissance. Ecouter Jésus, c'est aussi revisiter les Dix
Paroles de manière renouvelée.
Yin et Yang, principes complémentaires non opposés |
Marthe semble penser que seul Jésus peut
arracher Marie à sa méditation, à sa contemplation, à son recueillement et
rendre Marie au travail domestique. Avec son interpellation elle paraît dire
que seul Jésus captive Marie et l'empêche de faire ce qu'elle doit. Marthe
renvoie Jésus à ses responsabilités : « cela ne te préoccupes
pas ? ». Elle ne parle pas à sa sœur.
Là où la lecture traditionnelle voit
d'abord de la jalousie, je suis frappée par l'absence de relation et de
dialogue et l'incapacité de Marthe à accorder à Marie le statut de vis-à-vis et
à lui demander quoi que ce soit.
La relation directe entre sœurs, sans
médiation, est un aussi un cheminement qui ne va pas sans difficulté. Dans un
monde où les femmes sont quantité négligeable, en rivalité face aux hommes pour
trouver un époux (qu'on se souvienne de Rachel et Léa), puis pour lui donner
des enfants, où trouveraient-elles des clés pour développer leur
relation ? Comment pourraient-elles être interlocutrices ?
Et pourtant, étant sœurs, tout le monde
s'attend à ce que leur relation soit facile et leur proximité naturelle. C'est
aussi dans ce sens que va l'évangéliste Jean au chapitre 11 qui met les mêmes
mots dans leur bouche après la mort de leur frère.
Et pourtant, tout un chacun trouve normale
la rivalité qui les oppose; chacun s'attend à ce que l'une fasse mieux que
l'autre. Notre regard de lectrice aussi compare et prend partie. Et en plus
Jésus semble nous donner raison !
Stop ! Pas si vite ! Jésus
s'adresse à Marthe et seulement à Marthe. « Marthe, Marthe »,
répétition d'affection destinée à se faire vraiment entendre. « Tu te fais
du souci pour beaucoup de choses et tu es agitée. » Cette phrase révèle à
nouveau leur complicité. Jésus prend en compte que Marthe se fait du souci pour
lui, pour l'avenir.
Organisation sociétale traditionnelle du Moyen-Age |
Et
en même temps, il lui fait entièrement confiance. Il la croit capable de
comprendre ce qui est en jeu. Et il la croit capable de cesser momentanément de
faire ce que toute femme responsable ferait, à savoir s'occuper de sa nichée,
pour s'asseoir et mettre son énergie à une écoute active de la Parole.
Il la croit capable
d'abandonner toutes les conventions et toutes les contraintes intérieures pour
rejoindre sa sœur et la rencontrer autour de la Parole. Il fait appel à toute
son intelligence et la sait capable de mobiliser une vision totalement
différente de son monde, de son quotidien. Il sait qu'elle fait ce qu'il faut
tous les jours et il sait qu'elle sait aussi faire autrement et poser les
priorités autrement. Il met aussi l'accent sur son angoisse, cette angoisse qui
coupe des autres et ne rapproche pas. En toute amitié, il lui suggère de
retrouver confiance, de ne pas se laisser déborder par les soucis et de le
rejoindre dans ce temps de pause. Car c'est bien de cela qu'il s'agit. Il ne
s'agit pas que Marthe se transforme en Marie, il ne s'agit pas qu'elle cesse de
faire ce qu'il faut. Il s'agit ici et maintenant, dans ce temps de cheminement
et de montée, de savoir s'arrêter pour reprendre des forces, dans une proximité
unique et un partage possible malgré les différences. Il s'agit qu'elle puisse
rencontrer en sa soeur une adulte différente, qui fait et assume ses choix.
Un texte de rivalité entre sœurs ? Un
conflit dans lequel nous aurions à prendre position ? Jésus souligne à la
fois la différence des deux sœurs mais aussi la proximité de leur quête.
« merimnas » - tu te fais du souci, et « merida » - la part
qui revient à Marie, ces deux mots ont des sonorités communes et commencent de
la même manière, esquisse d'une mise en route commune.
La suite du chemin est difficile, la route
est raide, le danger de comparaison, de rivalité toujours présent, mais aussi
en germe le respect de la différence et la possibilité de découvrir l'autre
dans ses propres choix. Cela ne va pas de soi que de sœurs de sang elles
deviennent sœurs de cœur. Mais le médecin Luc, en choisissant de rapporter dans
les versets suivants les paroles de Jésus sur la prière au Père, propose
l'ouverture à un dialogue authentique : « Demandez et l'on vous
donnera. »
Je lisait ce matin même ce passage de l'Evangile de Saint Luc. Le hasard n'existant pas, merci beaucoup à toi Ligeia.
RépondreSupprimerContente qu'on soit sur la même longueur d'ondes... ;-)
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