Chapitre XXXVI du « Règne de la quantité ».
"À la limite de cette « évolution », comme on dirait aujourd’hui, la
religion est remplacée par la « religiosité », c’est-à-dire par une vague
sentimentalité sans aucune portée réelle ; c’est là ce qu’on se plaît à
considérer comme un « progrès », et ce qui montre bien comment, pour la
mentalité moderne, tous les rapports normaux sont renversés, c’est qu’on veut y
voir une « spiritualisation » de la religion, comme si l’« esprit » n’était
qu’un cadre vide ou un « idéal » aussi nébuleux qu’insignifiant ; c’est ce que
certains de nos contemporains appellent encore une « religion épurée », et elle
l’est en effet tellement qu’elle se trouve vidée de tout contenu positif et n’a
plus le moindre rapport avec une réalité quelconque !"
« Mais les « modernistes », rejetant précisément l’ésotérisme et
l’initiation, nient par là même que les doctrines religieuses portent en
elles-mêmes aucune signification profonde ; et ainsi, tout en prétendant «
spiritualiser » la religion, ils tombent au contraire dans le « littéralisme »
le plus étroit et le plus grossier, dans celui dont l’esprit est le plus
complètement absent, montrant ainsi, par un exemple frappant, qu’il n’est
souvent que trop vrai que, comme le disait Pascal, « qui veut faire l’ange fait
la bête » ! » RG, Le Règne.
Quand nous qualifions de « satanique » l’action anti traditionnelle
dont nous étudions ici les divers aspects, il doit être bien entendu que cela
est entièrement indépendant de l’idée plus particulière que chacun pourra se
faire de ce qui est appelé « Satan », conformément à certaines vues
théologiques ou autres, car il va de soi que les « personnifications »
n’importent pas à notre point de vue et n’ont aucunement à intervenir dans ces
considérations.
Ce qu’il y a à envisager, c’est, d’une part, l’esprit de négation et
de subversion en lequel « Satan » se résout métaphysiquement, quelles que
soient les formes spéciales qu’il peut revêtir pour se manifester dans tel ou
tel domaine, et d’autre part, ce qui le représente proprement et l’« incarne »
pour ainsi dire dans le monde terrestre où nous considérons son action, et qui
n’est pas autre chose que ce que nous avons appelé la « contre-initiation ».
Il faut bien remarquer que nous disons « contre-initiation », et non
pas « pseudo-initiation », qui est quelque chose de très différent ; en effet,
on ne doit pas confondre le contrefacteur avec la contrefaçon, dont la «
pseudo-initiation », telle qu’elle existe aujourd’hui dans de nombreuses
organisations dont la plupart se rattachent à quelque forme du « néospiritualisme
», n’est en somme qu’un des multiples exemples, au même titre que ceux que nous
avons eu déjà à constater dans des ordres différents, bien qu’elle présente
peut-être, en tant que contrefaçon de l’initiation, une importance plus
spéciale encore que la contrefaçon de n’importe quelle autre chose.
La « pseudo-initiation » n’est réellement qu’un des produits de l’état
de désordre et de confusion provoqué, à l’époque moderne, par l’action «
satanique » qui a son point de départ conscient dans la « contre-initiation » ;
elle peut être aussi, d’une façon inconsciente, un instrument de celle-ci,
mais, au fond, cela est vrai également, à un degré ou à un autre, de toutes les
autres contrefaçons, en ce sens qu’elles sont toutes comme autant de moyens aidant
à la réalisation du même plan de subversion, si bien que chacune joue
exactement le rôle plus ou moins important qui lui est assigné dans cet
ensemble, ce qui, du reste, constitue encore une sorte de contrefaçon de
l’ordre et de l’harmonie mêmes contre lesquels tout ce plan est dirigé.
La « contre-initiation », elle, n’est certes pas une simple
contrefaçon tout illusoire, mais au contraire quelque chose de très réel dans
son ordre, comme l’action qu’elle exerce effectivement ne le montre que trop ;
du moins, elle n’est une contrefaçon qu’en ce sens qu’elle imite nécessairement
l’initiation à la façon d’une ombre inversée, bien que sa véritable intention
ne soit pas de l’imiter, mais de s’y opposer.
Cette prétention, d’ailleurs, est forcément vaine, car le domaine
métaphysique et spirituel lui est absolument interdit, étant précisément au
delà de toutes les oppositions ; tout ce qu’elle peut faire est de l’ignorer ou
de le nier, et elle ne peut en aucun cas aller au delà du « monde intermédiaire
», c’est-à-dire du domaine psychique, qui est du reste, sous tous les rapports,
le champ d’influence privilégié de « Satan » dans l’ordre humain et même dans
l’ordre cosmique (1) ; mais l’intention n’en existe pas moins, avec le parti
pris qu’elle implique d’aller proprement au rebours de l’initiation.
Quant à la « pseudo-initiation », elle n’est rien de plus qu’une
parodie pure et simple, ce qui revient à dire qu’elle n’est rien par elle-même,
qu’elle est vide de toute réalité profonde, ou, si l’on veut, que sa valeur
intrinsèque n’est ni positive comme celle de l’initiation, ni négative comme
celle de la « contre-initiation », mais tout simplement nulle ; si cependant
elle ne se réduit pas à un jeu plus ou moins inoffensif comme on serait
peut-être tenté de le croire dans ces conditions, c’est en raison de ce que
nous avons expliqué, d’une façon générale, sur le véritable caractère des
contrefaçons et le rôle auquel elles sont destinées ; et il faut ajouter
encore, dans ce cas spécial, que les rites, en vertu de leur nature « sacrée »
au sens le plus strict de ce mot, sont quelque chose qu’il n’est jamais
possible de simuler impunément.
On peut dire encore que les contrefaçons « pseudo-traditionnelles »,
auxquelles se rattachent toutes les dénaturations de l’idée de tradition dont
nous avons déjà parlé précédemment, atteignent ici leur maximum de gravité,
d’abord parce qu’elles se traduisent par une action effective au lieu de rester
à l’état de conceptions plus ou moins vagues, et ensuite parce qu’elles
s’attaquent au côté « intérieur » de la tradition, à ce qui en constitue
l’esprit même, c’est-à-dire au domaine ésotérique et initiatique.
On peut remarquer que la « contre-initiation » s’applique à introduire
ses agents dans les organisations « pseudo-initiatiques », qu’ils « inspirent »
ainsi à l’insu de leurs membres ordinaires, et même, le plus souvent, de leurs
chefs apparents, qui ne sont pas moins inconscients que les autres de ce à quoi
ils servent réellement ; mais il convient de dire que, en fait, elle les introduit
aussi, d’une façon semblable, partout où elle le peut, dans tous les «
mouvements » plus extérieurs du monde contemporain, politiques ou autres, et
même, comme nous le disions plus haut, jusque dans des organisations
authentiquement initiatiques ou religieuses, mais où l’esprit traditionnel est
trop affaibli pour qu’elles soient encore capables de résister à cette
pénétration insidieuse.
Cependant, à part ce dernier cas qui permet d’exercer aussi
directement que possible une action dissolvante, celui des organisations «
pseudoinitiatiques » est sans doute celui qui doit retenir surtout l’attention
de la « contreinitiation » et faire l’objet d’efforts plus particuliers de sa
part, par là même que l’œuvre qu’elle se propose est avant tout antitraditionnelle,
et que c’est même à cela seul que, en définitive, elle se résume tout entière.
C’est d’ailleurs très probablement pour cette raison qu’il existe de
multiples liens entre les manifestations « pseudoinitiatiques » et toutes
sortes d’autres choses qui, à première vue, sembleraient ne devoir pas avoir
avec elles le moindre rapport, mais qui toutes sont représentatives de l’esprit
moderne sous quelqu’un de ses aspects les plus accentués (2) ; pourquoi en
effet, s’il n’en était pas ainsi, les « pseudo-initiés » joueraient-ils
constamment dans tout cela un rôle si important ?
1
Suivant la doctrine islamique, c’est par la nefs (l’âme) que le Shaytân a prise
sur l’homme, tandis que la rûh (l’esprit), dont l’essence est pure lumière, est
au delà de ses atteintes.
2
Nous avons donné un assez grand nombre d’exemples d’activités de ce genre dans
Le Théosophisme.
On pourrait dire que, parmi les instruments ou les moyens de tout
genre mis en œuvre pour ce dont il s’agit, la « pseudo-initiation », par sa
nature même, doit logiquement occuper le premier rang ; elle n’est qu’un
rouage, bien entendu, mais un rouage qui peut commander à beaucoup d’autres,
sur lequel ces autres viennent s’engrener en quelque sorte et dont ils
reçoivent leur impulsion.
Ici, la contrefaçon se poursuit encore : la « pseudo-initiation »
imite en cela la fonction de moteur invisible qui, dans l’ordre normal,
appartient en propre à l’initiation ; mais il faut prendre bien garde à ceci :
l’initiation représente véritablement et légitimement l’esprit, animateur
principiel de toutes choses, tandis que, pour ce qui est de la «
pseudo-initiation », l’esprit est évidemment absent.
Il résulte immédiatement de là que l’action exercée ainsi, au lieu
d’être réellement « organique », ne peut avoir qu’un caractère purement «
mécanique », ce qui justifie d’ailleurs pleinement la comparaison des rouages
que nous venons d’employer ; et ce caractère n’est-il pas justement aussi,
comme nous l’avons déjà vu, celui qui se retrouve partout, et de la façon la
plus frappante, dans le monde actuel, où la machine envahit tout de plus en
plus, où l’être humain lui-même est réduit, dans toute son activité, à
ressembler le plus possible à un automate, parce qu’on lui a enlevé toute
spiritualité ?
Mais c’est bien là qu’éclate toute l’infériorité des productions
artificielles, même si une habileté « satanique » a présidé à leur élaboration
; on peut bien fabriquer des machines, mais non pas des êtres vivants, parce
que, encore une fois, c’est l’esprit lui-même qui fait et fera toujours défaut.
Nous avons parlé de « moteur invisible », et, à part la volonté
d’imitation qui se manifeste encore à ce point de vue, il y a dans cette sorte
d’« invisibilité », si relative qu’elle soit d’ailleurs, un avantage
incontestable de la « pseudo-initiation », pour le rôle que nous venons de
dire, sur toute autre chose d’un caractère plus « public ». Ce n’est pas que
les organisations « pseudo-initiatiques », pour la plupart, prennent grand soin
de dissimuler leur existence ; il en est même qui vont jusqu’à faire
ouvertement une propagande parfaitement incompatible avec leurs prétentions à
l’ésotérisme ; mais, malgré cela, elles sont encore ce qu’il y a de moins
apparent et ce qui se prête le mieux à l’exercice d’une action « discrète »,
par conséquent ce avec quoi la « contre-initiation » peut entrer le plus
directement en contact sans avoir à redouter que son intervention risque d’être
démasquée, d’autant plus que, dans ces milieux, il est toujours facile de
trouver quelque moyen de parer aux conséquences d’une indiscrétion ou d’une
imprudence.
Il faut dire aussi qu’une grande partie du public, tout en connaissant
plus ou moins l’existence d’organisations « pseudoinitiatiques », ne sait trop
ce qu’elles sont et est peu disposée à y attacher de l’importance, n’y voyant
guère que de simples « excentricités » sans portée sérieuse ; et cette
indifférence sert encore les mêmes desseins, bien qu’involontairement, tout
autant que pourrait le faire un secret plus rigoureux.
Nous avons cherché à faire comprendre, aussi exactement qu’il est
possible, le rôle réel, quoique inconscient, de la « pseudo-initiation », et la
vraie nature de ses rapports avec la « contre-initiation » ; encore faudrait-il
ajouter que celle-ci peut, dans certains cas tout au moins, y trouver un milieu
d’observation et de sélection pour son propre recrutement, mais ce n’est pas
ici le lieu d’insister là-dessus.
Ce dont on ne peut donner une idée même approximative, c’est la
multiplicité et la complexité incroyables des ramifications qui existent en
fait entre toutes ces choses, et dont leur étude directe et détaillée pourrait
seule permettre de se rendre compte ; mais il est bien entendu qu’ici c’est
surtout le « principe », si l’on peut dire, qui nous intéresse.
Cependant, ce n’est pas tout encore : jusqu’ici, nous avons vu en
somme pourquoi l’idée traditionnelle est contrefaite par la « pseudo-initiation
» ; il nous reste maintenant à voir avec plus de précision comment elle l’est,
afin que ces considérations ne paraissent pas rester enfermées dans un ordre
trop exclusivement « théorique ».
Un des moyens les plus simples que les organisations «
pseudo-initiatiques » aient à leur disposition pour fabriquer une fausse
tradition à l’usage de leurs adhérents, c’est assurément le « syncrétisme »,
qui consiste à rassembler tant bien que mal des éléments empruntés un peu
partout, à les juxtaposer en quelque sorte « de l’extérieur », sans aucune
compréhension réelle de ce qu’ils représentent véritablement dans les
traditions diverses auxquelles ils appartiennent en propre.
Comme il faut cependant donner à cet assemblage plus ou moins informe
une certaine apparence d’unité, afin de pouvoir le présenter comme une «
doctrine », on s’efforcera de grouper ces éléments autour de quelques « idées
directrices » qui, elles, ne seront pas d’origine traditionnelle, mais, tout au
contraire, seront généralement des conceptions toutes profanes et modernes,
donc proprement antitraditionnelles ; nous avons déjà noté, à propos du «
néo-spiritualisme », que l’idée d’« évolution », notamment, joue presque
toujours à cet égard un rôle prépondérant.
Il est facile de comprendre que, par là, les choses se trouvent
singulièrement aggravées : il ne s’agit plus simplement, dans ces conditions,
de la constitution d’une sorte de « mosaïque » de débris traditionnels, qui
pourrait, en somme, n’être qu’un jeu tout à fait vain, mais à peu près
inoffensif ; il s’agit de dénaturation et, pourrait-on dire, de « détournement
» des éléments empruntés, puisqu’on sera amené ainsi à leur attribuer un sens
qui sera altéré, pour s’accorder à l’« idée directrice », jusqu’à aller
directement à l’encontre du sens traditionnel.
Il est d’ailleurs bien entendu que ceux qui agissent ainsi peuvent
n’en être pas nettement conscients, car la mentalité moderne qui est la leur
peut causer à cet égard un véritable aveuglement ; en tout cela, il faut
toujours faire la part, d’abord de l’incompréhension pure et simple due à cette
mentalité même, et ensuite, nous devrions peut-être même dire surtout, des « suggestions
» dont ces « pseudo-initiés » sont eux-mêmes les premières victimes, avant de
contribuer pour leur part à les inculquer à d’autres ; mais cette inconscience
ne change rien au résultat et n’atténue aucunement le danger de ces sortes de
choses, qui n’en sont pas pour cela moins propres à servir, même si ce n’est
qu’« après coup », aux fins que se propose la « contre-initiation ».
Nous réservons ici le cas où des agents de celle-ci auraient, par une
intervention plus ou moins directe, provoqué ou inspiré la formation de
semblables « pseudo-traditions » ; on pourrait sans doute en trouver aussi
quelques exemples, ce qui ne veut pas dire que, même alors, ces agents
conscients aient été les créateurs apparents et connus des formes «
pseudoinitiatiques » dont il s’agit, car il est évident que la prudence leur
commande de se dissimuler toujours autant que possible derrière de simples
instruments inconscients.
Quand nous parlons d’inconscience, nous l’entendons surtout en ce sens
que ceux qui élaborent ainsi une « pseudo-tradition » sont, le plus souvent,
parfaitement ignorants de ce à quoi elle sert en réalité ; pour ce qui est du
caractère et de la valeur d’une telle production, il est plus difficile
d’admettre que leur bonne foi soit aussi complète, et pourtant, là-dessus
encore, il est possible qu’ils s’illusionnent parfois dans une certaine mesure,
ou qu’ils soient illusionnés dans le cas que nous venons de mentionner en
dernier lieu. Il faut aussi, assez souvent, tenir compte de certaines « anomalies
» d’ordre psychique qui compliquent encore les choses, et qui, du reste,
constituent un terrain particulièrement favorable pour que les influences et
les suggestions de tout genre puissent s’exercer avec le maximum de puissance ;
nous noterons seulement à ce propos, sans y insister autrement, le rôle non
négligeable que des « clairvoyants » et autres « sensitifs » ont joué
fréquemment dans tout cela.
Mais, malgré tout, il y a presque toujours un point où la supercherie
consciente et le charlatanisme deviennent, pour les dirigeants d’une
organisation « pseudoinitiatique », une sorte de nécessité : ainsi, si
quelqu’un vient à s’apercevoir, ce qui n’est pas très difficile en somme, des
emprunts qu’ils ont faits plus ou moins maladroitement à telle ou telle tradition,
comment pourraient-ils les reconnaître sans se voir obligés d’avouer par là
même qu’ils ne sont en réalité que de simples profanes ?
En pareil cas, ils n’hésitent pas d’ordinaire à renverser les rapports
et à déclarer audacieusement que c’est leur propre « tradition » qui représente
la « source » commune de toutes celles qu’ils ont pillées ; et, s’ils
n’arrivent pas à en convaincre tout le monde, du moins se trouve-t-il toujours
des naïfs pour les croire sur parole, en nombre suffisant pour que leur
situation de « chefs d’école », à quoi ils tiennent généralement par-dessus
tout, ne risque pas d’être sérieusement compromise, d’autant plus qu’ils
regardent assez peu à la qualité de leurs « disciples » et que, conformément à
la mentalité moderne, la quantité leur semble bien plus importante, ce qui
suffirait d’ailleurs à montrer combien ils sont loin d’avoir même la plus
élémentaire notion de ce que sont réellement l’ésotérisme et l’initiation.
Nous avons à peine besoin de dire que tout ce que nous décrivons ici
ne répond pas seulement à des possibilités plus ou moins hypothétiques, mais
bien à des faits réels et dûment constatés ; nous n’en finirions pas si nous
devions les citer tous, et ce serait d’ailleurs assez peu utile au fond ; il
suffit de quelques exemples caractéristiques.
Ainsi, c’est par le procédé « syncrétique » dont nous venons de parler
qu’on a vu se constituer une prétendue « tradition orientale », celle des
théosophistes, n’ayant guère d’oriental qu’une terminologie mal comprise et mal
appliquée ; et, comme ce monde est toujours « divisé contre lui-même », suivant
la parole évangélique, les occultistes français, par esprit d’opposition et de
concurrence, édifièrent à leur tour une soi-disant « tradition occidentale » du
même genre, dont bien des éléments, notamment ceux qu’ils tirèrent de la
Kabbale, peuvent difficilement être dits occidentaux quant à leur origine,
sinon quant à la façon spéciale dont ils les interprétèrent.
Les premiers présentèrent leur « tradition » comme l’expression même
de la « sagesse antique » ; les seconds, peut-être un peu plus modestes dans
leurs prétentions, cherchèrent surtout à faire passer leur « syncrétisme » pour
une « synthèse », car il en est peu qui aient autant qu’eux abusé de ce dernier
mot.
Si les premiers se montraient ainsi plus ambitieux, c’est peut-être parce
que, en fait, il y avait à l’origine de leur « mouvement » des influences assez
énigmatiques et dont eux-mêmes auraient sans doute été bien incapables de
déterminer la vraie nature ; pour ce qui est des seconds, ils ne savaient que
trop bien qu’il n’y avait rien derrière eux, que leur œuvre n’était
véritablement que celle de quelques individualités réduites à leurs propres
moyens, et, s’il arriva cependant que « quelque chose » d’autre s’introduisît
là aussi, ce ne fut certainement que beaucoup plus tard ; il ne serait pas très
difficile de faire à ces deux cas, considérés sous ce rapport, l’application de
ce que nous avons dit tout à l’heure, et nous pouvons laisser à chacun le soin
d’en tirer par lui-même les conséquences qui lui paraîtront en découler
logiquement. Bien entendu, il n’y a jamais rien eu qui se soit appelé
authentiquement « tradition orientale » ou « tradition occidentale », de telles
dénominations étant manifestement beaucoup trop vagues pour pouvoir s’appliquer
à une forme traditionnelle définie, puisque, à moins qu’on ne remonte à la
tradition primordiale qui est ici hors de cause, pour des raisons trop faciles
à comprendre, et qui d’ailleurs n’est ni orientale ni occidentale, il y a et il
y eut toujours des formes traditionnelles diverses et multiples tant en Orient
qu’en Occident.
D’autres ont cru mieux faire et inspirer plus facilement la confiance
en s’appropriant le nom même de quelque tradition ayant réellement existé à une
époque plus ou moins lointaine, et en en faisant l’étiquette d’une construction
tout aussi hétéroclite que les précédentes, car, s’ils utilisent naturellement
plus ou moins ce qu’ils peuvent arriver à savoir de cette tradition sur
laquelle ils ont jeté leur dévolu, ils sont bien forcés de compléter ces
quelques données toujours très fragmentaires, et souvent même en partie
hypothétiques, en recourant à d’autres éléments empruntés ailleurs ou même
entièrement imaginaires.
Dans tous les cas, le moindre examen de toutes ces productions suffit
à faire ressortir l’esprit spécifiquement moderne qui y a présidé, et qui se
traduit invariablement par la présence de quelques-unes de ces mêmes « idées
directrices » auxquelles nous avons fait allusion plus haut ; il n’y aurait
donc pas besoin de pousser les recherches plus loin et de se donner la peine de
déterminer exactement et en détail la provenance réelle de tel ou tel élément
d’un pareil ensemble, puisque cette seule constatation montre déjà bien assez,
et sans laisser place au moindre doute, qu’on ne se trouve en présence de rien
d’autre que d’une contrefaçon pure et simple.
Un des meilleurs exemples qu’on puisse donner de ce dernier cas, ce
sont les nombreuses organisations qui, à l’époque actuelle, s’intitulent «
rosicruciennes », et qui, cela va de soi, ne manquent pas d’être en
contradiction les unes avec les autres, et même de se combattre plus ou moins
ouvertement, tout en se prétendant également représentantes d’une seule et même
« tradition ». En fait, on peut donner entièrement raison à chacune d’elles,
sans aucune exception, quand elle dénonce ses concurrentes comme illégitimes et
frauduleuses ; il n’y eut assurément jamais autant de gens pour se dire «
rosicruciens », si ce n’est même « Rose-Croix », que depuis qu’il n’en est plus
d’authentiques !
Il est d’ailleurs assez peu dangereux de se faire passer pour la
continuation de quelque chose qui appartient entièrement au passé, surtout
lorsque les démentis sont d’autant moins à craindre que ce dont il s’agit a
toujours été, comme c’est le cas, enveloppé d’une certaine obscurité, si bien
que sa fin n’est pas connue plus sûrement que son origine ; et qui donc, parmi
le public profane et même parmi les « pseudo-initiés », peut savoir ce que fut
au juste la tradition qui, pendant une certaine période, se qualifia de
rosicrucienne ?
Nous devons ajouter que ces remarques, concernant l’usurpation du nom
d’une organisation initiatique, ne s’appliquent pas à un cas comme celui de la
prétendue « Grande Loge Blanche », dont, chose assez curieuse, il est de plus
en plus souvent question de tous les côtés, et non plus seulement chez les
théosophistes ; cette dénomination, en effet, n’a jamais eu nulle part le
moindre caractère authentiquement traditionnel, et, si ce nom conventionnel
peut servir de « masque » à quelque chose qui ait une réalité quelconque, ce
n’est certes pas, en tout cas, du côté initiatique qu’il convient de le
chercher. On a assez souvent critiqué la façon dont certains relèguent les «
Maîtres » dont ils se recommandent dans quelque région à peu près inaccessible
de l’Asie centrale ou d’ailleurs ; c’est là, en effet, un moyen assez facile de
rendre leurs assertions invérifiables, mais ce n’est pas le seul, et
l’éloignement dans le temps peut aussi, à cet égard, jouer un rôle exactement
comparable à celui de l’éloignement dans l’espace.
Aussi d’autres n’hésitent-ils pas à prétendre se rattacher à quelque
tradition entièrement disparue et éteinte depuis des siècles, voire même depuis
des milliers d’années ; il est vrai que, à moins qu’ils n’osent aller jusqu’à
affirmer que cette tradition s’est perpétuée pendant tout ce temps d’une façon
si secrète et si bien cachée que nul autre qu’eux n’en peut découvrir la
moindre trace, cela les prive de l’avantage appréciable de revendiquer une
filiation directe et continue, qui n’aurait même plus ici l’apparence de
vraisemblance qu’elle peut avoir encore lorsqu’il s’agit d’une forme somme
toute récente comme l’est la tradition rosicrucienne ; mais ce défaut paraît
n’avoir qu’assez peu d’importance à leurs yeux, car ils sont tellement
ignorants des véritables conditions de l’initiation qu’ils s’imaginent
volontiers qu’un simple rattachement « idéal », sans aucune transmission
régulière, peut tenir lieu d’un rattachement effectif.
Il est d’ailleurs bien clair qu’une tradition se prêtera d’autant
mieux à toutes les « reconstitutions » fantaisistes qu’elle est plus
complètement perdue et oubliée, et qu’on sait moins à quoi s’en tenir sur la
signification réelle des vestiges qui en subsistent, et auxquels on pourra
ainsi faire dire à peu près tout ce qu’on voudra ; chacun n’y mettra
naturellement que ce qui sera conforme à ses propres idées ; sans doute n’y
a-t-il pas d’autre raison que celle-là à chercher pour rendre compte du fait
que la tradition égyptienne est tout particulièrement « exploitée » sous ce
rapport, et que tant de « pseudo-initiés » d’écoles très diverses lui
témoignent une prédilection qui ne se comprendrait guère autrement.
Nous devons préciser, pour éviter toute fausse application de ce que
nous disons ici, que ces observations ne concernent aucunement les références à
l’Égypte ou autres choses du même genre qui peuvent parfois se rencontrer aussi
dans certaines organisations initiatiques, mais qui y ont uniquement un
caractère de « légendes » symboliques, sans aucune prétention à se prévaloir en
fait de semblables origines ; nous ne visons que ce qui se donne pour une
restauration, valable comme telle, d’une tradition ou d’une initiation qui
n’existe plus, restauration qui d’ailleurs, même dans l’hypothèse impossible où
elle serait en tout point exacte et complète, n’aurait encore d’autre intérêt
en elle-même que celui d’une simple curiosité archéologique.
Nous arrêtons là ces considérations déjà longues, et qui suffisent
amplement pour faire comprendre ce que sont, d’une façon générale, toutes ces
contrefaçons « pseudo-initiatiques » de l’idée traditionnelle qui sont encore
si caractéristiques de notre époque : un mélange plus ou moins cohérent, plutôt
moins que plus, d’éléments en partie empruntés et en partie inventés, le tout
étant dominé par les conceptions anti traditionnelles qui sont le propre de
l’esprit moderne, et ne pouvant par conséquent servir en définitive qu’à
répandre encore davantage ces conceptions en les faisant passer auprès de
certains pour traditionnelles, sans parler de la tromperie manifeste qui
consiste à donner pour « initiation » ce qui n’a en réalité qu’un caractère
purement profane, pour ne pas dire « profanateur ».
Si l’on faisait remarquer après cela, comme une sorte de circonstance
atténuante, qu’il y a presque toujours là-dedans, malgré tout, quelques
éléments dont la provenance est réellement traditionnelle, nous répondrons ceci
: toute imitation, pour se faire accepter, doit naturellement prendre au moins
quelques-uns des traits de ce qu’elle simule, mais c’est bien là ce qui en
augmente encore le danger ; le mensonge le plus habile, et aussi le plus
funeste, n’est-il pas précisément celui qui mélange de façon inextricable le
vrai avec le faux, s’efforçant ainsi de faire servir celui-là au triomphe de
celui-ci ?
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