vendredi 28 septembre 2018

Sur la notion du « jeu » : le terme lîlâ et Lalitâ, « celle qui joue »


Cet article comporte deux parties ; la première reprend le chapitre premier du livre de M. Charles André Gilis « la petite fille de neuf ans » et parlera de Lalitâ, « celle qui joue ».

La seconde concerne le principe même du « jeu » et développe les notions attachées au terme sanskrit « lîlâ » grâce à la traduction d’un texte de M. A. K. Coomaraswamy et les commentaires de René Guénon.


Partie 1 :

1. Une théophanie singulière

Dans les lignées les plus pures et les plus élevées du tantrisme, la petite fille de neuf ans est la théophanie essentielle. Elle est l'identité secrète de la Grande Déesse et n'est connue extérieurement que par son attribut de Lalitâ : « Celle qui joue ». Elle manifeste l'autorité suprême, absolument inconditionnée, de l'Essence divine. Elle fait souverainement ce qu'elle veut, sans aucun arbitraire, mais d'une manière qui échappe à toute connaissance extérieure.
Comprenant toute chose, elle demeure incompréhensible. Elle n’est pas contrainte par sa science, car c’est elle qui détermine ce qui peut être su et connu. Initiatiquement, elle est le maître par excellence, dont il convient de rechercher la satisfaction sans idée de salaire ou de récompense. L’ensemble des êtres sont sous sa dépendance, de sorte qu’elle ne doit rien à personne. La voie pour parvenir jusqu’à elle est celle de la parfaite servitude. Elle peut se manifester en mode sensible avec un corps véritable, pur et « lumineux », à celui qui atteint la Connaissance effective suprême, celle du shrî-vidyâ. 

Au sein de l'hindouisme, ces lignées représentent un aspect informel, ainsi qu'un retour à la pureté de la tradition originelle. À ce point de vue, leur fonction dans la tradition hindoue est analogue à celle de l'islâm au sein des autres formes traditionnelles, car ces lignées comportent une réactualisation de la spiritualité primordiale, destinée à la fin du présent cycle. Cette analogie se vérifie aussi bien pour la doctrine que pour la méthode, et se reflète même dans les sciences cosmologiques. 

Au sein du tasawwuf, l'aspect doctrinal permettant d'intégrer l'enseignement métaphysique lié à cette théophanie est celui qui concerne la mashî'a ou Volonté divine suprême envisagée comme « perfection passive » de l'Essence, source de la miséricorde existenciatrice universelle. La réalisation initiatique correspondante est celle de la « servitude parfaite » ('ubûda). Le tantrisme et la cosmologie islamique se rejoignent en privilégiant le point de vue qui met la vie en relation avec le symbolisme de l’ « eau », non avec celui de l’élément « feu » comme c’est le cas dans les Védas. Il est dit dans le Coran : « Nous avons fait à partir de l’eau toute chose vivante » (Cor. 21.30). Du côté tantrique, la référence est vahni (l’ « eau ignée »), expression qui relève d’une bi-polarité dans la procession des tattvas à partir d’Agni (1). 

Les enseignements ésotériques de ces deux traditions marquent ainsi une certaine prépondérance du symbolisme « féminin » qui actualise, dans le domaine cosmologique, celui qui prévaut dans les doctrines métaphysiques et initiatiques de la Grande Déesse, de la mashî’a et de la servitude absolue. Il est remarquable que ce renversement aille de pair, dans les deux cas, avec l’idée d’un retour à la pureté de la tradition originelle.

(1) Les permutations qui en résultent expriment la bi-polarisation essentielle de l’Être (Brahma) et fondent diverses voies de réalisation métaphysique dont le but ultime est unique.

Un aspect fondamental du symbolisme féminin est indiqué par le nombre neuf. Celui-ci, qui est le dernier terme dans la série des unités, est le nombre de la circonférence qui définit la limite « passive » d’une figure dont le centre constitue le pôle actif. Elle représente l’achèvement d’un cycle de manifestation et comporte par là l’idée de perfection. Rappelons qu’en islâm « le pèlerinage, c’est Arafa » et que le nom de cette Station ultime évoque celui de la Connaissance d’Allâh et par Allâh. Les pèlerins se rendent à cette Station le 9 du mois de Dhû-l-Hijja ; Ibn Arabî écrit à ce sujet :
« La théophanie ne cesse de s’amplifier (durant les premiers jours de ce mois) dans les (degrés correspondant aux) nombres jusqu’à ce qu’elle atteigne la neuvième nuit, qui est la dernière qui se rapporte à ce type de nombres, c’est-à-dire aux unités. La manifestation divine est alors parfaite dans l’ordre des nombres simples et procure au pèlerin la Connaissance d’Allâh par la perfection des principes constitutifs originels. C’est pourquoi le pèlerin se présente à cette connaissance et y accède dépouillé de tout vêtement cousu, c’est-à-dire de ce qui est composé. »


Un symbolisme analogue se retrouve chez Dante. Dans la Vita Nuova, après avoir rappelé que « selon la chrétienne vérité, neuf sont les Cieux mobiles » (2), Dante déclare que « à considérer plus subtilement la chose, et selon l’infaillible vérité (3), c’est elle-même (Béatrice) qui fut ce nombre », affirmation d’autant plus remarquable qu’il ajoute : « Cette Dame fut accompagnée du nombre neuf pour donner à entendre qu’elle était un neuf, c’est-à-dire un miracle dont la racine, autrement dit la racine du miracle, n’est autre que la merveilleuse Trinité. » En effet, la Trinité « Père, Fils et Esprit Saint qui sont trois et un » est à l’origine de l’apparition miraculeuse de Béatrice ; autrement dit : la manifestation de sa Dame est l’accomplissement même du miracle.

(2) Dans le Pythagorisme, les Muses qui entourent l’Apollon hyperboréen sont également au nombre de neuf. La Musique, qui a donné son nom à l’ensemble, évoque l’harmonie et la « juste mesure ».
(3) Opposé ici à la vérité « chrétienne », c’est-à-dire au christianisme formel.

Le nombre neuf comporte une application eschatologique, car l’achèvement d’un cycle d’existence n’est autre que la limite de ce cycle. En islâm, il correspond à la manifestation corporelle du Sceau des prophètes. La descente du Coran (terme qui renferme les idées de rassemblement et de totalité) s’est effectuée et achevée dans le corps de Muhammad.
Le Cheikh al-Akbar explique la parole prophétique suivant laquelle « le Coran est descendu sur moi en une seule fois » en disant que « le corps (de Muhammad) est la réalisation de l’ensemble des vérités divines du fait qu’il est la manifestation du Nom divin al-Wâhid (l’Unique) ».
Si, à un point de vue un peu différent de celui qui a été exposé jusqu’ici, la perfection est attribuée plutôt au nombre dix (4), c’est parce que celui-ci opère symboliquement le « passage à la limite » et le retour à l’unité principielle qui marque la fin du présent cycle et le début du siècle futur (5).

On remarque, du reste, que Dante suggère un rapprochement entre le symbolisme du nombre neuf et l’idée de nouveauté. Ce n’est pas une simple coïncidence s’il expose la signification de ce nombre à propos de Béatrice dans un traité qui a pour titre « La Vie Nouvelle » (Vita Nuova). Le double sens que revêt en France le vocable « neuf » traduit une affinité des racines indo-européennes correspondant à ces deux notions. Le nombre neuf, représenté par la circonférence, implique nécessairement le point central qui, s’ajoutant à lui, forme le nombre dix.
René Guénon écrit : « Le cercle avec le point central, figure du dénaire, est en même temps le symbole de la perfection cyclique, c’est-à-dire de la réalisation intégrale des possibilités impliquées dans un état d’existence » (6). Il emploie une expression semblable à propos du cube et du « symbole maçonnique de la « pierre cubique » qui se rapporte également à l’idée d’achèvement et de perfection » (7). Le nombre dix correspond par là à la « descente de la Jérusalem céleste » qui sera accompagnée de la manifestation d’ « un nouveau ciel et d’une nouvelle terre », car elle marquera le début d’un « nouvel Age d’Or ».

(4) Cf. Cor. 2.196 : tilka asharatun kâmilatun (Ceci est un dix parfait).
(5) C’est le vitam venturi saeculi du Symbole de Nicée. [Et expecto resurrectionem mortuorum, et vitam venturi saeculi. Amen. J'attends la résurrection des morts, et la vie du monde à venir. Amen.]
(6) Le symbolisme de la Croix, chap.VI
(7) Le Roi du Monde, chap.XI.

Un autre aspect de ce symbolisme a été exposé par René Guénon à la fin des Mystères de la lettre Nûn et repris par Michel Vâlsan dans son étude inachevée sur la figure du Triangle de l’Androgyne.

Il faut le rappeler ici une nouvelle fois, car il est au cœur de notre sujet : « La figure circulaire complète (formée par la réunion du na sanscrit et du nûn arabe) est encore habituellement le symbole du nombre 10 : mais ici… elle vaut 2 x 50 = 100 = 10² ce qui implique que c’est dans le monde intermédiaire que doit s’opérer la jonction » ; et René Guénon ajoutait : « Ce que nous venons de dire permet d’entrevoir que l’accomplissement du cycle, tel que nous l’avons envisagé, doit avoir une certaine corrélation, dans l’ordre historique, avec la rencontre de deux formes traditionnelles qui correspondent à son commencement et à sa fin », c’est-à-dire l’hindouisme et l’islâm.
Seul le rapprochement entre ces deux passages peut indiquer le vrai sens dans lequel ils doivent être compris. En effet, la jonction devant « s’opérer dans le monde intermédiaire », la rencontre dont il s’agit requiert une certaine transposition permettant de retrouver l’essence et la pureté originelle de ces deux traditions. 
C’est précisément cette transposition que le tantrisme prétend à bon droit réaliser dans l’hindouisme, tandis qu’en islâm elle sera effectuée par le Mahdî dont Michel Vâlsan disait qu’il sera investi d’un « magistère apocalyptique de transposition et d’universalisation spirituelles engageant toutes les forces sacrées et s’appliquant à l’ensemble du domaine traditionnel » (8).

(8) Études Traditionnelles, 1963, p.247.

En outre la jonction du na et du nûn reproduit la figure du centre et de la circonférence, qui est un symbole géométrique du Soleil dans l’ordre astrologique et de l’Or dans l’ordre alchimique.
Si l’Or évoque plus spécialement la fonction du serpent principiel dans le « renversement des pôles » qui accompagnera l’instant de la succession cyclique (9), l’astre du jour apparaît ici comme l’image du Christ de la Seconde Venue, Prince de la Paix et Soleil de Justice, qui est aussi le « Prophète-Roi » de la Cité Solaire. Cette fonction christique est évoquée dans la Divine Comédie par la présence du nombre 515 dont René Guénon a montré la signification véritable : il s’agit du DUX, ou « guide » qui dirigera le Mahdî dans son œuvre de restauration traditionnelle (10).

Par ailleurs, le nombre total de chants de ce maître-ouvrage est également de 100, équivalent à celui obtenu par la jonction des deux nûn (11). On peut voir par là que les enseignements ésotériques impliqués dans ce symbolisme cyclique sont en réalité au nombre de trois : ceux du tantrisme envisagé en tant qu’aspect intérieur et primordial de l’hindouisme, ceux du tasawwuf, et ceux du christianisme tels qu’ils sont présentés dans l’œuvre de Dante.

Cela étant, la manifestation théophanique de la « petite fille de neuf ans » dans ces trois traditions est bien digne de retenir l’attention, car, même si les modalités de sa présence varient d’une tradition à l’autre, ils se réfèrent à un archétype unique : dans le cas du tantrisme, il s’agit de l’image de la Grande Déesse et, dans l’œuvre de Dante, de Béatrice qui est une figure de la Sagesse divine, car, pour les « Fidèles d’Amour », c’est la Dame qui représente l’aspect féminin de la Divinité (12).

Le rapprochement sur l’enseignement des Tantras s’impose ici : d’une part, « la Déesse est la grande Shakti » (13), de l’autre, Michel Vâlsan précisait que la Shakti de Brahma « préside à la Sagesse » tandis que Brahma lui-même « en tant que Sage suprême révèle les Védas » (14).




Enfin, dans la tradition islamique il s’agit de Aïsha, la compagne bien-aimée du Prophète qu’il épousa précisément quand elle avait neuf ans. Cet âge éminemment symbolique est l’aspect commun à la présence de la « petite fille » dans les trois traditions considérées ; mais d’autres éléments apparaissent aussi qui sont semblables dans deux d’entre elles à l’exclusion de la troisième : certains concernent le tantrisme et l’œuvre de Dante, d’autres le tantrisme et l’islâm. Toutefois, le rapprochement le plus remarquable est sans conteste celui sur lequel Michel Vâlsan avait attiré notre attention en établissant un parallèle entre la Béatrice de Dante et la troisième épouse de l’Envoyé d’Allâh, qui fut à l’origine de la présente étude. Il nous faut à présent examiner les enseignements traditionnels relatifs à cette théophanie singulière.

(9) Cf. L’homme fut serpent autrefois dans Aperçus sur la Doctrine akbarienne des jinns, p.123, ainsi que Qâf et les mystères du Coran Glorieux, p.169.
(10) Cf. L’Ésotérisme de Dante, chap. VI ; Les sept Étendards, chap.38.
(11) Rappelons que la na sanscrit est représenté chez Ibn Arabî par le « nûn céleste » ; cf. Le Livre du Mîm, du Wâw et du Nûn, p.75. Du côté tantrique, la graphie du nada-bindu (qui représente dans le mantra-vidyâ, la quintessence du nâ) peut être aussi bien concave que convexe ; parfois même elle inclut le cercle complet avec son point central.
(12) Cf. Le langage secret de Dante et des « Fidèles d’Amour ».
(13) Cf. Jean Emmanuelli, Propos sur le Tantra, p.47.
(14) Études Traditionnelles, 1964, p.138.

Chapitre I du livre de Charles-André Gilis « La petite fille de neuf ans ».
Le livre est disponible à l’achat ICI




Partie 2 :

LILA (*)

Le mot lîlâ, en sanskrit, s’applique comme on le sait à toue sorte de jeu, et peut être comparé, quant au sens, au grec paidia. Ici nous retiendrons principalement les rapports de ce terme avec la manifestation et l’activité divine conçues comme un « jeu », une « représentation » ou un « amusement ».

Cette conception n’a rien d’étrange et n’est pas uniquement indienne. Maître Eckhart dit par exemple :
« Il y a toujours eu ce jeu continuel dans la nature du Père... Le jeu éternel du Fils provient du fait que le Père embrasse sa propre nature (1). Ce jeu fut joué éternellement, avant toutes les créatures. Leur représentation est le Saint Esprit dans lequel ils s’amusent tous les deux, et lui-même s’amuse en eux. Le jeu et les joueurs sont un » (éd. Evans, p. 148).
Boehme ajoute :
« Cette joie ne commença pas avec la création, non, car elle fut de toute éternité... la création est le même jeu extériorisé » (Signatura Rerum, XVI, 2-3).

Platon, s’il ne décrit pas expressément l’activité divine comme un jeu, dit du moins que nous sommes les « jouets » de Dieu – « et c’est en ce qui concerne le meilleur en nous que nous le sommes réellement » (2). Il ajoute que nous devons danser en conséquence, n’obéissant qu’à cette corde par laquelle la marionnette est suspendue par le haut (3), et traverser ainsi la vie sans prendre à cœur les affaires humaines, mais « en s’amusant à de plus beaux jeux ».

"Le mythe incarne l'aspect le plus proche de la vérité absolue qui peut être exprimé avec des mots"

* – [Cet article est paru en 1941 dans le Journal of the American oriental Society. Nous en publions ici une traduction avec l’aimable autorisation de l’American Oriental Society.]

1 – Cf Brihadâranyaka Up. 4, I, 6, où « c’est au moyen de l’Intellect (manas) qu’il fréquente la Femme » (i.e. Vâc), et c’est ainsi qu’est expliquée la béatitude (ânanda) de Brahma. Celle-ci est occasionnée, si l’on peut dire, par la réunion éternelle in divinis de l’essence et de la nature ; « ce mystère même de l’engendrement éternel dans son éternelle perfection » (Boehme, Sign. Rerum, XVI, 1).
2 – Nous sommes les « pièces » que déplace le Joueur d’échec, non pas arbitrairement, mais en accord avec ce qui nous est dû ; « une tâche merveilleuse et facile » car, bien qu’Il soit l’auteur de notre être, nous sommes responsables de ce que nous sommes, et tout ce que demande le jeu est de mettre chaque pièce à une place meilleure ou pire, selon sa propre nature (Les Lois, 904 ; cf. Héraclite, LXXIX). C’est là essentiellement un énoncé de la loi du karma et de la doctrine selon laquelle « le Destin est contenu dans les causes créées » (Saint Thomas d’Aquin).

Il ajoute que nous devons danser en conséquence, n’obéissant qu’à cette corde par laquelle la marionnette est suspendue par le haut (3), et traverser ainsi la vie sans prendre à cœur les affaires humaines, mais « en s’amusant à de plus beaux jeux ». S’amuser, non pas comme ces joueurs dont la vie est consacrée aux « sports », mais en étant « autrement disposé » que ces hommes dont les actes sont motivés par les intérêts personnels ou le propre plaisir (Les Lois, 644, 803-804).

Le « philosophe » de Platon qui, ayant vu la lumière et fait l’ascension, retourne dans la Caverne pour participer à la vie du monde (La République, Livre VII), n’est plus un « professionnel » mais un « amateur » expert, proprement un avatâra (« celui qui est redescendu »). Il peut dire avec Krishna :
« Il n’y a rien dans les Trois Mondes que j’aie besoin de faire, rien à obtenir que je n’aie obtenu, et pourtant je participe à l’action... Si l’ignorant, en étant attaché aux actes, agit, le Connaissant, détaché des actes, doit agir en vue de maintenir l’ordre du monde » (Bhagavad Gîtâ, III, 22, 25) (4). C’est avec ces connotations que le mot lîlâ apparait pour la première fois dans les Brahma Sûtrâ (II, 1, 32-33) : na prayojanatvât, lokavat tu lîlakaivalyam, « Brahma n’entreprend pas son activité créatrice par nécessité, mais simplement par jeu, dans le sens habituel du mot ».

3 – « Connais-tu ce Fil par lequel ce monde et l’autre, et tous les êtres, sont rattachés, et ce Maître caché qui les contrôle de l’intérieur, de sorte qu’ils se meuvent comme une marionnette en s’acquittant de leurs fonctions respectives ? » (Brihadâranyaka U p. 3, Vii, 1, avec le commentaire de Sâyana). Le texte des Lois montre que Platon connaissait la doctrine du « Fil spirituel » (sûtrâtman), ce qui est confirmé par le fait que dans le Théétète, 153, il identifie la « chaîne d’or » de l’Iliade (VIII, 18) au Soleil auquel toutes choses sont liées. On retrouve la même idée dans le Shatapatha Brâhmana, VI, 7, 1, 17 et VIII, 7, 3, 10 ; cf. Atharva Vêda, X, 8, 39 et Bhagavad-Gitâ, VII, 7.

4 – Pour compléter le parallèle, on se rappellera que « sa propre norme, le travail désigné par sa propre nature » (svadharma..... svabhâvaniyatam karma, Bhagavad-Gitâ, XVIII, 47) correspond exactement à « l’accomplissement de ce qui, par nature, nous est propre de faire » (to eautou prattein kata phusen), ce qui est pour Platon la marque de la « justice », ou de ce qu’il appelle aussi « santé » (La République, 433 ; Charmide, 161 ; etc.).

On se rend compte que l’idée mise en relief est celle d’une activité « pure », que l’on peut proprement qualifier d’ « enjouée ». Si le « travail » est effectué d’ordinaire en vue d’obtenir une chose essentielle au bien-être du travailleur, le jeu, lui, est accompli avec exubérance ; l’ouvrier travaille pour ce dont il a besoin, le joueur joue en accord avec son être propre.
Le travail est laborieux, le jeu est aisé ; le travail est épuisant, le jeu est une récréation.
La manière de vivre la meilleure et la plus divine est de « jouer le jeu ».

Ananda K. Coomaraswamy (traduction de Gérard Leconte)
Source : Etudes Traditionnelles, n°447.


Notes :

« Un auteur ayant exposé, à propos de cet article, un point de vue différent sur le « jeu » - qu’il oppose au « sérieux » - Coomaraswamy fut amené à préciser de quelle manière il entendait parler du « jeu », dans une note intitulée Plag and Seriousness (Journal of Philosophy, 1942).

Voici, pour résumer, ce qu’en a dit René Guénon :
« l’Esprit ou le « Soi » n’est pas affecté par le sort des véhicules de différents ordres par le moyen desquels il se manifeste, et ceci entraîne naturellement, pour celui qui en a conscience, le désintéressement ou le détachement à l’égard de l’action et de ses fruits, au sens où l’entend la Bhagavad-Gitâ ; mais, si ce désintéressement nous amène à considérer la vie comme un jeu, ce serait une erreur de vouloir opposer cette attitude au « sérieux » qui caractérise le travail. Dans le jeu, il n’y a rien d’autre à gagner que « le plaisir qui parfait l’opération » et aussi la compréhension de ce qui, en réalité, constitue proprement un rite ; mais ce n’est pas à dire que nous devions jouer avec insouciance, ce qui ne s’accorderait qu’avec le point de vue profane et anormal des modernes qui regardent les jeux comme insignifiants en eux-mêmes. Nous jouons un rôle déterminé par notre propre nature, et notre seule préoccupation doit être de le bien jouer, sans égard au résultat ; l’activité divine est appelée un « jeu » parce qu’elle ne peut avoir pour fin une utilité quelconque, et c’est dans le même sens que notre vie peut aussi devenir un jeu ; mais, à ce niveau, le « jeu » et le « travail » ne peuvent plus aucunement être distingués l’un de l’autre. »

[René Guénon, comptes-rendus parus dans la revue Études Traditionnelles, années 1945-1946, repris dans le recueil posthume Études sur l’Hindouisme]

Voici également le compte-rendu de René Guénon sur « Lîlâ » :

« Dans le Journal of the American Oriental Society (1941), M. A. K. Coomaraswamy étudie le sens du terme sanscrit Lîlâ, qui signifie proprement « jeu », et qui est appliqué notamment à l’activité divine : cette conception est d’ailleurs loin d’être particulière à l’Inde, et on la trouve aussi exprimée très nettement, par exemple, chez Eckhart et Bœhme. Platon, s’il ne décrit pas expressément l’activité divine comme un jeu, dit du moins que nous sommes les « jouets » de Dieu, ce qui peut être illustré par le mouvement des pièces du jeu d’échecs, et surtout par le jeu des marionnettes (le fil auquel celles-ci sont suspendues et qui les fait mouvoir étant une image du sûtrâtmâ dont nous parlons par ailleurs). Dans tous les cas, le « jeu » diffère du « travail » en ce qu’il est une activité spontanée, qui n’est due à aucun besoin et n’implique aucun effort, ce qui convient aussi parfaitement que possible à l’activité divine ; et l’auteur rappelle en outre, à ce propos, que les jeux avaient, à l’origine, un caractère sacré et rituel. Il montre ensuite, par des considérations linguistiques, que le prototype symbolique de cette conception se trouve dans le mouvement du feu ou de la lumière, exprimé par le verbe lêlây auquel le mot lîlâ est rattaché ; le « jeu » d’une flamme ou d’une lumière vibrante est un symbole adéquat de la manifestation de l’Esprit.



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