Première partie : ICI
Un extrait de la correspondance de Guénon qui illustre bien l'incompréhension....
« Pour ce qui est des "prophéties occidentales" (j’aimerais mieux ne les appeler que "prédictions") qui parlent d’une futur "lutte de la Croix et du Croissant", j’avoue que je ne leur accorde qu’une valeur des plus relatives. D’abord, je ne vois pas du tout, dans l’état actuel du monde, quels peuples pourraient bien être qualifiés pour représenter la Croix; ensuite le Croissant n’a jamais symbolisé l’Islam que dans l’imagination des Occidentaux, il ne lui appartient ni exclusivement ni essentiellement, et il y est uniquement un symbole de "majesté", rien de plus.
Sainte Chapelle château de Vincennes |
Mais il y a des "clichés" que l’ignorance se plait à répéter indéfiniment: c’est ainsi, pour prendre encore un autre exemple qu’il est convenu en Europe que l’étendard du Prophète était vert; or il y en avait deux, un blanc pour la paix et un noir pour la guerre; le vert n’est venu que beaucoup plus tard, sous je ne sais quel Khalife. »
« Il nous faut encore revenir sur les trois hypothèses que nous avons décrites, pour marquer plus précisément les conditions qui détermineraient la réalisation de l’une ou de l’autre d’entre elles ; tout dépend évidemment, à cet égard, de l’état mental dans lequel se trouverait le monde occidental au moment où il atteindrait le point d’arrêt de sa civilisation actuelle.
Si cet état mental était alors tel qu’il est aujourd’hui, c’est la première hypothèse qui devrait nécessairement se réaliser, puisqu’il n’y aurait rien qui pût remplacer ce à quoi l’on renoncerait, et que, d’autre part, l’assimilation par d’autres civilisations serait impossible, la différence des mentalités allant jusqu’à l’opposition.
Cette assimilation, qui répond à notre seconde hypothèse, supposerait, comme minimum de conditions, l’existence en Occident d’un noyau intellectuel, même formé seulement d’une élite peu nombreuse, mais assez fortement constitué pour fournir l’intermédiaire indispensable pour ramener la mentalité générale, en lui imprimant une direction qui n’aurait d’ailleurs nullement besoin d’être consciente pour la masse, vers les sources de l’intellectualité véritable.
Dès que l’on considère comme possible la supposition d’un arrêt de civilisation, la constitution préalable de cette élite apparaît donc comme seule capable de sauver l’Occident, au moment voulu, du chaos et de la dissolution ; et, du reste, pour intéresser au sort de l’Occident les détenteurs des traditions orientales, il serait essentiel de leur montrer que, si leurs appréciations les plus sévères ne sont pas injustes envers l’intellectualité occidentale prise dans son ensemble, il peut y avoir du moins d’honorables exceptions, indiquant que la déchéance de cette intellectualité n’est pas absolument irrémédiable.
Nous avons dit que la réalisation de la seconde hypothèse ne serait pas exempte, transitoirement tout au moins, de certains côtés fâcheux, dès lors que le rôle de l’élite s’y réduirait à servir de point d’appui à une action dont l’Occident n’aurait pas l’initiative ; mais ce rôle serait tout autre si les événements lui laissaient le temps d’exercer une telle action directement et par elle-même, ce qui correspondrait à la possibilité de la troisième hypothèse.
On peut en effet concevoir que l’élite intellectuelle, une fois constituée, agisse en quelque sorte à la façon d’un « ferment » dans le monde occidental, pour préparer la transformation qui, en devenant effective, lui permettrait de traiter, sinon d’égal à égal, du moins comme une puissance autonome, avec les représentants autorisés des civilisations orientales.
Dans ce cas, la transformation aurait une apparence de spontanéité, d’autant plus qu’elle pourrait s’opérer sans heurt, pour peu que l’élite eût acquis à temps une influence suffisante pour diriger réellement la mentalité générale ; et d’ailleurs l’appui des Orientaux ne lui ferait pas défaut dans cette tâche, car ils seront toujours favorables, ainsi qu’il est naturel, à un rapprochement s’accomplissant sur de telles bases, d’autant plus qu’ils y auraient également un intérêt qui, pour être d’un tout autre ordre que celui qu’y trouveraient les Occidentaux, ne serait nullement négligeable, mais qu’il serait peut-être assez difficile, et d’ailleurs inutile, de chercher à définir ici.
Quoi qu’il en soit, ce sur quoi nous insistons, c’est que, pour préparer le changement dont il s’agit, il n’est aucunement nécessaire que la masse occidentale, même en se bornant à la masse soi-disant intellectuelle, y prenne part tout d’abord ; si même cela n’était tout à fait impossible, ce serait plutôt nuisible à certains égards ; il suffit donc, pour commencer, que quelques individualités comprennent la nécessité d’un tel changement, mais à la condition, bien entendu, qu’elles la comprennent vraiment et profondément.
Nous avons montré le caractère essentiellement traditionnel de toutes les civilisations orientales ; le défaut de rattachement effectif à une tradition est, au fond, la racine même de la déviation occidentale. Le retour à une civilisation traditionnelle, dans ses principes et dans tout l’ensemble de ses institutions, apparaît donc comme la condition fondamentale de la transformation dont nous venons de parler, ou plutôt comme identique à cette transformation même, qui serait accomplie dès que ce retour serait pleinement effectué, et dans des conditions qui permettraient même de garder ce que la civilisation occidentale actuelle peut contenir de vraiment avantageux sous quelques rapports, pourvu seulement que les choses n’allassent pas antérieurement jusqu’au point où une renonciation totale s’imposerait.
Ce retour à la tradition se présente donc comme le plus essentiel des buts que l’élite intellectuelle devrait assigner à son activité ; la difficulté est de réaliser intégralement tout ce qu’il implique dans des ordres divers, et aussi d’en déterminer exactement les modalités. Nous dirons seulement que le moyen âge nous offre l’exemple d’un développement traditionnel proprement occidental ; il s’agirait en somme, non pas de copier ou de reconstituer purement et simplement ce qui exista alors, mais de s’en inspirer pour l’adaptation nécessitée par les circonstances.
S’il y a une « tradition occidentale », c’est là qu’elle se trouve, et non dans les fantaisies des occultistes et des pseudo-ésotéristes ; cette tradition était alors conçue en mode religieux, mais nous ne voyons pas que l’Occident soit apte à la concevoir autrement, aujourd’hui moins que jamais ; il suffirait que quelques esprits eussent conscience de l’unité essentielle de toutes les doctrines traditionnelles dans leur principe, ainsi que cela dut avoir lieu aussi à cette époque, car il y a bien des indices qui permettent de le penser, à défaut de preuves tangibles et écrites dont l’absence est fort naturelle, en dépit de la « méthode historique » dont ces choses ne relèvent à aucun titre.
Nous avons indiqué, suivant que l’occasion s’en offrait au cours de notre exposé, les caractères principaux de la civilisation du moyen âge, en tant qu’elle présente des analogies, très réelles bien qu’incomplètes, avec les civilisations orientales, et nous n’y reviendrons pas ; tout ce que nous voulons dire maintenant, c’est que l’Occident, se trouvant en possession de la tradition la mieux appropriée à ses conditions particulières, et d’ailleurs suffisante pour la généralité des individus, serait dispensé par là de s’adapter plus ou moins péniblement à d’autres formes traditionnelles qui n’ont pas été faites pour cette partie de l’humanité ; on voit assez combien cet avantage serait appréciable.
Le travail à accomplir devrait, au début, s’en tenir au point de vue purement intellectuel, qui est le plus essentiel de tous, puisque c’est celui des principes, dont tout le reste dépend ; il est évident que les conséquences s’en étendraient ensuite, plus ou moins rapidement, à tous les autres domaines, par une répercussion toute naturelle ; modifier la mentalité d’un milieu est le seul moyen d’y produire, même socialement, un changement profond et durable, et vouloir commencer par les conséquences est une méthode éminemment illogique, qui n’est digne que de l’agitation impatiente et stérile des Occidentaux actuels.
D’ailleurs, le point de vue intellectuel est le seul qui soit immédiatement abordable, parce que l’universalité des principes les rend assimilables pour tout homme, à quelque race qu’il appartienne, sous la seule condition d’une capacité de compréhension suffisante ; il peut paraître singulier que ce qui est le plus facilement saisissable dans une tradition soit précisément ce qu’elle a de plus élevé, mais cela se comprend pourtant sans peine, puisque c’est ce qui est dégagé de toutes les contingences. C’est là aussi ce qui explique que les sciences traditionnelles secondaires, qui ne sont que des applications contingentes, ne soient pas, sous leur forme orientale, entièrement assimilables pour les Occidentaux ; quant à en constituer ou à en restituer l’équivalent dans un mode qui convienne à la mentalité occidentale, c’est là une tâche dont la réalisation ne peut apparaître que comme une possibilité fort éloignée, et dont l’importance, d’ailleurs, bien que très grande encore, n’est en somme qu’accessoire. Si nous nous bornons à envisager le point de vue intellectuel, c’est donc parce qu’il est bien, de toutes façons, le premier qu’il y ait lieu d’envisager en effet ; mais nous rappelons qu’il faut l’entendre de telle sorte que les possibilités qu’il comporte soient vraiment illimitées, ainsi que nous l’avons expliqué en caractérisant la pensée métaphysique.
C’est de métaphysique qu’il s’agit essentiellement, puisqu’il n’y a que cela qui puisse être dit proprement et purement intellectuel ; et ceci nous amène à préciser que, pour l’élite dont nous avons parlé, la tradition, dans son essence profonde, n’a pas à être conçue sous le mode spécifiquement religieux, qui n’est, après tout, qu’une affaire d’adaptation aux conditions de la mentalité générale et moyenne.
D’autre part, cette élite, avant même d’avoir réalisé une modification appréciable dans l’orientation de la pensée commune, pourrait déjà, par son influence, obtenir dans l’ordre des contingences quelques avantages assez importants, comme de faire disparaître les difficultés et les malentendus qui sont autrement inévitables dans les relations avec les peuples orientaux ; mais, nous le répétons, ce ne sont là que des conséquences secondaires de la seule réalisation primordialement indispensable, et celle-ci, qui conditionne tout le reste et n’est elle-même conditionnée par rien d’autre, est d’un ordre tout intérieur.
Ce qui doit jouer le premier rôle, c’est donc la compréhension des questions de principes dont nous avons essayé d’indiquer ici la vraie nature, et cette compréhension implique, au fond, l’assimilation des modes essentiels de la pensée orientale ; d’ailleurs, tant que l’on pense en des modes différents, et surtout sans que, d’un côté, on ait conscience de la différence, aucune entente n’est évidemment possible, pas plus que si l’on parlait des langues différentes, un des interlocuteurs ignorant celle de l’autre.
C’est pourquoi les travaux des orientalistes ne peuvent être d’aucun secours pour ce dont il s’agit, quand ils ne sont pas un obstacle pour les raisons que nous avons données ; c’est aussi pourquoi, ayant jugé utile d’écrire ces choses, nous nous proposons en outre de préciser et de développer certains points dans une série d’études métaphysiques, soit en exposant directement quelques aspects des doctrines orientales, de celles de l’Inde en particulier, soit en adaptant ces mêmes doctrines de la façon qui nous paraîtra la plus intelligible, lorsque nous estimerons une telle adaptation préférable à l’exposition pure et simple ; dans tous les cas, ce que nous présenterons ainsi sera toujours, dans l’esprit, sinon dans la lettre, une interprétation aussi scrupuleusement exacte et fidèle que possible des doctrines traditionnelles, et ce que nous y mettrons du nôtre, ce seront surtout les imperfections fatales de l’expression.
En cherchant à faire comprendre la nécessité d’un rapprochement avec l’Orient, nous nous en sommes tenu, à part la question du bénéfice intellectuel qui en serait le résultat immédiat, à un point de vue qui est encore tout contingent, ou du moins qui semble l’être quand on ne le rattache pas à certaines autres considérations qu’il ne nous était pas possible d’aborder, et qui tiennent surtout au sens profond de ces lois cycliques dont nous nous sommes borné à mentionner l’existence ; il n’empêche que ce point de vue, même tel que nous l’avons exposé, nous paraît très propre à retenir l’attention des esprits sérieux et à les faire réfléchir, à la seule condition qu’ils ne soient pas entièrement aveuglés par les préjugés communs de l’Occident moderne.
Ces préjugés sont portés à leur plus haut degré chez les peuples germaniques et anglo-saxons, qui sont ainsi, mentalement plus encore que physiquement, les plus éloignés des Orientaux ; comme les Slaves n’ont qu’une intellectualité réduite en quelque sorte au minimum, et comme le Celtisme n’existe plus guère qu’à l’état de souvenir historique, il ne reste que les peuples dits latins, et qui le sont en effet par les langues qu’ils parlent et par les modalités spéciales de leur civilisation, sinon par leurs origines ethniques, chez lesquels la réalisation d’un plan comme celui que nous venons d’indiquer pourrait, avec quelques chances de succès, prendre son point de départ.
Ce plan comporte en somme deux phases principales, qui sont la constitution de l’élite intellectuelle et son action sur le milieu occidental ; mais, sur les moyens de l’une et de l’autre, on ne peut rien dire actuellement, car ce serait prématuré à tous égards ; nous n’avons voulu envisager là, nous le répétons, que des possibilités sans doute très lointaines, mais qui n’en sont pas moins des possibilités, ce qui est suffisant pour qu’on doive les envisager.
Parmi les choses qui précèdent, il en est quelques-unes que nous eussions peut-être hésité à écrire avant les derniers événements, qui semblent avoir rapproché quelque peu ces possibilités, ou qui, tout au moins, peuvent permettre de les mieux comprendre ; sans attacher une importance excessive aux contingences historiques, qui n’affectent en rien la vérité, il ne faut pas oublier qu’il y a une question d’opportunité qui doit souvent intervenir dans la formulation extérieure de cette vérité.
Il manque encore bien des choses à cette conclusion pour être complète, et ces choses sont même celles qui concernent les aspects les plus profonds, donc les plus vraiment essentiels, des doctrines orientales et des résultats qu’on peut attendre de leur étude pour ceux qui sont capables de la mener assez loin ; ce dont il s’agit peut être pressenti, dans une certaine mesure, par le peu que nous avons dit au sujet de la réalisation métaphysique, mais nous avons indiqué en même temps les raisons pour lesquelles il ne nous était pas possible d’y insister davantage, surtout dans un exposé préliminaire comme celui-ci ; peut-être y reviendrons-nous ailleurs, mais c’est là surtout qu’il faut toujours se souvenir que, suivant une formule extrême-orientale, « celui qui sait dix ne doit enseigner que neuf ».
Quoi qu’il en soit, tout ce qui peut être développé sans réserves, c’est-à-dire tout ce qu’il y a d’exprimable dans le côté purement théorique de la métaphysique, est encore plus que suffisant pour que, à ceux qui peuvent le comprendre, même s’ils ne vont pas au delà, les spéculations analytiques et fragmentaires de l’Occident moderne apparaissent telles qu’elles sont en réalité, c’est-à-dire comme une recherche vaine et illusoire, sans principe et sans but final, et dont les médiocres résultats ne valent ni le temps ni les efforts de quiconque a un horizon intellectuel assez étendu pour n’y point borner son activité. »
Source :
INTRODUCTION GÉNÉRALE À L’ÉTUDE DES DOCTRINES HINDOUES - CONCLUSION
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