"Nous ne pouvons que redire que le seul remède véritable consiste dans
une restauration de la pure intellectualité ; malheureusement, de ce point de
vue, les chances d’une réaction venant de l’Occident lui-même semblent diminuer
chaque jour davantage, car ce qui subsiste comme tradition en Occident est de
plus en plus affecté par la mentalité moderne, et par conséquent d’autant moins
capable de servir de base solide à une telle restauration, si bien que, sans
écarter aucune des possibilités qui peuvent encore exister, il paraît plus
vraisemblable que jamais que l’Orient ait à intervenir plus ou moins
directement, de la façon que nous avons expliquée, si cette restauration doit
se réaliser quelque jour."
Orient et Occident, R. Guénon
« Si quelques Occidentaux pouvaient, par la lecture du précédent
exposé, prendre conscience de ce qui leur manque intellectuellement, s’ils
pouvaient, nous ne dirons pas même le comprendre, mais seulement l’entrevoir et
le pressentir, ce travail n’aurait pas été fait en vain.
En cela, nous n’entendons pas parler uniquement des avantages
inappréciables que pourraient obtenir directement, pour eux-mêmes, ceux qui
seraient ainsi amenés à étudier les doctrines orientales, où ils trouveraient,
pour peu qu’ils eussent les aptitudes requises, des connaissances auxquelles il
n’est rien de comparable en Occident, et auprès desquelles les philosophies qui
passent pour géniales et sublimes ne sont que des amusements d’enfants ; il n’y
a pas de commune mesure entre la vérité pleinement assentie, par une conception
de possibilités illimitées, et dans une réalisation adéquate à cette
conception, et les hypothèses quelconques imaginées par des fantaisies
individuelles à la mesure de leur capacité essentiellement bornée.
Il est encore d’autres résultats, d’un intérêt plus général, et qui
sont d’ailleurs liés à ceux-là à titre de conséquences plus ou moins lointaines
; nous voulons faire allusion à la préparation, sans doute à longue échéance,
mais néanmoins effective, d’un rapprochement intellectuel entre l’Orient et
l’Occident.
En parlant de la divergence de l’Occident par rapport à l’Orient, qui
est allée en s’accentuant plus que jamais dans l’époque moderne, nous avons dit
que nous ne pensions pas, malgré les apparences, que cette divergence pût
continuer ainsi indéfiniment. En d’autres termes, il nous paraît difficile que
l’Occident, par sa mentalité et par l’ensemble de ses tendances, s’éloigne
toujours de plus en plus de l’Orient, comme il le fait actuellement, et qu’il
ne se produise pas tôt ou tard une réaction qui pourrait, sous certaines
conditions, avoir les plus heureux effets ; cela nous paraît même d’autant plus
difficile que le domaine dans lequel se développe la civilisation occidentale
moderne est, par sa nature propre, le plus limité de tous.
De plus, le caractère changeant et instable qui est particulier à la
mentalité de l’Occident permet de ne pas désespérer de lui voir prendre, le cas
échéant, une direction toute différente et même opposée, de sorte que le remède
se trouverait alors dans ce qui est, à nos yeux, la marque même de
l’infériorité ; mais ce ne serait vraiment un remède, nous le répétons, que
sous certaines conditions, hors desquelles ce pourrait être au contraire un
plus grand mal encore en comparaison de l’état actuel.
Ceci peut paraître fort obscur, et il y a, nous le reconnaissons,
quelque difficulté à le rendre aussi complètement intelligible qu’il serait
souhaitable, même en se plaçant au point de vue de l’Occident et en s’efforçant
de parler son langage ; nous l’essaierons cependant, mais en avertissant que
les explications que nous allons donner ne sauraient correspondre à notre
pensée tout entière.
Tout d’abord, la mentalité spéciale qui est celle de certains
Occidentaux nous oblige à déclarer expressément que nous n’entendons formuler
ici rien qui ressemble de près ou de loin à des « prophéties » ; il n’est
peut-être pas très difficile d’en donner l’illusion en exposant sous une forme
appropriée les résultats de certaines déductions, mais cela ne va pas sans
quelque charlatanisme, à moins d’être soi-même dans un état d’esprit qui
prédispose à une sorte d’autosuggestion : des deux termes de cette alternative,
le premier nous inspire une répugnance invincible, et le second représente un
cas qui n’est heureusement pas le nôtre.
Nous éviterons donc les précisions que nous ne pourrions justifier,
pour quelque raison que ce soit, et qui d’ailleurs, si elles n’étaient
hasardeuses, seraient tout au moins inutiles ; nous ne sommes pas de ceux qui
pensent qu’une connaissance détaillée de l’avenir pourrait être avantageuse à
l’homme, et nous estimons parfaitement légitime le discrédit qui atteint, en
Orient, la pratique des arts divinatoires. Il y aurait déjà là un motif
suffisant de condamner l’occultisme et les autres spéculations similaires, qui
attribuent tant d’importance à ces sortes de choses, même s’il n’y avait pas,
dans l’ordre doctrinal, d’autres considérations encore plus graves et plus
décisives pour faire rejeter absolument des conceptions qui sont à la fois
chimériques et dangereuses.
Nous admettrons qu’il ne soit pas possible de prévoir actuellement les
circonstances qui pourront déterminer un changement de direction dans le
développement de l’Occident ; mais la possibilité d’un tel changement n’est
contestable que pour ceux qui croient que ce développement, dans son sens
actuel, constitue un « progrès » absolu. Pour nous, cette idée d’un « progrès »
absolu est dépourvue de signification, et nous avons déjà indiqué
l’incompatibilité de certains développements, dont la conséquence est qu’un
progrès relatif dans un domaine déterminé amène dans un autre une régression
correspondante ; nous ne disons pas équivalente, car on ne peut parler
d’équivalence entre des choses qui ne sont ni de même nature ni de même ordre.
C’est ce qui est arrivé pour la civilisation occidentale : les
recherches faites uniquement en vue des applications pratiques et du progrès
matériel ont entraîné, comme elles le devaient nécessairement, une régression
dans l’ordre purement spéculatif et intellectuel ; et, comme il n’y a aucune
commune mesure entre ces deux domaines, ce qu’on perdait ainsi d’un côté valait
incomparablement plus que ce qu’on gagnait de l’autre ; il faut toute la
déformation mentale de la très grande majorité des Occidentaux modernes pour
apprécier les choses autrement.
Quoi qu’il en soit, si l’on considère seulement qu’un développement
unilinéaire est forcément soumis à certaines conditions limitatives, qui sont
plus étroites lorsque ce développement s’accomplit dans l’ordre matériel qu’en
tout autre cas, on peut bien dire que le changement de direction dont nous
venons de parler devra, presque sûrement, se produire à un moment donné.
Quant à la nature des événements qui y contribueront, il est possible
qu’on finisse par s’apercevoir que les choses auxquelles on attache
présentement une importance exclusive sont impuissantes à donner les résultats
qu’on en attend ; mais cela même supposerait déjà une certaine modification de
la mentalité commune, encore que la déception puisse être surtout sentimentale
et porter, par exemple, sur la constatation de l’inexistence d’un « progrès
moral » parallèle au progrès dit scientifique. En effet, les moyens du
changement, s’ils ne viennent d’ailleurs, devront être d’une médiocrité proportionnée
à celle de la mentalité sur laquelle ils auront à agir ; mais cette médiocrité
ferait plutôt mal augurer de ce qui en résultera.
On peut encore supposer que les inventions mécaniques, poussées
toujours plus loin, arriveront à un degré où elles apparaîtront comme tellement
dangereuses qu’on se verra contraint d’y renoncer, soit par la terreur
qu’engendreront peu à peu certains de leurs effets, soit même à la suite d’un
cataclysme que nous laisserons à chacun la possibilité de se représenter à son
gré. Dans ce cas encore, le mobile du changement serait d’ordre sentimental,
mais de cette sentimentalité qui tient de très près au physiologique ; et nous
ferons remarquer, sans y insister autrement, que des symptômes se rapportant à
l’une et à l’autre des deux possibilités que nous venons d’indiquer se sont
déjà produits, bien que dans une faible mesure, du fait des récents événements
qui ont troublé l’Europe, mais qui ne sont pas encore assez considérables, quoi
qu’on en puisse penser, pour déterminer à cet égard des résultats profonds et
durables.
D’ailleurs, des changements comme ceux que nous envisageons peuvent
s’opérer lentement et graduellement, et demander quelques siècles pour
s’accomplir, comme ils peuvent aussi sortir tout à coup de bouleversements
rapides et imprévus ; cependant, même dans le premier cas, il est vraisemblable
qu’il doit arriver un moment où il y a une rupture plus ou moins brusque, une
véritable solution de continuité par rapport à l’état antérieur.
De toutes façons, nous admettrons encore qu’il soit impossible de
fixer à l’avance, même approximativement, la date d’un tel changement ;
pourtant, nous devons à la vérité de dire que ceux qui ont quelque connaissance
des lois cycliques et de leur application aux périodes historiques pourraient
se permettre au moins quelques prévisions et déterminer des époques comprises
entre certaines limites ; mais nous nous abstiendrons entièrement ici de ce
genre de considérations, d’autant plus qu’elles ont été parfois simulées par
des gens qui n’avaient aucune connaissance réelle des lois auxquelles nous
venons de faire allusion, et pour qui il était d’autant plus facile de parler
de ces choses qu’ils les ignoraient plus complètement : cette dernière
réflexion ne doit pas être prise pour un paradoxe, mais ce qu’elle exprime est
littéralement exact.
La question qui se pose maintenant est celle-ci : à supposer qu’une
réaction vienne à se produire en Occident à une époque indéterminée, et à la
suite d’événements quelconques, et qu’elle provoque l’abandon de ce en quoi
consiste entièrement la civilisation européenne actuelle, qu’en résultera-t-il
ultérieurement ?
Plusieurs cas sont possibles, et il y a lieu d’envisager les diverses
hypothèses qui y correspondent : la plus défavorable est celle où rien ne
viendrait remplacer cette civilisation, et où, celle-ci disparaissant,
l’Occident, livré d’ailleurs à lui-même, se trouverait plongé dans la pire
barbarie.
Pour comprendre cette possibilité, il suffit de réfléchir que, sans
même remonter au delà des temps dits historiques, on trouve bien des exemples
de civilisations qui ont entièrement disparu ; parfois, elles étaient celles de
peuples qui se sont également éteints, mais cette supposition n’est guère
réalisable que pour des civilisations assez étroitement localisées, et, pour
celles qui ont une plus grande extension, il est plus vraisemblable que l’on
voie les peuples leur survivre en se trouvant réduits à un état de
dégénérescence plus ou moins comparable à celui que représentent, comme nous
l’avons dit précédemment, les sauvages actuels ; il n’est pas utile d’y
insister plus longuement pour qu’on se rende compte de tout ce qu’a
d’inquiétant cette première hypothèse.
Le second cas serait celui où les représentants d’autres
civilisations, c’est-à-dire les peuples orientaux, pour sauver le monde
occidental de cette déchéance irrémédiable, se l’assimileraient de gré ou de
force, à supposer que la chose fût possible, et que d’ailleurs l’Orient y
consentît, dans sa totalité ou dans quelqu’une de ses parties composantes. Nous
espérons que nul ne sera assez aveuglé par les préjugés occidentaux pour ne pas
reconnaître combien cette hypothèse serait préférable à la précédente : il y
aurait assurément, dans de telles circonstances, une période transitoire
occupée par des révolutions ethniques fort pénibles, dont il est difficile de
se faire une idée, mais le résultat final serait de nature à compenser les
dommages causés fatalement par une semblable catastrophe ; seulement,
l’Occident devrait renoncer à ses caractéristiques propres et se trouverait
absorbé purement et simplement.
C’est pourquoi il convient d’envisager un troisième cas comme bien
plus favorable au point de vue occidental, quoique équivalent, à vrai dire, au
point de vue de l’ensemble de l’humanité terrestre, puisque, s’il venait à se
réaliser, l’effet en serait de faire disparaître l’anomalie occidentale, non
par suppression comme dans la première hypothèse, mais, comme dans la seconde,
par retour à l’intellectualité vraie et normale ; mais ce retour, au lieu
d’être imposé et contraint, ou tout au plus accepté et subi du dehors, serait
effectué alors volontairement et comme spontanément.
On voit ce qu’implique, pour être réalisable, cette dernière
possibilité : il faudrait que l’Occident, au moment même où son développement
dans le sens actuel toucherait à sa fin, trouvât en lui-même les principes d’un
développement dans un autre sens, qu’il pourrait dès lors accomplir d’une façon
toute naturelle ; et ce nouveau développement, en rendant sa civilisation
comparable à celles de l’Orient, lui permettrait de conserver dans le monde,
non pas une prépondérance à laquelle il n’a aucun titre et qu’il ne doit qu’à l’emploi
de la force brutale, mais du moins la place qu’il peut légitimement occuper
comme représentant une civilisation parmi d’autres, et une civilisation qui,
dans ces conditions, ne serait plus un élément de déséquilibre et d’oppression
pour le reste des hommes.
Il ne faut pas croire, en effet, que la domination occidentale puisse
être appréciée autrement par les peuples de civilisations différentes sur qui
elle s’exerce présentement ; nous ne parlons pas, bien entendu, de certaines
peuplades dégénérées, et encore, même à celles-là, elle est peut-être plus
nuisible qu’utile, parce qu’elles ne prennent à leurs conquérants que ce qu’ils
ont de plus mauvais.
Pour les Orientaux, nous avons déjà indiqué, à diverses reprises,
combien nous paraît justifié leur mépris de l’Occident, d’autant plus que la
race européenne met plus d’insistance à affirmer son odieuse et ridicule
prétention à une supériorité mentale inexistante, et à vouloir imposer à tous
les hommes une assimilation que, en raison de ses caractères instables et mal
définis, elle est heureusement incapable de réaliser. Il faut toute l’illusion
et tout l’aveuglement qu’engendre le plus absurde parti pris pour croire que la
mentalité occidentale gagnera jamais l’Orient, et que des hommes pour qui il n’est
de vraie supériorité que celle de l’intellectualité arriveront à se laisser
séduire par des inventions mécaniques, pour lesquelles ils éprouvent beaucoup
de répugnance, mais non la moindre admiration.
Sans doute, il peut se faire que les Orientaux acceptent ou plutôt
subissent certaines nécessités de l’époque actuelle, mais en les regardant
comme purement transitoires et comme bien plus gênantes qu’avantageuses, et en
n’aspirant au fond qu’à se débarrasser de tout ce « progrès » matériel, auquel
ils ne s’intéresseront jamais véritablement, à part certaines exceptions
individuelles dues à une éducation tout occidentale ; d’une façon générale, les
modifications en ce sens restent beaucoup plus superficielles que certaines
apparences ne pourraient le faire croire parfois aux observateurs du dehors, et
cela malgré tous les efforts du prosélytisme occidental le plus ardent et le
plus intempestif. Les Orientaux ont tout intérêt, intellectuellement, à ne pas
changer aujourd’hui plus qu’ils n’ont changé au cours des siècles antérieurs ;
tout ce que nous avons dit ici est pour le prouver, et c’est une des raisons
pour lesquelles un rapprochement vrai et profond ne peut venir, ainsi qu’il est
logique et normal, que d’un changement accompli du côté occidental. »
Fin première partie....
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